À lire avant le spectacle | Armide

Publié le 10 octobre 2022
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Par Agnès Terrier

En 1757, Diderot déplore « qu’il est impossible de présenter les sentiments élevés d’une manière neuve et frappante » (Entretien sur le fils naturel). Il rêve : « Un sage était autrefois un philosophe, un poète, un musicien. Ces talents ont dégénéré en se séparant. La sphère de la philosophie s’est resserrée. Les idées ont manqué à la poésie, la force et l’énergie aux chants. Et la sagesse, privée de ces organes, ne s’est plus fait entendre aux peuples avec le même charme. Un grand musicien et un grand poète lyrique répareraient tout le mal. Qu’il se montre, cet homme de génie qui doit placer la véritable tragédie sur le théâtre lyrique ! »

À l’Opéra – qui porte alors le nom pompeux d’Académie royale de musique, et qui réside dans le Palais-Royal – le grand genre et son économie fastueuse s’essoufflent. À l’Opéra-Comique en revanche, surtout à partir de 1762 et de sa fusion avec la Comédie-Italienne à l’Hôtel de Bourgogne (rue Mauconseil), les relations entre musique, texte et théâtre se renouvellent en profondeur.

Or à Vienne, capitale du Saint-Empire romain, « Il divino Boemo » Gluck a su imposer une nouvelle et féconde conception de l’opera italien. Si bien qu’en 1774, l’Opéra l’invite à tester à Paris ses idées réformatrices. À 60 ans, l’illustre « Chevalier Glouck » est protégé par la dauphine bientôt reine de France, Marie-Antoinette, dont il a été le professeur de musique à Vienne. Comme toute l’élite européenne, il maîtrise le français, surtout depuis qu’il a mis en musique plusieurs livrets d’opéras-comiques pour le public viennois. Il est l’ami de nombreux hommes de lettres, dont Charles-Simon Favart qui a diffusé son Orfeo ed Euridice à Paris, et Du Roullet qui lui écrit son premier livret français, Iphigénie en Aulide.

Gluck sait fondre les éléments constitutifs de l’opéra – la déclamation, le chant, l’orchestre, la danse, le mouvement scénique – dans un même élan dramatique. Avec lui, l’expression vraie l’emporte sur les conventions, l’intensité des émotions sur les raffinements galants. Le public parisien, prêt à trembler, à pleurer, à s’enthousiasmer, accueille très favorablement ses trois premières tragédies lyriques, Iphigénie en Aulide, Orphée et Eurydice et Alceste (en versions françaises).

Alors en 1776, Gluck décide de relever un défi audacieux : remettre en musique LE livret de référence en France.

Au terme d’un siècle de questionnements sur la légitimité et le devenir de l’opéra – un art italien – à la française, une certitude a perduré : seul le poète de Lully, l’académicien Philippe Quinault, savait écrire des livrets. Son dernier titre, Armide, créé en 1686 sur un sujet désigné par Louis XIV, est resté un sommet insurpassé. « Tous les philosophes du monde, fondus ensemble, n'auraient pu parvenir à donner l'Armide de Quinault. » écrit Voltaire à Diderot en 1773. Régulièrement donné en exemple et commenté en France, traduit et adapté en italien, repris en scène à l’Opéra jusqu’en 1766 (avec mise au goût du jour de la partition lulliste), Armide offre un ultime reflet du Grand Siècle aux sujets de Louis XVI, l’arrière-arrière-petit-fils du roi Soleil, monté sur le trône en 1774.

Le sujet lui-même, tiré d’une épopée tardive de 1581, La Jérusalem délivrée du Tasse, coïncide avec un regain d’intérêt du public pour la chevalerie, qu’inaugure Voltaire avec sa tragédie à succès Tancrède (1760), et que poursuivent une nouvelle traduction du Tasse (en 1774) puis le développement de la Bibliothèque universelle des dames, collection de romans de chevalerie traduits en français moderne. En attendant que Grétry fasse chanter Richard Cœur-de-Lion en 1784, Gluck remet à l’honneur Renaud, héros à la fois sensible et intrépide, l’un des modèles des rois Bourbon.

L’entreprise est néanmoins risquée. Si Gluck a d’abord acclimaté son art et ses idées à la France, on craint à présent l’inverse. Ne prétend-il pas affronter ce livret canonique sans l’aide d’un conseiller poétique ? Sa démarche solitaire, à Vienne où il rentre travailler de mai 1776 à mai 1777, braque les conservateurs attachés à Lully et indispose les gens de lettres. Le « Teuton », le « Jongleur de Bohème » est bien présomptueux, commence-t-on à lire ici et là. De quoi faire soupirer Diderot : « Enfin, il vient un homme de génie qui conçoit qu’il n’y a plus de ressource que dans l’infraction de ces bornes étroites que l’habitude et la petitesse d’esprit ont mises à l’art. Que font alors toutes les têtes moutonnières, tous ces demi-penseurs qui ne remontent à l’essence de rien ? Ils ramassent autorité sur autorité pour décrier le genre nouveau… »

Et voilà que l’Opéra, où le scandale remplit mieux les caisses que l’indifférence, organise en outre une confrontation au sommet en invitant un célèbre Italien, Niccolò Piccinni, à composer sur un autre livret de Quinault, Roland !

Entre la première d’Armide le 23 septembre 1777 et celle de Roland le 27 janvier 1778, deux factions adverses se reconstituent, relançant l’éternelle querelle qui, depuis le début du siècle, et sur maints sujets, agite régulièrement le parterre de l’Opéra – lequel n’accueille que des messieurs, debout.

Le succès d’Amide tardant à s’imposer, les reproches fusent. Bien sûr, le prologue à la gloire de Louis XIV, coupé depuis longtemps, n’a pas été rétabli. Mais pourquoi ne pas avoir arrangé Armide à neuf ? Par ailleurs, faut-il vraiment préférer l’expressivité au beau chant et au récitatif simple ? Et fallait-il diminuer l’importance de la danse au profit de l’action scénique ? La véhémence des démons, aux actes III et IV, ne fait-elle pas d’Armide une sorcière plus qu’une enchanteresse ? Enfin, on s’interroge en privé : les vives émotions que cause la musique de Gluck sont-elles raisonnables ?

Mais à la longue, la présence de Marie-Antoinette aidant, les beautés de l’œuvre s’imposent. Les tortures que l’amour inflige à la magicienne dominatrice conviennent au théâtre des passions de Gluck. Il a épuré la tragédie, l’a recentrée sur le conflit intérieur d’Armide, et judicieusement rebaptisée « drame héroïque ».

Gluck bénéficie aussi de moyens extraordinaires : Louis-Joseph Francœur dirige un splendide orchestre acquis à sa cause, décors et costumes sont du génial Louis-René Boquet, le grand Noverre – qui a écrit un ballet entier sur le sujet en 1760 – chorégraphie les danses expressives des étoiles, Mlles Guimard et Hasselin, MM. Vestris et Gardel. Surtout, Gluck a pu élaborer pour chaque personnage son langage, et former ses remarquables interprètes : Rosalie Levasseur qui fut son Alceste est Armide, Joseph Legros qui fut son Orphée est Renaud.

L’Armide de Lully a cessé d’être programmée en 1766. Celle de Gluck connaît à son tour une belle longévité au répertoire : l’Opéra l’affiche presque chaque année jusqu’en 1831. En 1811, la reprise fait même les meilleures recettes de l’année, il est vrai avec les stars Caroline Branchu dans le rôle-titre et Adolphe Nourrit en Renaud. Découverte plus tardivement en Allemagne, l’œuvre inspire en 1809 à E. T. A. Hoffmann sa première nouvelle fantastique, Le Chevalier Gluck. En 1843, Berlioz assiste avec émotion à une Armide dirigée par Meyerbeer à Berlin, où elle demeure au répertoire jusqu’en 1889. En France, elle a alors quitté les scènes, mais des morceaux choisis ont envahi les pratiques amateur, les enseignements et les programmes de concert.

Il faut attendre 1905 pour qu’Armide revienne à l’Opéra, alors au Palais Garnier, avec Lucienne Bréval. Gabriel Fauré s’enthousiasme : « Comment ne pas admirer cet art si hautement proportionné aux sentiments qu’il traduit avec une force d’expression qu’on n’a pas dépassée ? » Les dernières représentations datent de 1913 : Armide n’est jamais remontée en scène à Paris depuis lors !

Pour redécouvrir un chef-d’œuvre aussi ambitieux et marquant, il faut une tragédienne comme Véronique Gens et un chef découvreur comme Christophe Rousset : leur compagnonnage sur les héroïnes baroques et classiques trouve ici son accomplissement. Les instruments anciens des Talens lyriques ne peuvent que s’épanouir dans l’acoustique de la salle Favart, où plusieurs de ces artistes ont d’ailleurs contribué à la révélation d’Atys de Quinault et Lully en 1987. La direction scénique de Lilo Baur apporte à cette partition tellurique la sincérité et la vitalité du théâtre.

Argument

Acte I

La cité de Damas célèbre sa princesse, Armide, qui triomphe sur les croisés grâce à ses charmes magiques. Elle confie pourtant ses doutes à ses suivantes : le chevalier Renaud lui résiste toujours. Or les Enfers ont prédit qu’il offrirait la victoire à son camp. Pire, Armide a rêvé que Renaud toucherait son cœur insensible d’une blessure mortelle...

Le souverain Hidraot, oncle d’Armide, loue ses talents mais la prie de trouver un époux pour assurer son lignage. Armide veut rester maîtresse d’elle-même : elle proclame que seul celui qui vaincra Renaud sera digne de l’épouser.

La fête est troublée par une annonce funeste : Renaud vient de délivrer tous les captifs d’Armide.

Acte II

Renaud renvoie le dernier captif au camp chrétien qui assiège Jérusalem. Il est privé de combat et banni pour avoir tué un chevalier, mais ne craint pas de rester sur le territoire d’Armide et d’y chercher un nouvel exploit à accomplir.

Armide et Hidraot invoquent des démons pour lui tendre un piège. Leur magie l’environne d’une nature idyllique et le plonge dans le sommeil.

Armide va pour le frapper mais tombe amoureuse malgré elle. Elle fait enlever Renaud par ses démons.

Acte III

Armide se sent asservie par l’amour. Elle sait en outre que Renaud ne l’aime que parce qu’il est ensorcelé.

Réfugiée dans le désert, elle convoque la Haine et lui demande de la délivrer de sa passion. Mais la Haine s’avère impuissante à l’exorciser. Armide décide de s’abandonner à l’amour.

Acte IV

Deux envoyés du camp chrétien, Ubalde et le Chevalier danois, s’avancent dans le domaine d’Armide, prêts à affronter ses maléfices pour récupérer Renaud.

Tour à tour, deux démons prennent l’apparence de femmes aimées par eux pour tenter de les capturer. Grâce à un sceptre magique, les chevaliers les neutralisent.       

Acte V

Armide veut consulter les Enfers car elle pressent un malheur. Elle confie Renaud, éperdu d’amour, à des créatures magiques chargées de le divertir.

Ubalde et le Chevalier danois surgissent et montrent au chevalier récréant son reflet dans un bouclier : honteux, Renaud se ressaisit.

Armide surprend Renaud alors qu’il s’apprête à l’abandonner pour rallier les siens. Comme il est résolu à sacrifier l’amour à la gloire, Armide promet qu’elle se vengera. Elle ordonne la destruction de son domaine et s’enfuit sur son char volant.

Armide

Christoph Willibald Gluck

5 au 15 novembre 2022

Quand la Syrie était une terre de croisades et de légendes, sa reine Armide ne se contentait pas de capturer les chevaliers chrétiens : elle les captivait aussi de ses charmes. Renaud, le plus vaillant de tous, entreprend de libérer ses compagnons. Contre tout attente, l’invincible magicienne s’éprend de lui, et son amour contre nature s’avère destructeur…

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