En 1659, Louis XIV se résigne avec douleur à quitter son amoureuse Marie Mancini, nièce de Mazarin. La raison d’État impose au monarque de vingt-et-un ans un mariage diplomatique avec sa cousine Marie-Thérèse, infante d’Espagne, ce qui scelle le Traité des Pyrénées établissant la paix entre les deux royaumes. Dès lors, la gloire du règne s’imposera aux élans affectifs d’un roi pourtant sensuel et sensible.
Aux maîtresses qu’il intronisera successivement à la cour, Louis XIV prétend offrir des fêtes. Le dessein de ces splendides « divertissements » est avant tout politique : rassembler autour de lui, monarque absolu à partir de 1661, la noblesse du royaume, l’occuper pour la détourner de ses anciennes prétentions. Le règne devient un prodigieux spectacle.
Lors de ces fêtes succèdent au ballet de cour la comédie-ballet, puis l’opéra, à mesure que les aristocrates et le roi (en 1670), d’abord interprètes, quittent la scène pour devenir spectateurs. Danseurs et chanteurs professionnels des deux sexes les remplacent dans des spectacles toujours plus élaborés, montés dans les appartements ou les jardins et avec des moyens royaux. Des imprimeurs patentés en gravent paroles, musiques et tableaux afin de propager, en France et à l’étranger, des pièces aux sujets choisis par le roi et répétées devant lui.
Succédant à Molière dans les faveurs du roi, le surintendant de la musique Lully et son librettiste, l’académicien Philippe Quinault, attribuent un dessein à l’opéra français : glorifier Louis XIV. C’est l’unique fonction du prologue allégorique qui ouvre toutes leurs pièces. Saint-Simon blâmera le monarque pour « son goût pour la gloire. La flatterie, ce poison, ne fit que s’étendre. Lui-même, sans avoir ni voix ni musique, chantait les endroits les plus à sa louange des prologues des opéras, dans ses particuliers et jusqu’à ses soupers publics. »
Au prologue succèdent cinq actes au ton noble où, dans une intrigue à clés, la gloire et l’amour se disputent le héros. Si Cadmus les conciliait dans leur premier opus en 1673, les titres suivants mettent en scène le triomphe de la gloire sur l’amour, dont un personnage féminin incarne les dangers et dérèglements : Médée, Cybèle, enfin Armide, première à donner son titre à l’œuvre.
L’opéra français est qualifié de « tragédie en musique », ce qui écarte la référence italienne et ennoblit le genre. En regard de la tragédie racinienne, le dialogue écrit en vers irréguliers développe une poétique du merveilleux qui justifie le langage musical. Les protagonistes s’expriment dans une forme spécifique, le « récitatif », déclamation d’une expressivité soignée. Les personnages secondaires s’ébattent dans des « divertissements » dansés et chantés, mêlés de mouvements de décors, d’interventions chorales et d’airs faciles à mémoriser : le spectacle est total.
Chaque création annuelle a lieu à la cour lors du carnaval. Après le Carême, le spectacle est exploité des mois durant au Palais-Royal, dans le théâtre récupéré par Lully en 1673, à la mort de Molière. Mais il en va autrement pour Armide.
En mai 1685, Louis XIV en a choisi le sujet, tiré d’une épopée de 1581, La Jérusalem délivrée du Tasse – source non plus ancienne mais moderne, comme les opéras précédents, Amadis et Roland. Quinault est ravi : près de trente ans plus tôt, il a donné au Théâtre du Marais une Comédie sans comédie dont le cinquième acte, Armide et Renaud, était une « tragi-comédie en machines » (supposant un important dispositif spectaculaire) mise en musique par Michel Lambert, beau-père de Lully.
La préférence royale fait écho à un ballet de cour de 1617, Le Ballet de la délivrance de Renaud, où le jeune Louis XIII interprétait le chef des croisés, Godefroy de Bouillon. Dansée par un homme et accompagnée de démons, la princesse orientale y faisait moins figure de souveraine que de magicienne. Chez Quinault, la femme éprise séduira par magie, mais le croisé reviendra vite à sa mission : la gloire chrétienne l’emportera sur l’amour profane.
Les mois qui suivent fragilisent Lully qui va tomber en disgrâce pour sa dernière œuvre, comme Molière treize ans plus tôt. Marié depuis peu à la dévote Mme de Maintenon, Louis XIV règne sur un pays en paix et pour amadouer le pape, il prépare la révocation de l’Édit de Nantes. La relation homosexuelle notoire qu’entretient Lully avec son page l’horrifie. Louis XIV annule les répétitions à la cour, préférant abonder le projet de son épouse : un pensionnat pour jeunes filles déshéritées à Saint-Cyr. Souffrant et inquiet, le roi prépare aussi son âme à l’opération risquée de sa fistule annale.
Lully monte donc Armide avec les moyens de son « Académie royale de musique ». Loin d’être une école, c’est une excellente troupe dévolue à ses œuvres depuis 1672. Pascal Collasse dirige l’orchestre, Jean Berain dessine les costumes, décors peints et machines nécessaires, Lully règle les ballet, Michel Lambert encadre les solistes. La charismatique Marie Le Rochois interprète Armide, le brillant Louis Gaulard Dumesny chante Renaud, le fidèle Jean Dun est Hidraot.
Nul doute que Lully s’identifie à l’enchanteresse lorsqu’il met en scène le renoncement aux plaisirs du héros double du roi. Qu’Armide survive à l’épreuve en détruisant son palais a pu le réconforter. Dans les faits, son institution perdure jusqu’à aujourd’hui.
À partir du 15 février 1686, Armide connait un triomphe : « C’est un spectacle où l’on court en foule et jusqu’ici on n’en a point vu qui ait reçu plus d’applaudissements », écrit Lully, qui voit même passer au Palais-Royal une ambassade du Siam. Les vibrants récitatifs d’Armide, l’âpre confrontation avec la Haine, les chœurs repris par le public, l’extraordinaire passacaille de l’acte V forment le bouquet final de Lully, qui meurt treize mois plus tard, et de Quinault, qui quitte le théâtre pour la dévotion.
Donnée à la cour en version concert, à la demande du Dauphin mais en l’absence du roi, l’œuvre est imprimée, parodiée, commentée, traduite et adaptée en italien en 1690, reprise à l’Opéra jusqu’en 1766 (sans prologue et avec mise au goût du jour de la partition en 1761). Surnommée « l’opéra des dames », elle devient un modèle : « L'opéra d'Armide est le chef-d'œuvre de Lully et le monologue d'Armide est le chef-d'œuvre de cet opéra » (Diderot), pour son livret : « Tous les philosophes du monde, fondus ensemble, n'auraient pu parvenir à donner l'Armide de Quinault » (Voltaire à Diderot en 1773) et pour ses récitatifs : « La déclamation de Lully est dans la nature, elle est adaptée à la langue, elle est l’expression du sentiment » (Voltaire à Chabanon en 1767).
C’est donc ce livret que Gluck, lors de son séjour parisien, recevra des mains du directeur de l’Opéra. La création de sa version d’Armide en 1777 fera disparaître la partition de Lully jusqu’au XXe siècle où plusieurs productions éparses en Europe précèderont le renouveau baroque des années 1980-1990 avec les premiers enregistrements.
Après l’Armide de Gluck en 2022, Christophe Rousset et Lilo Baur remontent avec enthousiasme à Lully. La metteuse en scène saisit cette occasion unique d’approfondir le trop méconnu Quinault tandis que le chef aura ainsi dirigé tous les opéras de Lully, à la tête de sa formation sur instruments anciens, Les Talens Lyriques. Avec eux, l’Opéra-Comique rend justice à une œuvre qui a assuré à l’art lyrique français sa popularité et sa singularité.
Argument
Prologue
La Gloire et la Sagesse, chacune accompagnée de sa suite, célèbrent le roi. Aussi glorieux que sage, c’est lui qui ordonne et invite à la représentation de l’opéra.
Acte I
La cité de Damas célèbre sa princesse, Armide, qui triomphe sur les croisés chrétiens grâce à ses charmes magiques. Elle confie pourtant ses doutes à ses suivantes : le chevalier Renaud lui résiste toujours. Or les Enfers ont prédit qu’il offrirait la victoire à son camp. Pire, Armide a rêvé que Renaud toucherait son cœur insensible à l’amour d’une blessure mortelle...
Le souverain Hidraot, oncle d’Armide, loue ses talents mais la prie de trouver un époux pour assurer son lignage. Armide veut rester maîtresse d’elle-même : elle proclame que seul celui qui vaincra Renaud sera digne de l’épouser.
La fête est troublée par une annonce funeste : Renaud vient de délivrer tous les captifs d’Armide.
Acte II
Renaud renvoie le dernier captif au camp chrétien qui assiège Jérusalem. Lui-même est privé de combat et banni pour avoir tué un chevalier, mais ne craint pas de rester sur le territoire d’Armide et d’y chercher un nouvel exploit à accomplir.
Armide et Hidraot invoquent des démons pour lui tendre un piège. Leur magie l’environne d’une nature idyllique et le plonge dans le sommeil.
Armide va pour le frapper mais tombe amoureuse malgré elle. Elle fait enlever Renaud par ses démons.
Acte III
Armide se sent asservie par l’amour. Elle sait en outre que Renaud ne l’aime que parce qu’il est ensorcelé.
Réfugiée dans le désert, elle convoque la Haine et lui demande de la délivrer de sa passion. Mais la Haine s’avère impuissante à l’exorciser. Armide décide de s’abandonner à l’amour.
Acte IV
Deux envoyés du camp chrétien, Ubalde et le Chevalier danois, s’avancent dans le domaine d’Armide, prêts à affronter ses maléfices pour récupérer Renaud.
Tour à tour, deux démons prennent l’apparence de femmes aimées par eux pour tenter de les capturer. Grâce à un sceptre magique, les chevaliers les neutralisent.
Acte V
Armide veut consulter les Enfers car elle pressent un malheur. Elle confie Renaud, éperdu d’amour, à des créatures magiques chargées de le divertir.
Ubalde et le Chevalier danois surgissent et montrent au chevalier récréant son reflet dans un bouclier : honteux, Renaud se ressaisit.
Armide surprend Renaud alors qu’il s’apprête à l’abandonner pour rallier les siens. Comme il est résolu à sacrifier l’amour à la gloire,
Armide promet qu’elle se vengera. Elle ordonne la destruction de son domaine et s’enfuit sur son char volant.