Armelle Babin : Je vous sais très attaché à collaborer avec Martin Crimp depuis le début de votre création lyrique. Qui, de vous deux, a eu l’idée du sujet de Picture a day like this ? L’avez-vous trouvé ensemble ?
George Benjamin : c’est en relation avec un certain sujet dont nous avons discuté il y a longtemps. Alors ce n’était pas une totale surprise pour moi mais c’est Martin qui a trouvé cette histoire.
Armelle Babin : C’est un sujet douloureux, la perte d’un enfant.
George Benjamin : Le début commence par une très grande tristesse mais toute l’histoire ne demeure pas dans cet état, pas du tout. Vous allez le voir, c’est très contrasté : c’est vrai que le début est très triste mais cet état d’esprit ne dure pas longtemps : finalement il y a de l’espoir.
Armelle Babin : Oui, avec la rencontre de Zabelle.
L’espoir est présent dès le début car les femmes du village de la mère lui disent « si vous pouvez trouver cela, votre enfant vivra ». Alors elle commence sa quête, son voyage, son itinéraire, avec de l’espoir.
Armelle Babin : C’est un sujet très différent de celui des opéras précédents, un sujet plus universel, me semble-t-il. Cette histoire peut arriver à tout le monde sauf que le fait de changer le cours du destin fait partie du conte. Avez-vous choisi volontairement un sujet plus optimiste ?
George Benjamin : Nous avons voulu nous renouveler et d’une certaine façon partir dans une autre direction. Cet opéra est un voyage de recherche, une quête. Les scènes sont courtes mais très contrastées entre elles et, comme l’a dit Martin, très contrastées à l’intérieur d’elles-mêmes. C’est moins brutal peut-être que mes deux opéras plus récents et ce n’est ni un drame psychologique ni une histoire d’amour fatale. Et le tissu théâtral de l’oeuvre est très différent dans ses enchainements et dans sa personnalité, en plus. Et c’était bien pour moi de partir dans une nouvelle direction.
Armelle Babin : D’amener un peu de légèreté ?
George Benjamin : Un peu plus. Dans un sens, malgré la grande tristesse du début, il y a quand même plus de légèreté que dans les autres oeuvres réalisées jusqu’à maintenant. Mais ce n’est pas aussi simple que ça. Il y a des moments terribles aussi.
Armelle Babin : Mais comment avez-vous imaginé cette variété dans l’univers sonore de la pièce ? Comment se traduit cette variété musicalement ?
George Benjamin : Dans mes oeuvres précédentes, j’espère avoir mis déjà beaucoup de variété, dans la tension, dans les humeurs, d’un point de vue dramatique, dans les couleurs, etc. Dans Written on Skin et Lessons in Love and Violence, il fallait beaucoup de variété pour que cela dure une heure et demie. Mais cette oeuvre-ci est néanmoins différente : le degré de tension est peut-être un peu moins grand, il n’y a pas d’éventualité que les gens se tuent, pas de violence extrême. Il y a cinq chanteurs pour huit personnages. Mise à part la femme qui est un rôle tenu par une seule chanteuse du début jusqu’à la fin, à l’intérieur de l’histoire tous les personnages sont très variés et divers.
Alors, comment changer ma technique musicale pour représenter cette diversité des personnalités, cette diversité de situations, d’humeurs, etc. ? Je dirais en effet que je reste exactement le même compositeur : je fais tout ce que le théâtre me demande, avec tout ce que m’indiquent les paroles, les scènes, les rencontres dramatiques que Martin me donne. Je me consacre à cela de la meilleure manière possible.
Armelle Babin : Voulez-vous dire que vous conservez votre style mais qu’il change beaucoup plus selon les scènes ?
George Benjamin : Je peux dire que chaque scène possède sa technique particulière, sa technique de composition : la manière de traiter les harmonies, les rythmes, les timbres est très différente d’une scène à l’autre. Par exemple, dans la scène des amants, la deuxième de l’oeuvre, le climat est au début très tendre et très intime, doux et affectueux. Et puis il change beaucoup vers la fin, ce n’est pas du tout le même qu’au début. Et toutes les scènes procèdent ainsi. Oui, c’est en définitive un défi pour moi de tenir compte de cette dimension de diversité à travers toute une pièce et cependant la partition doit conserver son style, sa couleur, son unité en même temps. Et puis j’ai été obligé de maintenir un haut niveau de diversité avec un ensemble orchestral beaucoup plus petit que pour les deux oeuvres précédentes. Lessons impliquait soixante-dix musiciens, Written on Skin soixante ; ici j’ai vingt-deux musiciens : sept cordes, six bois, cinq cuivres (c’est beaucoup dans ce contexte) plus une harpe, un célesta et deux percussions.
Pour plusieurs raisons : d’abord parce qu’on va créer cette oeuvre au Jeu de Paume, et non au Grand Théâtre de Provence. Alors c’est beaucoup plus intime et nous l’avons voulu ainsi. Le public sera tout proche des musiciens et surtout tout proche des chanteurs. Et puis aussi depuis quinze ans je n’écris que pour le grand orchestre : j’ai ressenti une volonté très grande de me servir de moyens différents et de trouver des solutions à des défis compositionnels autrement que ce que j’ai fait depuis tout ce temps.
Armelle Babin : Vous avez utilisé le Mahler Chamber Orchestra pour Written on Skin, n’est-ce pas ?
George Benjamin : Oui, et ma dernière oeuvre, le Concerto pour orchestre, a aussi été écrite pour le MCO, ainsi que Picture. Je les ai entendus ici à Londres, il y a une semaine, dans des concertos de Mozart avec Mitsuko Ushida et c’était délirant de beauté. Et puis dans quelques semaines, je vais partir en tournée avec le Mahler Chamber Orchestra pour jouer Lessons en version de concert. C’est un orchestre pour lequel j’ai une très profonde affection, vraiment. Même le Concerto pour orchestre est dédié au MCO. C’est la première fois de ma vie que je dédie une oeuvre à un ensemble, à un orchestre. Leur façon de jouer est unique : cette clarté d’articulation, cette perfection, cette fraicheur de son qui leur est propre, cette transparence, et puis leur force extraordinaire dans le fortissimo... En plus, ce sont des musiciens que j’aime bien, ils sont sympathiques, ils ont envie de jouer, ils sont intéressés par les projets. Et même leurs managers sont absolument exceptionnels, d’une très grande fidélité à mon égard et pleins de gentillesse aussi. Alors, c’est une véritable histoire d’amour…
Les chanteurs que nous avons choisis pour la création de cette nouvelle oeuvre sont formidables aussi. Quelles belles voix avons-nous trouvées !
Armelle Babin : Barbara Hannigan ne participe pas à cette création ? Pourquoi ?
George Benjamin : Vous savez combien j’adore Barbara, c’est une très grande musicienne. Mais j’ai besoin de nouvelles voix. J’ai écrit deux oeuvres pour elle mais pas une troisième, ce n’est pas dans mon habitude. Ce n’est pas que je ne l’adore pas, elle a été exceptionnelle mais j’ai besoin de variété et d’essayer de travailler avec de nouveaux chanteurs.
Armelle Babin : En revanche, vous conservez la voix de contre-ténor.
George Benjamin : Oui j’aime bien la voix de contre-ténor.
Armelle Babin : Justement, j’avais une question sur les voix. Chaque personnage est-il caractérisé par un registre ?
George Benjamin : Oui mais le contre-ténor joue deux rôles, la deuxième soprano aussi joue deux rôles et ce sont des personnages très contrastés.
Armelle Babin : Et est-ce que les chanteurs ont des modes de jeu particuliers selon leur rôle, plus lyrique ou plus parlando. Leur rôle est-il caractérisé par une écriture ?
George Benjamin : Je me méfie des maniérismes et des solutions trop faciles : si on limite une voix à s’exprimer au moyen d’un ou de deux effets, cela convient pour une minute, deux minutes, mais pas pour toute une scène d’un quart d’heure. Et puis, pour trouver de l’humanité dans les personnalités, il a fallu inventer un mélange d’ingrédients dans chaque être. Cela ne pouvait pas être trop simpliste.
Mais l’écriture pour le baryton est tout de même à part. Dans la troisième scène, la femme rencontre un artisan. Tous les personnages qu’elle rencontre dénotent un type de joie qui, hélas, n’est pas suffisant. Le second, l’artisan, est quelqu’un de très complexe et de très perturbé. On lui fait prendre de la drogue, ce qui le plonge dans un état de bonheur artificiel. Le baryton que j’ai choisi pour ce rôle, avec le soutien de l’équipe exceptionnelle du festival d’Aix, est un jeune américain qui s’appelle John Brancy. Tous les chanteurs viennent chez moi pour chanter avant que je n’écrive une note pour eux. Il m’avait montré certaines choses particulières pour illustrer ses dons vocaux, et parmi elles une capacité à chanter en falsetto très aigu, de manière très calme, liée, sans vibrer, pianissimo. Il est capable d’exécuter des lignes mélodiques qui montent et qui descendent sur presque trois octaves, sans rupture entre ce qui est chanté en falsetto et ce qui l’est en voix « normale ». Alors je me suis servi de cette capacité d’une manière vraiment extrême pour l’écriture vocale de l’artisan. Je n’ai jamais fait cela auparavant et je ne sais pas s’il existe un autre chanteur sur terre capable de l’égaler. En tout cas, j’ai ressenti une grande joie à écrire d’une façon si étirée, étendue, pour un cadre dramatique particulier. Cette écriture est le symbole audible de ses hallucinations, de son drôle d’état dans son « drugged paradise ». Comme il est drogué, l’écriture est extrêmement lyrique et douce, mais d’une manière assez inhabituelle. Et l’ambiance orchestrale autour de lui est assez étrange aussi.
Armelle Babin : Je reviens sur le format de Picture, qui me semble se situer entre celui de Written et celui de Into. La contrainte du Jeu de Paume a-t-elle été imposée par le Festival d’Aix ?
George Benjamin : Non, je crois que c’est nous qui l’avons demandée et heureusement Pierre Audi a été tout de suite d’accord. Revenir au Grand Théâtre de Provence avec un grand opéra, dix ans après Written on Skin, cela ne nous a pas semblé être la meilleure idée. Nous n’avions pas encore écrit pour un petit théâtre. La forme que nous avons trouvée pour cette oeuvre est différente de ce que nous avons fait auparavant ensemble : par les moyens, les effectifs, le mélange des voix, etc., la forme, la durée…
Armelle Babin : De même qu’avec le choix de la mise en scène, avec Daniel Jeanneteau ?
George Benjamin : Ce n’est pas un nouveau départ, mais un retour. Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma ont été responsables de la mise en scène de Into the little Hill il y a plus d’une quinzaine d’années. C’était une mise en scène très raffinée, mais dans une apparence très simple. C’était hiératique, de la nature d’un rituel. Je me souviens que la lumière était d’une très grande beauté, mais qui donnait en même temps l’impression d’une remarquable simplicité ; en revanche la mise en scène de Picture est un peu plus complexe. Marie-Christine et Daniel ont mis en scène Pelléas à Lille l’année dernière, qui a été repris ces jours-ci, peut-être le plus beau Pelléas que j’ai jamais vu sur scène, extraordinaire. Très sensible à la musique de Debussy et avec une lumière extraordinaire, d’un raffinement extrême. Et dans la fosse, François Xavier Roth dirigeait Les Siècles sur instruments d’époque, avec les cordes en boyaux, et cela sonnait merveilleusement bien.
Armelle Babin : Au niveau, formel, Picture comporte un acte divisé en sept tableaux. Y-a-t’il une ouverture ou suivez-vous l’habitude d’une entrée dans l’action de manière directe ?
George Benjamin : Je ne veux pas gâter la surprise de l’entendre – je veux que ce soit une surprise ! Néanmoins, il n’y a pas d’ouverture, peut-être encore moins que dans les autres opéras… Le début est très simple et très doux. Vous allez voir que les paroles sont…, que la situation n’est pas facile à décrire en musique, pas du tout. Alors, dans un certain sens, j’ai commencé le drame dans une grande discrétion.
Armelle Babin : Et avez-vous composé les scènes dans l’ordre ?
George Benjamin : Non, pas du tout. J’ai gardé la première et la dernière scène pour la toute fin de la période d’écriture. Et j’ai commencé par l’avant-dernière, la scène 6. Et puis je me suis mis à composer ici et là, en spirale, la quatrième scène, la cinquième scène puis la troisième, puis la deuxième…. Je ne me souviens pas exactement. En tout cas je ne compose pas une oeuvre du début à la fin dans l’ordre des scènes ; je commence où je peux…
Armelle Babin : Nous avons souvent évoqué la question thématique dans votre écriture. Qu’en est-il ici ?
George Benjamin : Parfois, en composant une oeuvre de cette envergure, il me vient l'idée de citer des éléments précédemment énoncés mais dans un nouveau contexte théâtral. Ce dédoublement me permettrait de progresser plus vite dans la composition – et donc de me simplifier la vie – alors, à l'occasion, c'est tentant !
Et pourtant, pour moi, une récapitulation précise appauvrit presque toujours le flux et le sens de la tension de la musique en réponse au drame en constante évolution. De plus, un élément de didactisme aride apparaît également potentiellement. Donc, je ne prends presque jamais cette « voie facile » et tente plutôt d'inventer une musique fraîchement conçue pour chaque moment unique sur scène.
Néanmoins, certains petits éléments se reproduisent à travers la structure. Par exemple, au début de l'opéra, la Femme reçoit une unique page ancienne sur laquelle les personnes qu'elle rencontrera sont répertoriées et décrites. Chaque fois qu'elle lit cette page, la composition des mots adopte une manière particulière et sa voix est accompagnée d'un trio de cuivres en sourdine : deux trompettes et un trombone. Bien que ce matériau continue d'évoluer, ce son est unique dans le contexte de la partition et devrait, espérons-le, rester distinctif.
Vers la fin de la (courte) première scène, des cloches tubulaires font sonner deux notes : ré et mi bémol. Ces hauteurs précises reviennent à l'intersection de toutes les scènes suivantes et marquent la progression du voyage de la Femme au fil de la journée. Au fur et à mesure que le récit avance, elles exercent une fonction importante sur la trajectoire harmonique de la partition.
Chaque rencontre dramatique au sein de cet opéra habite un monde sonore spécifique, dans le cadre duquel un matériau reconnaissable revient, évolue et se développe mais en tandem avec la nature de la forme globale – un tel matériau ne se reproduit pas au-delà des frontières de chaque scène. Cette « règle » s'effondre cependant vers la conclusion de l'oeuvre, où certains éléments réapparaissent, parfois de manière kaléidoscopique.
Il y a cependant un matériau qui est énoncé trois fois dans la structure à grande échelle – au début, au milieu et à la toute fin. C'est une forme de berceuse, au ton doux et naïf, qui à mon avis est liée au désir ardent de la Femme de faire revivre son enfant, et qui est unique dans la nature musicale de la partition.
Armelle Babin : Le motif qui revient trois fois serait donc comme une balise dans votre oeuvre ?
George Benjamin : Oui, c’est en relation très proche avec le livret : la Femme prononce trois fois des paroles presque semblables et moi je la suis, c’est très clair je crois. C’est toujours accompagné des mêmes harmonies, avec à peu près des mêmes timbres, c’est toujours doux et lent et je crois que le dessin mélodique peut être reconnu. Et j’espère que ce sera d’autant plus fort que c’est rare. En tout cas, cela a eu une grande importance pour moi pendant l’écriture, pour la construction de l’oeuvre dans sa totalité.
Armelle Babin : Utilisez-vous des matériaux plus insidieux et cachés qui reviennent dans la mémoire mais variés, des suggestions, comme le motif des cloches ?
George Benjamin : Le motif de ces deux notes soutenues, plutôt aux cloches, et la suggestion des timbres quand la Femme lit la page, sont plus discrets que de vrais Leitmotive. Il y en a peu car j’ai souhaité que chaque scène ait son univers particulier. C’est vrai que la Femme reste la même pendant son voyage et que tout se déroule en vingt quatre heures puisqu’elle a une journée pour effectuer sa démarche. Mais on a imaginé un voyage qui va très loin : les endroits où elle va sont très éloignés et surnaturels, comme dans un vrai conte de fées. Aussi ai-je voulu que chacun de ces endroits revête un caractère singulier, en feeling, en sonorité, en façons de bouger, de respirer, en tessiture, en tout. En définitive, très peu de motifs reviennent : j’ai surtout voulu créer des contrastes.
Armelle Babin : Avez-vous inventé des mélanges de timbres inouïs – pour le jardin peut-être – et utilisé des sonorités exotiques ?
George Benjamin : Je me suis demandé : « dans un petit théâtre, avec un orchestre de vingt deux musiciens, comment décrire un vrai paradis pour la dernière scène de l’histoire, le plus beau jardin sur terre ? » J’avais assez peur. Je me suis dit : « comment donner à peu près l’effet du lever du jour de Daphnis et Chloé avec un orchestre cinq fois plus petit et sans choeur ? » Alors, ce n’est pas facile et au début je ne savais pas comment résoudre ce défi. Finalement, je crois que j’ai trouvé une solution mais ce n’est peut-être pas une solution à laquelle vous pouvez vous attendre. Et cette solution m’a surpris moi-même. Je n’en dirai pas plus pour le moment.
Quant aux combinaisons de timbres inouïs, la partition ne contient ni cymbalum, ni harmonica de verre, ni viole de gambe. Pour les amants, à la première scène, il y a quand même un mélange d’instruments assez inhabituel pour accompagner les deux voix, le contreténor et la soprano. Néanmoins, je veux que ce soit une surprise, que tout soit une surprise, donc il ne faut pas trop en dire à l’avance. Bien sûr, il existe des mélanges de timbres et des superpositions de musiques inattendues à travers l’oeuvre, mais il faut que ce reste une surprise : j’aime bien que les gens ne soient pas trop informés.
Armelle Babin : Utilisez-vous un heptacorde ou une sonorité particulière, pour la Femme par exemple ?
George Benjamin : Pas du tout, absolument pas ! Il existe des cellules, pas des motifs, mais des cellules harmoniques bien définies, qui sont importantes pour certains passages et qui peuvent demeurer toute une scène. Par exemple, la quatrième scène possède une technique harmonique tout à fait nouvelle pour moi, qui reste, non pas constamment perceptible, mais en arrière-plan de toute la scène pendant douze minutes ; et dans la troisième scène on trouve une autre approche de ce genre, mais bien différente. Surtout il n’existe pas de « sets », d’accords ou de gammes à importance prédominante à travers toute la partition ; cette fois, je ne m’en suis pas servi.
Armelle Babin : Et des Leitnoten ou des repères pivots ?
George Benjamin : Oui, il peut y en avoir, celles déjà mentionnées, le ré et mib, sont importantes.
Armelle Babin : Les voix et les instruments sont-ils indépendants ?
George Benjamin : Oui, je ne double pas ou presque pas. Il existe quand même un moment important où une voix est doublée, pas très longtemps, pendant deux ou trois minutes, où elle est doublée par une moitié de l’orchestre, doucement. Mais c’est exceptionnel, c’est vraiment exceptionnel.
Armelle Babin : Au niveau des intensités, jouez-vous également de contrastes ? Utilisez-vous des tutti d’orchestre ?
George Benjamin : Quelque chose est apparu très important pour moi en travaillant cette partition : je voulais que cet orchestre ne sonne pas « petit » mais sonne le double, comme quarante musiciens. Alors j’ai tout fait pour que cela sonne ainsi. Ce n’est pas un opéra tout le temps fort car je ne souhaite pas que les voix crient, et je veux qu’on entende les paroles et les lignes mélodiques. Mais dans certains passages – dans les deuxième, troisième, cinquième et septième scènes – l’accompagnement de l’orchestre (je dis orchestre en effet, et non pas ensemble) est assez ample. Je voulais que cela sonne ni petit, ni pauvre.
Armelle Babin : Utilisez-vous donc des doublures, ou des divisions dans les cordes pas exemple ?
George Benjamin : J’utilise très peu de doublures, mes timbres sont plutôt définis et singuliers dans la tessiture.
Armelle Babin : Concernant la mise en scène, Martin Crimp a dit que le décor était très simple, très moderne et mobile. Pouvez-vous en parler ?
George Benjamin : Oui, c’est très simple. La fin avec le changement de décor pour le jardin idéal, comme l’a dit Martin, comportera un peu de magie scénique mais la plupart du temps ce sera assez économe. Je crois qu’il y aura du mouvement, et puis les scènes se succèdent rapidement on verra, moi aussi, je ne contrôle pas tout, et tant mieux !
Armelle Babin : Avez-vous vu la maquette ?
George Benjamin : Oui bien sûr, et j’ai longtemps parlé avec Christine et Daniel. Je leur ai même donné tout le livret, couvert de commentaires ultra détaillés en rouge, d’une petite écriture rouge, avant de pouvoir leur montrer la partition achevée. Le livret seul fait quinze, vingt pages : il augmente jusqu’à atteindre quarante pages avec l’ajout de tous les détails de l’écriture musicale, de chaque silence quand il n’y a pas de chant, de beaucoup de détails correspondant à mon écriture musicale.
Armelle Babin : Avant d’écrire la partition, lisez-vous longtemps le texte et l’annotez-vous beaucoup ?
George Benjamin : J’annote le texte énormément, mais beaucoup de mes annotations, hélas, ne servent à rien ! Très souvent mes premières idées, je crois vous l’avoir déjà dit, sont conventionnelles, génériques, pas assez spécifiques. Alors très souvent les premiers mots que j’écris sur ce texte ne me servent pas. Je couvre énormément la feuille, on ne voit presque plus le texte de Martin, tellement c’est écrit dessus. Et puis, dès que j’ai terminé l’oeuvre, cela n’a plus aucune importance ni aucun intérêt pour moi. Je garde ce texte mais je ne le regarde plus. Mais c’est un passage obligé. Cela m’aide à trouver, je ne dirais pas « la » vérité mais de trouver « ma » vérité. Cela m’aide surtout à trouver : « qu’est-ce que ce texte, qu’est-ce que ces mots signifient ? ». Et je cherche les mots les plus importants sur une page, je cherche aussi l’articulation de la forme chez Martin, là où il y a des contrastes, là où il y a des ruptures.
Martin hiérarchise les articulations à travers son texte : une ligne en pointillés signifie un léger changement de sujet ; une ligne ininterrompue, une fin de phrase ; deux lignes, un nouveau paragraphe ; trois lignes, une fin de section. Ce qui est extrêmement important pour moi aussi quand je compose, c'est la façon dont j'articule la forme : où mettre des contrastes, où effectuer des changements, où faire des conclusions, où placer des silences, de façon à insérer de la précision mais aussi de la variété dans la plus grande dimension structurelle, de façon à obtenir une diversité d'articulations, et cela dépend entièrement de l'histoire et du texte.
Le langage de Martin donne, à première vue, l’impression d’une grande simplicité. Mais c’est une illusion ! Derrière la surface se cachent beaucoup de choses. Parfois un mot est répété dix fois et c'est très important pour moi de rendre compte du rythme de ces mots sur la page et de comprendre que chaque reprise a un sens différent, qu'il ne s'agit pas d'une simple répétition – et je dois refléter cette variation de signifiance dans ma propre musique. Donc j'essaye d'analyser, de comprendre et ensuite d’articuler la structure et la signification du texte de Martin. Ses mots sont si profonds en termes de structure et, en même temps, si riches en émotion : c'est idéal pour un musicien ! Puis il y a beaucoup de sens cachés et beaucoup de façons d’interpréter ces mots et de les percevoir parmi lesquelles, au bout du compte, je dois finalement faire un choix. Je suis obligé pour moi-même de trouver une certaine vérité – pas « la » vérité mais une vérité mienne – que je mets en musique. C'est pourquoi je pense que ça marche entre nous : ce qu'il m'offre est si adapté, si bien conçu pour un compositeur !
Armelle Babin : Rencontre-t-on aussi toujours des anachronismes dans les textes de Martin, des rencontres de temps ?
George Benjamin : Je crois que oui. En tout cas « où et quand » cela se passe n’est pas clairement défini. C’est volontairement neutre. Alors, vous pouvez situer cette histoire il y a trois siècles, trois millénaires ou vous pouvez la situer aujourd’hui. Concernant des anachronismes dans Picture, je ne me souviens pas qu’il y en ait, en tout cas moins que dans Written et Lessons. Tout est moderne. Les racines de cette histoire sont très lointaines, de l’époque d’Alexandre le Grand. La quête qui consiste à trouver la joie la plus pure sur terre sous forme d’un défi est présente dans des textes qui remontent à plus de 2000 ans. L’histoire possède une certaine universalité mais nous ne l’avons pas située avant J.-C., pas du tout, c’est d’aujourd’hui. Martin aime bien aller dans les bibliothèques, comme la British Library à Londres, et il aime bien y faire des recherches. Il y a trouvé les racines de cette histoire et puis il a trouvé d’autres origines et différentes versions à d’autres époques, de la Renaissance à nos jours.
Je me souviens, au début de la pandémie, tout le monde était enfermé sans pouvoir sortir de chez soi pendant trois mois. Et puis en mai 2020, nous avons eu la possibilité de sortir pour rencontrer quelqu’un dans un parc. Alors j’ai fait le déplacement dans le sud de Londres pour voir Martin à Richmond, à plus de dix kilomètres de chez moi. Il faisait une très belle journée de printemps, un temps absolument exquis, et nous avons marché à pied à travers Richmond Park pendant deux heures ou plus. Et il m’a décrit l’histoire et ses racines dans les plus grands détails et c’était fascinant. C’était le vrai début du projet. Et finalement, nous l’avons réalisé assez rapidement, en moins de trois ans. La commande d’Aix est venue bien avant cela, mais trouver un texte ou une histoire prend beaucoup de temps. J’ai écrit la pièce assez rapidement, en dix huit mois, une période très concentrée, très intense. Les derniers six mois étaient extrêmement denses, vraiment pas faciles. Mais j’ai beaucoup écrit.
Armelle Babin : Et dans ce cas-là, vous écrivez tous les jours ?
George Benjamin : Tous les jours, même le jour de Noël, pendant dix heures de travail, je ne pouvais pas m’arrêter. Et j’ai terminé trois semaines en avance. La date prévue sur le contrat était le 31 janvier et j’ai terminé le 8 janvier.
Armelle Babin : Et avez-vous déjà un nouveau projet d’opéra ?
George Benjamin : Je ne sais pas ce que je vais écrire maintenant, et je ne veux pas décider. Pendant la pandémie, j’ai écrit mon Concerto pour orchestre et je me suis lancé dans cet opéra presque tout de suite après. Alors, j’ai besoin maintenant, non pas de repos car j’ai un carnet très chargé, mais de m’accorder une respiration créative et de voir ce que je vais faire la prochaine fois. Je ne sais pas encore quel sera le prochain projet.
Je vais beaucoup diriger cette année, j’ai la création à Aix où je serai pendant deux mois et j’ai des tournées avec le Mahler Chamber Orchestra, l’Ensemble Modern et certains autres projets de direction. Cela ne m’est pas arrivé depuis cinq ans. Ou alors très peu. Le Festival Présences à Paris a été un grand événement pour moi, il y a exactement trois ans mais c’était l’exception. Je n’ai pas beaucoup dirigé ces cinq dernières années. La dernière année où j’ai fait beaucoup de direction remonte à 2018 après l’achèvement de Lessons.
Armelle Babin : Et vous dirigez plutôt vos oeuvres ou celles de vos contemporains ?
George Benjamin : Mes oeuvres et celles de compositeurs d’aujourd’hui, parfois même de jeunes compositeurs, mais plutôt de la musique moderne. Je dirige pas mal de ma propre musique mais pas exclusivement, du tout.
Entretien téléphonique avec George Benjamin accordé à Armelle Babin le 6 février 2023 sur Picture a day like this