Les péripéties qui ont entouré l’organisation sur la Seine de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024, puis la tenue de cinq épreuves de natation (triathlon et natation marathon), ont remis le fleuve au centre de la capitale – après que la Ville de Paris a rendu une partie de ses berges aux piétons avec le programme Paris Plages.
Objet d’un long processus d’urbanisation et d’aménagement, qui a redessiné son cours parisien au fil des siècles, le fleuve est devenu à l’époque moderne un axe économique majeur pour les transports et le développement économique. Mais il y a peu, seuls les bouquinistes attestaient encore que la Seine avait aussi été un lieu, voire un milieu de vie. Les touristes y flânent dans la rumeur du trafic, mais en ont disparu les maisons, le commerce, la pêche, les lavoirs…
Il suffit de remonter trois siècles en arrière – un septième de l’existence de la cité fondée par les Celtes Parisii – pour renouer avec un fleuve moins domestiqué, aux berges de sable, à l’eau consommable, régi par les aléas climatiques. Les Parisiens s’y croisaient alors sans cesse. Nombre d’entre eux en vivaient directement. Le pouvoir, sédentarisé à Versailles (où la machine de Marly amenait l’eau de la Seine), s’y donnait régulièrement en spectacle, à grand renfort de parades fluviales et de scénographies éphémères. C’était le temps de Rameau.
Au temps de Rameau, milieu du XVIIIe siècle, les opéras sont plus souvent créés à Paris qu’à la Cour, et plus précisément dans le théâtre que l’Opéra occupe alors au Palais-Royal (là où se trouve aujourd’hui le Conseil d’État). Librettistes et compositeurs recherchent l’assentiment du public parisien où voisinent le peuple, debout au parterre de la salle ou entassé au « paradis », et les aristocrates, locataires de loges richement décorées. Lorsqu’un nouveau spectacle remporte un franc succès, courtisans et altesses investissent les loges d’honneur.
Le genre lyrique est devenu un pur divertissement où priment l’émerveillement, la gaieté et la variété. L’héroïsme des sujets, la recherche d’unité et la noble poésie des premiers temps, mises en œuvre par Lully et Quinault dans leurs « tragédies en musique », se sont effacées dès la fin du XVIIe siècle, lorsqu’après la mort de ces grands créateurs, on a vu poindre la faillite possible de l’Opéra. Le vieux Louis XIV se détournant des spectacles pour plonger en dévotion, une nouvelle génération d’auteurs s’est mise à l’écoute du goût du public.
En 1733, quand Rameau débute sa carrière lyrique, un nouveau genre triomphe depuis trois décennies : l’opéra-ballet, parfois appelé seulement ballet bien qu’on y chante autant qu’on y danse. Après un prologue introductif où des divinités initient le spectacle sous un prétexte quelconque – aux sous-entendus parfois politiques –, le ballet égrène des « entrées », actes indépendants qu’unit un thème présenté dans le prologue.
Ainsi, Les Fêtes d’Hébé, deuxième opéra-ballet de Rameau, débute juste après la disgrâce d’Hébé. D’après les Anciens, cette déesse de la jeunesse s’est rendue coupable d’avoir renversé le nectar des dieux. Sous ce prétexte mythologique, la fiction scénique campe Hébé quittant l’Olympe et descendant s’établir, avec Momus et l’Amour… sur les bords de la Seine ! Les riverains l’accueillent avec trois fêtes successives, chacune illustrant un « talent lyrique », c’est-à-dire une composante de l’opéra à la française : la poésie, la musique et la danse.
Autrement dit, dans Les Fêtes d’Hébé, sous-titré Les Talents lyriques, l’opéra se célèbre lui-même !
Il paraît plaisant, presque insolent, d’affirmer en 1739 sur la scène de l’Opéra royal que la jeunesse et l’amour sont mieux servis à Paris qu’à Versailles, cet Olympe du royaume de France. Mais c’est certainement l’avis du jeune Louis XV à qui sa pieuse épouse, épuisée par dix maternités en dix ans, a fermé sa porte l’année précédente.
Momus, dieu de la raillerie et de la fantaisie, préside au spectacle. Lequel n’est pas non plus dénué d’humour à l’égard des Parisiens : il les met en scène sous le costume de sujets disciplinés, pimpants, cultivant l’harmonie et l’élégance… Or la Seine, où se déversent égouts et rebuts de l’industrie, les Parisiens la traversent (en payant) pour admirer feux d’artifice comme exécutions capitales, s’y disputent les emplacements commerciaux, s’y battent en duel, y chantent des chansons lestes… et en boivent l’eau turpide.
Chacun sait qu’Hébé prodiguait le nectar aux dieux. Qu’elle se régale à présent du breuvage des Parisiens, c’est proprement burlesque !
À dater de la création du jeudi 21 mai 1739, le public acclame ce joyeux divertissement pour les yeux et les oreilles. Pendant six mois, l’Opéra ne fermant pas l’été, Hébé est joué tous les soirs d’ouverture (mardi, jeudi, vendredi et dimanche). À partir d’octobre, un divertissement supplémentaire agrémente certaines soirées, avec pour titre Momus amoureux. Puis à partir du 19 novembre, Dardanus, nouvel opéra de Rameau, est à l’affiche en alternance. Du vivant de Rameau, Hébé s’avèrera son titre le plus programmé à l’Opéra, suivi par son premier opéra-ballet, Les Indes galantes, bien avant ses opéras. En 1777, Hébé s’effacera devant l’engouement général pour Gluck, après 268 représentations.
En 1739, la médiocrité du livret de Gautier de Montdorge n’échappe à personne : dès juin, la deuxième entrée est remaniée. Dans la préface au texte imprimé pour le public, l’auteur s’excuse, arguant que la littérature n’a pas sa place dans une action chorégraphique. Le compositeur ne s’en est pas formalisé : on le dit inspiré au point de pouvoir mettre n’importe quelle gazette en musique.
Les parodistes, eux, se régalent ! Dès le 8 juillet paraît, à l’Opéra-Comique de la Foire Saint-Laurent, une parodie-pantomime signée Pannard (L’Essai des talents ou Les Talents comiques). Puis Boissy propose Les Talents à la mode le 17 septembre à la Comédie-Italienne. À chaque reprise importante, d’autres parodies verront le jour.
Pour la création, les plus grands artistes de l’Opéra ont été mobilisés. Les rôles sont courts mais virtuoses, parfois associés avec humour : Jélyotte interprète l’amoureux éconduit Thélème (La Poésie) puis le séducteur triomphant Mercure (La Danse), Jean Dun le roi Hymas (La Poésie) puis le berger comique Eurilas (La Danse). Marie Fel crée Hébé (prologue), Marie Pélissier chante Iphise (La Musique), Marie Sallé danse Terpsichore (La Danse). D’autres vedettes leur succèderont pour maintenir le succès du spectacle : en Églé, rôle à la fois dansé et chanté, Marie-Anne Camargo puis la Guimard (en 1747 et 1770) ; en Iphise Sophie Arnould (en 1764). De jeunes carrières y seront lancées, comme celles des futurs gluckistes Henri Larrivée et Rosalie Levasseur, respectivement en 1756 et 1770. Les entrées seront parfois jouées indépendamment les unes des autres, mais le plus souvent ensemble, dans le même ordre, et sans insertion d’origine extérieure.
Pour fêter ses 80 ans – dont l’anniversaire coïncide avec la 4e représentation du 19 décembre 2024 – William Christie souhaitait diriger ce sommet du répertoire baroque français, où la beauté des danses le dispute à l’expressivité des chants. À l’Opéra-Comique, il s’agit de la treizième production qu’il dirige à la tête de son ensemble Les Arts Florissants, depuis 1987 et l’historique production d’Atys de Lully, alors mise en scène par Jean-Marie Villégier. Par leur participation à dix-sept saisons depuis lors (certains spectacles ont fait l’objet de reprises), Les Arts Florissants ont marqué l’histoire de notre théâtre, démontrant combien son acoustique, ses proportions et son atmosphère sont propices à l’épanouissement des partitions et de l’art scénique baroques.
La démarche interprétative baroque est éminemment dynamique en ce qu’elle encourage la créativité de ses interprètes. Cette vitalité est aussi au cœur des Fêtes d’Hébé, opéra-ballet qui célèbre la fête, la jeunesse et l’amour, avec humour et une touche d’impertinence. Pour que le public de 2024 en profite avec la même allégresse jubilatoire que celui de Rameau en 1739, William Christie a fait appel à son complice Robert Carsen. Ils signent ainsi leur 11e collaboration en trente ans, la 3e à l’Opéra-Comique. Et comme en 1739, ils rassemblent les talents lyriques – danseurs, chanteurs, musiciens, créateurs de la scène et techniciens – qui font de l’opéra la forme la plus achevée et la plus complète de la culture européenne.
Argument
Prologue
Hébé, déesse de la jeunesse, souffre d’un manque de reconnaissance dans l’Olympe et en a été renvoyée. Momus, dieu de la raillerie et de la fête, veut lui prouver – exemple de Jupiter à l’appui – que le séjour terrestre peut s’avérer très agréable. D’ailleurs, les Grâces puis l’Amour rejoignent Hébé. Les peuples de la terre se montrent si conviviaux que l’Amour propose de s’établir sur les rives de la Seine. Tout le monde étant déterminé à célébrer la jeunesse et les plaisirs, Hébé invite les muses à mettre en scène, lors de trois fêtes successives, les talents lyriques que sont la poésie, la musique et la danse.
Première entrée - La Poésie
Sapho déplore que son amant Alcée soit condamné à l’exil par le roi Hymas, suite aux manœuvres du favori Thélème, qui est épris d’elle. À la vengeance que réclame Alcée, elle préfère la ruse. Elle obtient de Thélème que le roi lui accorde son attention au retour de la chasse.
Mobilisant tout son art poétique pour le divertir, elle met en scène un fleuve protégeant les amours d’une nymphe et d’un ruisseau. Enthousiaste, le roi lui accorde la grâce d’Alcée, ce qui met Thélème en fuite.
Deuxième entrée – La musique
Iphise doit épouser le chanteur Tyrtée, qu’elle aime. Mais son père Lycurgue, roi de Lacédémone (Sparte) suspend leur union : l’oracle exige en effet qu’Iphise épouse le vainqueur des Messéniens qui assiègent la cité. Tyrtée relève le défi et ses chants guerriers entraînent les Lacédémoniens au combat.
Les Génies d'Apollon, de Mars, puis de la Victoire, et enfin l’Amour annoncent à Iphise l’heureuse issue de la bataille. La gloire et la paix consacrent leur amour : Lycurgue les unit aux accents de l’harmonie envoyée par Apollon.
Troisième entrée – La danse
Invité par l’Amour à jouir des plaisirs terrestres, Mercure arrive incognito dans un hameau où se prépare un concours qui permettra à Églé, émule de Terpsichore, la muse de la danse, de choisir un époux. Le berger Eurilas pense qu’Églé le favorisera car il est le plus discret de ses soupirants : mais l’a-t-elle seulement remarqué ?
Églé et Mercure se plaisent à la première danse. Aux bergers déçus, Mercure dévoile son identité. Terpsichore apparaît pour sceller sa victoire et, à sa demande, reçoit Églé parmi ses Nymphes. Tous célèbrent l’amour du dieu et l’art d’Églé.