Comment avez-vous abordé Les Fêtes d'Hébé ? Premières répétitions au plateau
Je connais l’œuvre depuis longtemps grâce à l’enregistrement réalisé par William Christie et Les Arts Florissants en 1997. J’adore cette musique que j’ai beaucoup écoutée, mais je n’avais pas étudié le livret en détail avant que William et l’Opéra-Comique m’invitent à le mettre en scène. À la lecture, j’ai compris pourquoi ce texte avait été si sévèrement critiqué du vivant de Rameau, et souvent désigné par la postérité comme le livret le plus médiocre qu’il avait eu à traiter. On sait que ses auteurs, Louise-Angélique Naudin (épouse du grand audiencier de France), et Antoine-César Gautier de Montdorge n’avaient aucune expérience du théâtre, sinon comme spectateurs. Malgré l’aide fournie par des amis plus expérimentés, ils ont finalement pris la précaution de publier le livret sans nom d’auteur.
Il s’agit d’un opéra-ballet présentant autant d’intrigues que d’actes, qualifiés d’« entrées ». Or ces entrées peinent à remplir la promesse du prologue. Jolie promesse pourtant : Hébé, qui versait le nectar aux dieux, est renvoyée de l’Olympe et, pour se remettre, décide avec l’aide de l’Amour de se réfugier dans un séjour plus agréable où l’on va fêter pour elle les Talents lyriques (sous-titre de l’œuvre) que sont la poésie, la musique et la danse.
Malheureusement, le personnage d’Hébé disparaît du livret à l’issue du prologue. On s’attendrait au moins, au fil des entrées, à des hommages aux trois composantes de l’opéra. Or l’idée est plus ou moins oubliée au profit d’intrigues exclusivement amoureuses. De plus, la construction des entrées empêche souvent le développement dramatique, car les conflits ou obstacles menaçant l’amour des protagonistes sont pour la plupart résolus très rapidement pour aboutir à une fête qui célèbre leur union, mais qui suspend l’action. Dans chaque résolution, malgré les intentions du prologue, les talents lyriques n’ont joué qu’un rôle accessoire.
Mais il faut dire et c’est l’essentiel que Rameau ne semble pas avoir été dérangé par ces faiblesses : au contraire il a composé là l’une de ses plus belles partitions, considérée par ses contemporains et la postérité, avec raison, comme un chef-d’œuvre d’invention, de contrastes et d’orchestration.
C'est un défi de mettre en scène une telle œuvre !
J’ai accepté de le relever avec grand plaisir parce que j’adore Rameau et que j’aime énormément travailler avec William Christie et Les Arts Florissants. En plus de trente ans de collaboration avec William, nous avons développé une amitié et une complicité qui sont rares et précieuses. Nous avons abordé les répétitions des Fêtes d'Hébé avec le souhait de dédier notre travail à la mémoire de Hugues Gall qui, lorsqu'il dirigeait l'Opéra de Paris, nous a invités, il y a 20 ans, à monter notre premier Rameau ensemble, Les Boréades. Pour moi, travailler sur la musique baroque avec William est très stimulant et j’apprends toujours beaucoup. De plus, l’Opéra-Comique est le théâtre parfait pour Rameau et pour tout opéra-ballet.
Cette œuvre curieusement assemblée, qui tient du pasticcio, nous offre une belle liberté d’interprétation et d’exploration. Elle est en outre pleine d’humour, à l’égard des habitants des rives de la Seine (les Parisiens) comme de l’Olympe (le Versailles de Louis XV).
Avec Gideon Davey qui crée les décors et les costumes (comme auparavant ceux de Platée à l’Opéra-Comique et d’Armide au Théâtre des Champs-Élysées), nous avons cherché un fil directeur à la pièce. Nous l’avons trouvé dans le prologue : à la suggestion de l’Amour, Hébé renonce à l’Olympe pour les rives de la Seine, un endroit bien plus sympathique et plus simple, un « aimable séjour », c’est-à-dire un véritable refuge.
Après maintes réflexions, une idée s’est imposée : celle de Paris Plages. Ce programme estival inventé par la Ville de Paris en 2002 nous paraît correspondre de manière très particulière à l’atmosphère des Fêtes d’Hébé. En effet, Paris Plages est une grande fantaisie : on sait qu’on n’est pas sur une plage, mais comme on ne peut pas y aller, on fait comme si, dans une ambiance festive et pleine d’humour qui repose sur la volonté collective de faire d’un rêve une réalité. C’est très français ! Il me semble que cela renoue, trois siècles après, avec l’esprit à la fois fantaisiste, joyeux, composite et artificiel de l’opéra-ballet.
Comment mettre chaque talent lyrique en valeur dans son entrée spécifique ?
Dans la première entrée, la poésie fait l’objet d’une pièce dans la pièce, celle que Sappho fait jouer devant le roi (qui pour moi est son père), afin de lui faire comprendre la difficulté de sa situation amoureuse. Là, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit d’illustrer la puissance de la poésie.
La troisième entrée a pour héroïne Églé, merveilleuse danseuse. De fait, elle subjugue Mercure et reçoit les louanges de la muse Terpsichore elle-même : la promesse du prologue est donc remplie dans cet acte, ce qui explique peut-être pourquoi il remporta le plus de succès à l’époque de Rameau.
Entre les deux, l’entrée La Musique est peut-être la plus difficile à réaliser. D’abord, Iphise expliquant son amour pour Alcée annonce a priori un grand musicien : « Tu chantais, et ta lyre / Formait de si beaux sons / Que le Dieu séducteur, qui prit soin de t’instruire, / Cherche à les imiter dans ses tendres chansons. » Or ce n’est pas la musique d’Alcée, mais sa victoire au combat qui permet leur union. C’est donc une gageure de justifier la pertinence de cette action pour célébrer la musique.
Pour créer une rencontre entre ces intrigues et l'univers de Paris Plages, prenez-vous des libertés avec la lettre de l'œuvre - Les paroles, l'ordre des pièces musicales ?
Il est hors de question pour moi de réécrire le livret ! Il faut certes trouver le moyen d’amener le récit au public contemporain, mais toujours respecter ce qui est écrit, même lorsque c’est difficile.
Dans certaines partitions baroques, en revanche, on peut reconsidérer l’ordre des pièces si ça aide au développement théâtral. Lully, Rameau et Haendel n’hésitaient pas à les remanier après les premières représentations, coupant, déplaçant, répétant jusqu’au moment où l’œuvre trouvait son équilibre.
Pour Les Fêtes d’Hébé, à mon avis, la dramaturgie d’une proposition théâtrale moderne doit essayer d’être la plus efficace possible, avec un enchaînement clair et pertinent des interventions des solistes, des danseurs et du chœur, pour favoriser la lisibilité de l’action. Par ailleurs, danse et chant doivent être aussi organiquement liés que possible, sans ruptures, pauses dans l’action ni séparations entre les pièces de la partition. Cela nous a donc amenés, William et moi, à changer l’ordre de quelques scènes à l’intérieur de certaines entrées, mais pas à plus grande échelle.
Concernant la danse, c’est toujours un très grand plaisir de collaborer avec Nicolas Paul (comme nous avons fait pour Platée et Ariodante, entre autres). Il a beaucoup d’imagination, une écriture chorégraphique entièrement personnelle et le sens de l’humour. Il peut donc traduire dans la chorégraphie le rôle différent de la danse dans chaque entrée : fêter Hébé dans le prologue, faire du théâtre dans le théâtre dans la première entrée, lutter dans la deuxième, danser pour danser dans la troisième…
Une fois la vision de l'œuvre définie dans sa cohérence, quelle part laissez-vous à la recherche pendant les répétitions ?
Avant qu’elles débutent, j’essaie de connaître l’œuvre le mieux possible, bien sûr. Mais je m’efforce de fixer le moins possible au préalable l’action concrète et les déplacements. C’est pour cela que je préfère ne pas écrire mes intentions dans ma partition.
Je pense savoir comment je souhaite raconter l’histoire, mais je me mets dans la position de découvrir comment développer l’action avec les interprètes, en lisant le livret avec eux de façon approfondie, avant de tester ensemble les idées de mise en scène qui, on l’espère, vont nous amener à découvrir les émotions pour développer les actions. Les idées, on doit voir si elles fonctionnent ou non, si elles en génèrent de meilleures. C’est cette liberté qui rend les répétitions intéressantes.
Je souhaite aussi essayer de créer une atmosphère de travail à laquelle tout le monde peut et veut participer. Le plus joli mot pour désigner le fait de répéter se trouve dans le lexique italien : provare, essayer…
On prend donc le temps de se mettre d’accord, de vérifier qu’on comprend la même chose. Répéter consiste à essayer d’aller vers un spectacle qui n’existe pas encore, une œuvre collective qui résultera du travail conjoint des chef d’orchestre, metteur en scène, décorateur, chorégraphe, créateur lumières, vidéaste et surtout interprètes. Oui, un travail collectif des talents lyriques !