Exact contemporain de Scarlatti, Campra et Purcell, Sebastián Durón débute sa carrière officielle à la cour de Madrid en 1695, à 35 ans. C’est le moment où Scarlatti s’épanouit à Naples tandis que Campra aborde l’opéra à Paris, et que Purcell meurt prématurément. Cette même carrière, Durón l’achèvera dix ans plus tard pour suivre en France sa reine déchue. À l’époque de cet exil, deux jeunes musiciens entameront de leur côté des voyages décisifs, Haendel en Italie, Rameau à Paris.
Enrichie par ses colonies dans le Nouveau Monde, jouissant d’une autorité morale, celle de la Contre-Réforme, Madrid, capitale depuis 1561, rayonne au XVIIe siècle. Les monarques « catholiques » appartiennent à la branche aînée des Habsbourg : ils règnent sur l’Espagne et le Portugal, mais aussi sur la Sardaigne, la Sicile et tout le sud de l’Italie, et encore sur le duché de Milan et les Pays-Bas. La branche cadette de la famille règne sur le Saint-Empire romain germanique – tout le centre de l’Europe. Les Habsbourg ne cessent de nouer des alliances, au risque d’une consanguinité dont pâtira la couronne d’Espagne.
Œuvres et artistes étrangers, en particulier italiens, affluent depuis des générations à Madrid. Productions et artistes de la péninsule ibérique circulent tout autant sur le continent, à l’instar de Velázquez, mort l’année de naissance de Durón. Le mécénat des Habsbourg est si considérable que l’on parle de Siècle d’or pour qualifier le XVIIe siècle espagnol : Durón en est un héritier.
Son génie musical profite de l’effervescence culturelle qui anime autant la société et l’Église que la cour. Musique, littérature, peinture et architecture se retrouvent lors de fêtes théâtrales aussi bien publiques que religieuses, officielles que populaires. Il faudra pour tarir ce bouillonnement une longue guerre de succession d’ampleur européenne. Elle est provoquée par l’arrivée sur le trône, en 1700, d’un Bourbon, Philippe V, faute d’héritier Habsbourg.
Opéra tardif de Durón, si ce n’est son dernier, Coronis offre un reflet étonnant de la situation politique de ces années 1700. Puisée chez Ovide, la légende est assez embrouillée pour se prêter à des arrangements. Surtout, le nom de la nymphe a dû attirer l’auteur du livret : Coronis peut facilement désigner la corona, c’est-à-dire la couronne espagnole. Que la belle héroïne attise la convoitise de deux puissantes divinités, mettant involontairement son peuple en danger, n'étonne pas en cette période de succession dynastique. Que le vainqueur du conflit soit finalement Apollon devient limpide : le dieu solaire reste l’emblème du vieux roi de France, Louis XIV, qui n’est autre que le grand-père de Philippe V.
Cependant, qu’on ne s’attende pas à découvrir un Apollon séducteur ou protecteur des arts : la sensibilité n’a pas sa place dans les affaires diplomatiques. D’ailleurs, le seul amoureux de l’opéra s’appelle Triton… et c’est un monstre marin. De toute façon, l’œuvre est centrée sur Coronis, nymphe parée de vertus, aussi courageuse et généreuse que loyale. Ses sujets sont également valorisés, chœur commentant l’action et personnages secondaires, parmi lesquels le devin Protée, sage peu écouté, et un couple d’amoureux bouffons très terre à terre, Ménandre et Sirène, sortes de Papageno et Papagena avant l’heure.
Le mélange des genres est à l’honneur, des bouffonneries aux cataclysmes. Tel est l’univers de la zarzuela baroque, forme à la fois élaborée, divertissante et relativement légère. Présentant habituellement une alternance de dialogues parlés et de morceaux chantés (comme le ballad opera en Angleterre, et bientôt l’opéra-comique en France), celle-ci est entièrement chantée. Construite en deux actes (des « journées ») et quatre tableaux (ou décors), elle combine les traditions ibériques avec des influences italiennes préfigurant l’opera seria, afin de plaire à un roi né à Versailles et à une reine née à Turin.
Écrite pour et créée à la cour – probablement au palais de l’Alcázar, sans date connue –, Coronis a été conçue pour une distribution quasi exclusivement féminine. Presque tous les chanteurs servent alors le culte catholique : le théâtre profane leur est donc interdit. Les femmes, en revanche, animent les troupes en ville : le palais y recrute ces interprètes à la fois comédiennes et chanteuses, capables de jouer des dieux virils comme des bergères sémillantes. Seuls les rôles de barbons, comme le devin Protée, sont réservés à des ténors.
Durón est aujourd’hui redécouvert. Le musicologue Raúl Angulo Díaz a authentifié le manuscrit de Coronis en 2009. Notre spectacle, produit en 2019 par le théâtre de Caen – et coproduit par l’Opéra-Comique – signe sa renaissance après plus de trois siècles d’oubli, grâce à l’engagement passionné de Vincent Dumestre, qui milite pour ce répertoire avec son Poème Harmonique. À la mise en scène, Omar Porras retrouve sa langue natale et réinvente, avec ses complices danseurs et acrobates, un théâtre de machines et de magie approprié à la fantaisie baroque.
On peut ainsi espérer que, par la grâce conjuguée de la musique et de la scène, Coronis, dont Ovide raconte que le fruit de ses amours avec Apollon fut Esculape, dieu de la médecine, vient clore à l’Opéra-Comique deux années sous le joug d’un certain coronavirus.
Par Agnès Terrier
Argument
PREMIÈRE JOURNÉE
Une plage de Thrace
Scène 1 - Pendant qu’on entend au loin la chasse de la nymphe Coronis, prêtresse de Diane, Ménandre et Sirène aperçoivent le monstre Triton. Neptune, son père adoptif, l’a envoyé enlever Coronis dont il est amoureux. Terrorisés, les deux compères se cachent.
Scène 2 - Poursuivie par Triton, Coronis implore les cieux et les bois de lui porter secours. Or le monstre veut l’enlever pour son propre compte. Repoussé par des insultes, il abandonne la galanterie pour des transports furieux. Sirène et Ménandre rameutent les chasseurs, bergers et nymphes du bocage.
Scène 3 - Triton se jette à la mer. Coronis s’inquiète d’un oracle qui prédit sa noyade. Les habitants de Thrace décident alors de gravir la montagne jusqu’à la grotte du devin Protée afin de lui demander à quel dieu se vouer.
La grotte de Protée sur le haut d’une montagne
Scène 4 - Protée pressent qu’une guerre va éclater entre Apollon et Neptune pour l’amour de Coronis, mais aussi pour la domination de la ville de Phlègre.
Scène 5 - Surviennent Coronis et les Thraciens : Protée les exhorte à sacrifier aux autels d’Apollon.
Scène 6 - Ayant entendu le devin, Neptune courroucé veut se venger en submergeant la ville.
Scène 7 - Apollon offre aussitôt sa protection, et une lutte sans merci éclate entre les dieux.
SECONDE JOURNÉE
Un temple avec la statue de Neptune
Scène 1 - Neptune ayant remporté la bataille, les Thraciens se résignent à l’adorer en lui érigeant des autels. Protée leur reproche leur impiété envers Apollon, mais ils l’accusent de les avoir induits en erreur. Une nouvelle vision montre à Protée le temple en feu, mais Coronis ne le prend plus au sérieux.
Scène 2 - Désireuse de respecter l’issue du combat, Coronis attise la colère d’Apollon. Il renverse l’idole de Neptune, à la consternation générale.
Scène 3 - Devant le sacrilège, Neptune rassure les Thraciens, tout en les menaçant d’un déluge s’ils venaient à le trahir. Deux partis s’opposent : celui du dieu marin et celui du dieu solaire. Coronis déplore que son peuple doive périr soit brûlé par Apollon, soit noyé par Neptune.
Une plage avec, au fond, un temple surplombant une montagne
Scène 4 - Accompagné de divinités marines, Triton déplore sa disgrâce amoureuse. Au loin les Thraciens se consument dans le temple en flammes, suivant la prophétie de Protée. Ému par leur douleur, Triton en oublie presque la sienne.
Scène 5 - Dévalant la montagne, Coronis tombe dans les bras de Triton. Déclarations d’amour et protestations se renouvellent jusqu’à ce que le monstre se fâche et décide de l’enlever par la force.
Scène 6 - Apollon paraît et transperce le monstre d’une flèche.
Scène 7 - Ménandre et Sirène sortent vivants de l’incendie, pour se quereller aussitôt sur les devoirs conjugaux respectifs de l’homme et de la femme.
Scène 8 - Ils sont interrompus par l’irruption de Triton blessé.
Scène 9 - Neptune accourt à la plainte de son fils. Il soupçonne Ménandre et Sirène d’être à l’origine du carnage, mais Triton désigne Apollon.
Scène 10 - Apollon vient achever son œuvre sanglante mais le monstre marin expire après ses dernières paroles. Neptune et Apollon s’apprêtent à s’affronter une seconde fois.
Scène 11 - Envoyée par Jupiter, Iris descend de son arc-en-ciel : le dieu de la foudre ordonne que les combats cessent et que Coronis choisisse son vainqueur. Neptune est éconduit ; Apollon devient son époux. Ménandre demande à Apollon de pouvoir joindre son mariage au sien. Une fête célèbre les nouveaux époux.