Opéra en un acte de George Benjamin. Texte original de Martin Crimp. Créé le 5 juillet 2023 au Festival d'Aix-en-Provence.
Distribution
Direction musicale, George Benjamin • Mise en scène, Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau • Avec Marianne Crebassa, Anna Prohaska, Beate Mordal, Cameron Shahbazi, John Brancy • Orchestre Philharmonique de Radio France
Pour aller plus loin
L'entretien
Entretien réalisé par Timothée Picard le 23 mars 2023
Pouvez-vous présenter en quelques mots Picture a day like this : L’origine du projet, ses sources d’inspiration, le thème et la forme de l’oeuvre telle qu’elle se présente aujourd’hui à l’orée des premières répétitions ? En un mot : la raison d’être, pour George Benjamin et pour vous, de ce quatrième opéra ?
Martin Crimp : Il est intéressant d’aborder cette oeuvre en la replaçant dans le plus large contexte de toutes celles que nous avons réalisées ensemble. On pourrait décrire notre première pièce, Into the Little Hill, comme une fable ou un conte de fées. Puis avec Written on Skin et Lessons in Love and Violence, nous nous sommes aventurés sur un nouveau territoire, celui du drame que l’on pourrait qualifier de psycho-sexuel. Lessons s’inscrit dans un cadre politique plus vaste, au sein duquel ce qui est de l’ordre de l’intime devient précisément politique.
En un sens, je dirais que notre nouvelle oeuvre, Picture a day like this, représente d’abord un retour à l’idée de fable, de conte de fée et de monde magique : George comme moi avions très envie de renouer avec cela. Mais cet opéra possède également un élément nouveau, qui va de l’avant, à la fois dans l’ambiguïté de l’histoire et dans sa
structure. Contrairement à nos précédentes créations qui, sur le plan formel, avaient tendance à venir s’enrouler autour d’un point précis, celle-ci est séquentielle : elle prend la forme d’une quête.
C’est l’histoire d’une femme qui a perdu son enfant et qui s'entend dire que, si elle réussit à trouver une personne heureuse, un miracle se produira. Il y a donc ce personnage principal, cette femme qui nous fait parcourir le monde ; ce qui différencie cet opéra des précédents, c’est qu’il s’agit d’un voyage qui nous fait passer par toute une série de rencontres, un peu à la manière d’Alice au pays des merveilles ou de Candide. En somme, Picture représente à la fois un « retour à » et un nouveau départ.
Comment s’effectue le choix des sujets et des formes ? Souvent votre théâtre restitue une inquiétante étrangeté du quotidien contemporain et des relations que nous y tissons : est-ce que cela peut se transposer tel quel à l’opéra, ou faut-il passer comme vous le faites par la forme du conte ou de la légende – mais traités avec des inflexions contemporaines ?
Martin Crimp : Pour moi, il n’y a pas d’autre manière d’écrire que contemporaine. C’est mon identité, ma manière de faire. Donc même si je travaille à partir d’une source ancienne, ce que j’écris s’inscrit dans le monde d’aujourd’hui. Sinon, ce serait un peu de l’ordre du pastiche, ce qui serait évidemment très insatisfaisant pour moi.
En tant qu’écrivain, j’ai du mal à imaginer à quoi pourrait ressembler une écriture qui n’est pas contemporaine.
Pour dire les choses autrement : cherchez-vous à explorer à l’opéra d’autres territoires qu’au théâtre ou sont-ce les mêmes mais abordés par des chemins différents ?
Martin Crimp : Ce que je trouve fascinant lorsqu’on écrit une pièce de théâtre, c’est qu’elle peut aborder des thèmes qui, a priori, semblent tout à fait banals. Si on pense aux pièces de Tchekhov, mis à part les fameuses questions philosophiques maintes fois parodiées sur ce que sera le monde dans cent ou deux cents ans, toutes les conversations tournent autour d’éléments du quotidien tout à fait communs. Mais Tchekhov leur impose un cadre temporel qui crée le contexte métaphysique. Ce que je découvre à propos de la musique, et notamment celle de
George – puisque nous évoquons la collaboration particulière qui nous lie, George et moi, c’est que la portée et la profondeur de sa musique m’évoquent tout de suite quelque chose de métaphysique et non pas
de purement matériel. En y repensant récemment dans la perspective de notre échange, j’ai réalisé que cela s’est fait tout naturellement : dans Into the Little Hill, il y a un étranger qui est en fait un magicien ; Written on Skin inclut des anges ; et dans Lessons in Love and Violence, il y a de nouveau un personnage d’étranger, qui s’avère cette fois être une figuration de la mort. Ce sont des choses qu’en tant que dramaturge, je n’aurais jamais portées à la scène : elles sont vraiment nées de ma relation avec la musique de George et d’un besoin d’explorer quelque chose qui n’a pas nécessairement à être décrit en termes métaphysiques mais entraîne néanmoins au-delà du monde matériel. Dans ce nouvel opéra, j’explore à nouveau quelque chose d’immatériel et même, plus précisément, la limite entre les mondes matériel et immatériel. Évidemment, il retourne là de l’essence même de la musique, car il n’y a rien de matériel dans la musique à moins que vous ne soyez un matérialiste convaincu et que vous ne considériez que les ondes sonores sont de la matière. Mais c’est de toute évidence bien plus que
cela : la musique de George va bien au-delà, et c’est ce qui a fait naître en moi un désir d’aller vers cet autre territoire.
Vous êtes mélomane : vous êtes, je crois savoir, un pianiste aguerri ;
vos pièces de théâtre contiennent des chansons. Qu’est-ce qui vous
a poussé à franchir le seuil qui sépare ces deux pièces contiguës que
sont le théâtre et l’opéra ?
Martin Crimp : Pour être tout à fait honnête, quand j’ai commencé à travailler avec George, je ne connaissais pas grand chose à l’opéra et n’avais jamais imaginé qu’il puisse y avoir une frontière entre l’opéra et le théâtre. Aujourd’hui, je me rends compte que c’est le cas même si je ne comprends pas bien les circonstances historiques qui ont mené à cela. Nous savons en effet parfaitement qu’à l’origine, bien des oeuvres que l'on appelle drames étaient chantées. Aujourd’hui, il faut un orchestre, des chanteurs, des centaines de personnes, et c’est
probablement cela qui a créé cette séparation. Mais je ne le vois pas vraiment ainsi : j’ai simplement l’impression
de contribuer à une autre forme de théâtre. Dans les deux cas, il y a un rideau qui se lève. C’est pour cela que, pour moi, l’opéra reste du théâtre. Et je pense que c’est peut-être ce que George a apprécié lorsqu’il s’est adressé à moi, car je viens justement de cet univers où le rideau se lève et où ce qui advient est théâtre. C’est donc peut-être une bonne chose que je n’aie pas eu conscience de ce seuil : si cela avait été le cas, j’aurais probablement pris peur. Car dans le monde de l’opéra, les enjeux sont très élevés en raison de l’investissement
considérable que l’opéra représente en termes de temps, d’argent et d’expertises. C’est pourquoi je le considère avec le plus grand sérieux et trouve absolument merveilleux que des personnes aient la volonté d’investir dans de nouvelles oeuvres et d’encourager la création. Car, sans cela, que laisserions-nous en héritage ?
À votre avis, qu’est-ce qui a fait que George, lisant votre oeuvre théâtrale, s’est dit : voici le collaborateur que je cherchais ? Et vous, qu’avez-vous trouvé et que trouvez-vous dans sa musique, en interaction avec les mots et les situations que vous suscitez, qui permette de parler d’affinité élective ?
Martin Crimp : Je pense qu’il a trouvé quelqu’un qui, bien que fondamentalement moderniste et aimant jouer avec la forme (et pour qui la forme a une grande importance), croit en même temps sincèrement, en tant que dramaturge, à la narration. Et je sais que cette dimension est importante pour George également. Ce qui
lui a plu, c’est donc peut-être cette combinaison entre fidélité à la narration et désir d’expérimenter sur le plan formel. On m’avait déjà proposé auparavant d’écrire pour l’opéra mais rien de ce que j’avais entendu ne m’avait vraiment inspiré. Lorsque j’ai entendu la musique de George, en revanche, ma réaction a été entièrement différente. On sent que sont à l’oeuvre dans les nuances de sa musique, à un niveau exceptionnel, une très grande intelligence formelle mais aussi une très puissante émotion, et de la sensualité. Prenez une double fugue de Bach : elle est parfaitement écrite et époustouflante sous l’angle de l’intellect, mais en même temps, elle véhicule un flux d’émotions incroyable. C’est cette impression de compétences brillantes et virtuoses mêlée à une forte composante émotionnelle qui m’a attiré dans la musique de George.
Lorsque l’on vous connaît tous les deux, on sait que les affinités artistiques n’auraient pas suffi. Il faut aussi créer une relation proprement humaine de confiance, d’estime, d’écoute : comment
s’est-elle construite ?
Martin Crimp : Je pense que notre collaboration est née d’un respect mutuel pour nos processus respectifs. Il faut peut-être que j’explique un peu notre dynamique de travail. En général, nous lisons beaucoup et, au bout d’un certain temps, nous trouvons l’histoire que nous voulons raconter. Ensuite, lorsque nous nous sommes mis
d’accord, je m’isole pour écrire ma partie. Il peut arriver que nous discutions de mon travail en cours de route mais il est rare que cela entraîne des modifications notables. C’est une grande responsabilité car je réalise en un sens l’esquisse de ce qui deviendra une peinture. Après, c’est à George d’entrer en scène. Quand il compose, George
est très respectueux du texte. S’il veut enlever quelque chose, il m’appelle et m’explique pourquoi – même si, en réalité, je n’ai pas particulièrement besoin d’explications –, et nous en discutons. Lorsqu’il en a besoin, il me demande un peu plus de matière. C’est donc vraiment un processus qui se fait étape par étape, dans lequel chacun respecte la spécialité de l’autre : moi qui écris les mots et lui qui compose la musique.
Cette méthode a-t-elle toujours été la même au gré de vos quatre
opéras ?
Martin Crimp : Notre méthode n’a pas beaucoup changé. Seulement dans le cas de Written on Skin, je crois avoir essayé plusieurs approches du matériau pour voir ce qui l’inspirait le plus. Car l’objectif, quand j'écris l'opéra, c’est d’inspirer George. On ne peut pas s’accaparer le texte et dire : « C’est ma chose. » Elle est nôtre. George doit y trouver le combustible pour faire sa part du travail. Mais je ne me souviens pas que nous ayons procédé de cette manière pour les autres oeuvres que nous avons faites ensemble.
Vous rejetez les termes de livret et de librettiste : pouvez-vous
expliquer pourquoi ?
Martin Crimp : Je pense que cela fait écho à la question du seuil que vous m’avez posée tout à l’heure, quand vous avez évoqué un seuil qui séparerait théâtre et opéra et que je vous ai répondu que je voyais plutôt l’opéra comme une glorieuse extension du théâtre. Des éléments pratiques et peut-être politiques peuvent également
être pris en considération. Nous souhaitons tous rendre le monde de l’opéra le plus accessible possible au plus grand nombre. Il me semble justement à ce titre que le terme de livret, qui est un terme technique, crée une barrière. Pour moi, il crée un seuil, justement : un mur entre le théâtre et l’opéra en raison de son aspect technique.
Et évidemment, j’ai aussi ma fierté en tant que dramaturge et je ne veux pas être l’auteur d’un petit livre (libretto), version dégradée que je sens comme péjorative de livre. Je sais qu’en français, on a également les termes livret de banque et livret de famille, dont la connotation n’est pas non plus pour me plaire. Mais vous voyez : ce n’est peut-être que l’effet de ma petite vanité personnelle. Quoi qu’il en soit, je pense que le jargon technique peut être un obstacle à la compréhension de quelque chose de plus simple qu’il n’y paraît, à savoir écrire une pièce.
Je parle de texte parce que c’est un mot simple, que j’ai toujours dans l’idée que ces oeuvres pourraient être jouées au théâtre et que je pense qu’elles peuvent être lues et appréciées en tant qu’oeuvres littéraires.
C’est certainement mon objectif, en tous les cas. En tant qu’écrivain, je ne serais pas satisfait d’écrire quelque chose qui aurait, à mon sens, de grandes lacunes même si évidemment, la musique viendra en combler certaines. Néanmoins, je veux que le texte en lui-même soit une source de satisfaction.
Si l’on revient à ce qui fait la réussite de votre collaboration, n’y aurait-il pas aussi chez vous deux, sous l’exquise politesse et le très grand raffinement, une certaine hantise fascinée de la violence, de la cruauté, voire de la perversité dont l’homme est capable tout particulièrement aujourd’hui ?
Martin Crimp : C’est une question très ancrée dans le XXIe siècle ! Savoir comment aborder le problème de la violence dans les sociétés, la fascination pour la violence et ses conséquences, son analyse, l’idée de contrôler et de faire accepter des actes violents, est clairement quelque chose qui nous vient de la Grèce antique. C’est aussi un genre en soi, à l’époque où Shakespeare écrit ses tragédies, dans lesquelles des événements terriblement violents surviennent. Donc en un sens, inclure de la violence dans une oeuvre, c’est simplement s’inscrire
dans un genre. Pour répondre plus directement à votre question, je dirais que, nous autres, sociétés d’Europe de l’Ouest, avons beaucoup de chance car l’expérience de la violence a en quelque sorte déjà été faite. L’empire austro-hongrois est passé par là, l’empire ottoman, l’empire britannique aussi, et de nombreux autres empires. Au XIXe siècle, le nationalisme a également fait son oeuvre. De manière générale, tous les territoires ont été fondés en recourant à une certaine forme de violence. Aujourd’hui encore, on assiste à cette sorte de violence, au
moins dans les discours, quand, en Grande-Bretagne, on diabolise les hommes et les femmes qui veulent entrer sur le territoire, ou quand l’Union européenne elle-même conclut des accords avec la Turquie et la Libye pour faire expulser des gens. Il demeure une violence résiduelle en marge de la société, et il existe donc de nombreuses
raisons intrinsèquement politiques de choisir ce genre qui inscrit une certaine violence dans le théâtre. Évidemment, le théâtre a toujours été un « espace sûr » – pour dire cela de manière contemporaine –
pour aborder ce type de questions. Mais je suis heureux de pouvoir dire que Picture a day like
this, étant une sorte de conte de fées, appartient à un genre différent. On ne le croira peut-être pas en assistant par exemple à Lessons in Love and Violence, mais cela fait longtemps que nous voulions, George et moi, créer une oeuvre avec un esprit peut-être plus généreux et réparateur.
Quel est votre état d’esprit à l’orée des répétitions de Picture a day like this ?
Martin Crimp : Dans chaque projet théâtral, les répétitions représentent toujours la partie la plus grisante. C’est le moment où les acteurs et nous tous, les artistes en général, avons l’opportunité de jouer, alors que c’est quelque chose qui est normalement réservé aux enfants. Les adultes n’ont plus le droit de jouer, n’est-ce pas ? En tant
qu’artistes, nous avons cette chance inouïe de pouvoir retourner en arrière et jouer. Les répétitions, c’est un espace dédié au jeu. Je dirais que ce qui fait la particularité des répétitions d’opéra, c’est l’excitation de travailler avec des chanteurs. C’est difficile de jauger la performance d’un acteur. Tandis qu’un chanteur a déjà atteint
un grand niveau de maîtrise et de virtuosité avant même d’ajouter les autres composantes, dont le jeu. C’est très beau à voir et à vivre. Et dans ce cas précis, j’aime travailler dans des théâtres de plus petites dimensions. Le Théâtre du Jeu de Paume a vraiment quelque chose du bijou et j’espère qu’il en ira de même pour cette oeuvre ; c’est ce qui rend pour moi les choses passionnantes.
Le Festival d’Aix fête cette année ses 75 ans, c’est la deuxième oeuvre que vous y créez après le succès historique de Written on Skin : quels sont le sens et la mission d’un tel festival aujourd’hui selon vous ?
Martin Crimp : L’une des choses les plus importantes du Festival d’Aix et de tous les festivals internationaux d’ailleurs, c’est que, pour que cela fonctionne, il faut rassembler des artistes qui viennent d’endroits très différents.
Je suis partagé sur ce sujet car, avec le discours sur le changement climatique, beaucoup d’artistes ont commencé à se demander s’ils devaient continuer à voyager, moi compris. Cela m’inquiète toutefois, car cette convergence d’artistes venant de multiples endroits à travers le monde est très importante pour l’enrichissement mutuel des idées ; et Aix est à cet égard un véritable modèle. J’ai rencontré George à l’occasion d’un festival international : le
Festival d’Automne. C’est également là que j’ai rencontré les deux metteurs en scène Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma. Avant cela, j’ai travaillé avec Luc Bondy, que j’ai rencontré par le biais des Wiener Festwochen. Et Written on Skin a été réalisé par trois artistes britanniques : George Benjamin, Katie Mitchell et moi-même, hors
d’un environnement dans lequel il n’aurait probablement pas été possible de travailler de cette manière pour des raisons esthétiques et financières. C’est donc un cadeau incroyable de pouvoir prendre part à un festival comme celui d’Aix, où les participants proviennent des quatre coins du monde pour créer des oeuvres. Quand je pense
aux artistes qui s’en veulent de voyager, je songe aux cathédrales gothiques : les maçons voyageaient à travers toute l’Europe, ils combinaient leur savoir-faire et s’inspiraient d’éléments de la culture islamique qu’ils importaient dans la culture chrétienne. Cela nous montre à quel point il est important d’avoir ces échanges culturels. C’est pourquoi je trouve fantastique que le Festival d’Aix soit resté un endroit où les artistes affluent du monde entier.
Entretien réalisé par Timothée Picard le 23 mars 2023