Entretien avec Louis Langrée : L'art de l'équilibre

Entretien avec Louis Langrée, directeur musical du Domino noir

Publié le 26 août 2024
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Louis Langrée © Fabrice Robin

Comment caractériser l'art d'Auber ?

Auber s’inscrit dans une tradition française, celle de l’amour du texte dramatique qui complète l'amour de la musique. Il fait le lien entre deux grands compositeurs plus enclins, comme lui, au théâtre qu’à la musique instrumentale : Luigi Cherubini et Ambroise Thomas. Cherubini, Auber et Thomas ont d’ailleurs successivement dirigé le Conservatoire de Paris, où musique et art dramatique furent associés de 1806 à 1946.

Auber sut s’associer à Eugène Scribe, immense homme de théâtre et meilleur librettiste de son temps, qui lança sur la scène lyrique des sujets promis à un bel avenir, comme Manon Lescaut. Avec lui, Auber apprit à « penser théâtre ». Et il voua sa carrière à la musique lyrique, opéra et surtout opéra-comique.

Ce qui domine donc dans ses oeuvres, c’est le plaisir de dire les mots, de les sculpter musicalement, et de jouer les situations : sa musique sert le mouvement et l’expression. Équilibre et légèreté la caractérisent, ce qui la rend à la fois efficace et charmante. Il ne faut pas en attendre une inventivité ou une élaboration particulières. À Rossini la virtuosité et la pyrotechnie, à Berlioz l’instrumentation inouïe ! Ces deux contemporains, comme Wagner et bien d’autres, louaient Auber pour son art de plaire. Même pour les romantiques, le plaisir était une revendication légitime. La simplicité d’Auber est admirable. Son orchestre vibre de toutes ses couleurs sans jamais être massif. Son harmonie est sage avec de délicieuses modulations. Ses ensembles vocaux, parfaitement construits, ne présentent ni complications ni excès : on y comprend chaque protagoniste, on y entend de ravissants contrechants. Jamais Auber ne recherche l’effet, la rareté, la frénésie. « En musique, le morceau le plus court est toujours le meilleur », disait-il. Le Domino noir est souple et enlevé car la musique épouse la vie du théâtre : un changement de rythme, quelques mesures où un instrument double une voix ou lui répond, et c’est le sens d’une phrase qui s’éclaire, une émotion nouvelle. Cet art subtil requiert un souci constant du détail de la part des interprètes.

Auber, c'est l'opéra-comique par excellence ?

Tout à fait, car si dans l’opéra on fait de la musique – situations, passions et sentiments sont pensés et organisés pour elle –, il en va autrement dans l’opéra-comique, où la musique déploie l’action dramatique. Lorsque l’émotion, l’humeur ou l’énergie imposent aux personnages de parler plus haut, le chant advient le plus naturellement du monde. Tout interprète qui aborde un opéra-comique doit avant tout « penser théâtre ». C’est aussi la démarche à adopter avec les opéras de Gluck, grand réformateur qui réinjecta le drame dans l’opéra de son temps, ou avec ceux de Berlioz, qui invente un nouveau langage musical au service du théâtre. Il faut prendre le langage musical des opéras-comiques et des tragédies lyriques pour ce qu’il est, à la lettre, sans quoi on passe à côté de bien des oeuvres…

Nerval a merveilleusement cerné la spécificité de l’opéracomique : « Qu’est-ce donc qu’un opéra-comique ? Est-ce un opéra sérieux ? Est-ce un opéra bouffon ? Est-ce un opéra jocoso-séria ? etc. – Ou plutôt : n’est-ce pas du tout un opéra ? » Sous-entendu : c’est du théâtre !

Le genre visait au plaisir immédiat et à une large diffusion et il était extraordinairement populaire. Adam a défendu sa dignité : « Rien n’est plus difficile que de faire de la musique gracieuse, légère et comique comme Rossini et Auber ont su la faire. » Parmi leurs contemporains dont certains étaient routiniers ou médiocres, Scribe et Auber formaient une formidable équipe, et Le Domino noir est un chef-d'oeuvre dans son genre. Comme disait Rossini : « Oui, petite musique… mais d’un grand musicien ! » Et le jeune romantique Théophile Gautier affirmait : « M. Auber est un compositeur d’un mérite hors ligne. Il a un style à lui, ce qui est à notre avis la première qualité de tout artiste. » Ces contemporains d’Auber indiquent la façon dont il faut aborder ses oeuvres.

Comment nos interprètes du chant doivent-ils travailler ?

Le Domino noir, c’est d’abord du théâtre : après l’ouverture, l'oeuvre débute immédiatement par de longs échanges parlés, comme Fidelio de Beethoven. Les introductions orchestrales des scènes se distinguent par leur brièveté. Il y a même un personnage incarné par un comédien qui ne chante qu'épisodiquement, Lord Elfort, mais qui se fond parmi les chanteurs.

J’invite les interprètes à toujours utiliser la musicalité poétique du texte (rimes et rythmes) pour porter la musique : « Mettez 60% de texte… mais gardez 60% de musique ! » Dans l’opéra-comique, la musique ne guide pas le chant : elle l’accompagne lorsqu’il devient nécessaire. Ce sont les accents du texte plutôt que ceux de la musique qui nous dirigent : les accents toniques de la langue, les accents rhétoriques du discours. Ils donnent vie à la parole parlée et on doit les restituer dans la parole chantée, et aussi veiller à phraser jusqu'à la fin de chaque vers. Si on n’observe pas cette approche rigoureuse, on entend alors, parfois, de faux accents dans le chant. Je ne crois pas qu’on doive en incriminer le compositeur. Cela vient plutôt de la méconnaissance d’un art de l’interprétation dont Ravel rappelait à ses propres interprètes, un siècle après Auber, qu’il s’agissait de « dire plutôt que chanter ».

La musique d’Auber les invite à épouser les inflexions de la langue et le débit de la parole, en continuité avec le dialogue qui précède et suit chaque numéro musical. Ses indications métronomiques, lorsqu’elles sont respectées, nous amènent à trouver le caractère naturel et juste de la parole. Dans ce cadre que nous donne Auber, on doit veiller au mouvement et à la légèreté, à l’expressivité et à la vie rythmique. Les interprètes d’Auber, qui jouaient et chantaient sans sur-titrage, étaient rôdés à cet équilibre. Pour les artistes d’aujourd’hui, musiciens et comédiens accomplis, c’est un art particulièrement exigeant et épanouissant.

La chance que j’ai avec ce spectacle, que je dirige pour la première fois mais qui a été joué à Liège, Paris et Lausanne, c’est que les solistes principaux ainsi que la responsable des études musicales l’ont pratiqué à plusieurs reprises et s'y sentent plus libres : nous avons beaucoup de plaisir à faire encore évoluer leur interprétation

Concrètement, comment travaillez-vous ?

J’ai appris l’oeuvre en la disant afin d’identifier le juste tempo, celui du débit parlé, et d’entrer dans la motivation musicale. Je veux, en répétitions, m’occuper autant de théâtre que de musique. Je n’interviens pas dans la mise en scène, mais je veille à ce que la vision théâtrale ne fasse qu'une avec l’interprétation musicale. Il s’agit d’une co-construction avec la direction d’acteur : on travaille à l’échelle d'une scène entière au lieu de traiter séparément dialogues parlés et numéros chantés, car un même mouvement dramatique traverse l'oeuvre.

C’est pourquoi j’apprécie que les dialogues parlés n’aient pas été modernisés : c'est la même langue qu'on entend à l'échelle de tout le spectacle. On doit la comprendre partout : les ensembles, où chantent plusieurs protagonistes, font l’objet d’un soin particulier afin que le public saisisse le propos de chacun.

Après quatre semaines de répétitions scéniques, l’orchestre arrive pour répéter à son tour le spectacle quasi prêt. Je convie les instrumentistes au dernier filage scénique accompagné au piano. Ensuite, je les incite à sculpter leurs phrases instrumentales en fonction des mots chantés. La hauteur de la fosse d’orchestre compte beaucoup dans la réussite d’une interprétation que je veux aussi chambriste que possible : plus elle est haute, comme au XIXe siècle, plus les artistes de l’orchestre et du plateau interprètent en interaction. Ainsi, l’orchestre « joue théâtre ».

La fantaisie est une caractéristique de l'opéra-comique : comment cela se traduit-il dans Le Domino noir ?

Dans cette partition d’un raffinement très français, une couleur caractérise chaque acte, par touches : l’élégance aristocratique à l’acte I, populaire à l’acte II, religieuse à l’acte III.

À l’acte I, le bal royal est cantonné en coulisses car en 1837, l’Opéra-Comique n’avait pas le corps de ballet qui permettait d’en mettre un en scène. Pour le matérialiser, Valérie Lesort et Christian Hecq ont inséré, dès que s’ouvre la porte du salon, un traitement techno des musiques du bal, sur des motifs de la partition - et en clin d'oeil L'Aquarium de Saint-Saëns.

L'acte II se déroule dans un cadre domestique : la haute société madrilène est montrée côté cuisine, sous le regard d'une gouvernante. Scribe invente l'histoire de la petite bonne aragonaise afin d’offrir à Auber, toujours ravi de voyager sans quitter Paris, un prétexte à espagnolades. Ce que les Parisiens connaissaient alors de la culture espagnole, c’étaient des descriptions livresques et les tournées de danseuses de la Péninsule. Autant dire qu’Espagne rimait avec fantaisie, voire avec fantasme ! La prosodie chantée est ici contaminée par le mouvement dansé : jota, cachucha, boléro, fandango. C’est toujours de la musique française, mais avec une touche exotique délicieuse – une recette que surent exploiter, chacun à sa façon, Berlioz (dans sa mélodie Zaïde), Bizet, Chabrier, Debussy, Ravel…

L’acte III se déroule au couvent et l’orgue, employé alors pour la première fois à l’Opéra-Comique, transportait le public dans un autre univers sonore. Plébiscité par la critique, ce cadre conventuel assez audacieux inspira une série d’opéras-comiques et d’opérette.

Cette partition à la fois variée et charmante a bénéficié en 2018 de la mise en scène magnifique de Valérie et Christian, où décors, costumes, lumières et marionnettes sont traités avec délicatesse et poésie. Cet équilibre d’ensemble ressemble bien à ce qu’est l’opéra-comique. Je tenais donc à reprendre ce spectacle et à le diriger à mon tour, après Patrick Davin et Laurent Campellone. Il ne s’agit pas de la « folle journée de Figaro » mais de la « folle nuit d’Angèle », une jeune femme qui assume sa liberté. Et son plaisir est communicatif !

Le Domino noir

Daniel-François-Esprit Auber

20 au 28 septembre 2024

Valérie Lesort et Christian Hecq ont inventé un plateau à métamorphoses, plein de fantaisie et de poésie, pour ce succès de 2018 qui magnifie l’art d’Auber et lui redonne sa place centrale dans la vie musicale française du XIXe siècle.

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