La Dame blanche a d’abord été La Dame d’Avenel, mais ses auteurs Scribe et Boieldieu ont opté pour un titre plus universel. Toute contrée, tous châteaux n’ont-ils pas leur fantôme protecteur ?
C’est en effet cette rémanence du passé qu’ils mettent en scène, esprit de persistance et promesse de retour. Privé de son nom écossais, leur opéra-comique célèbre explicitement l’idée de restauration. De fait, un an plus tôt, Charles X a succédé à son frère Louis XVIII sur le trône de France : la continuité dynastique a repris cours. La création de La Dame blanche conclut aussi l’année de la loi dite « du milliard aux émigrés » : l’État s’est engagé à indemniser les aristocrates privés de leurs biens par la Révolution. Or la pièce déploie sur trois actes le retour du bon seigneur parmi ses vassaux, au moment où ils mettent en œuvre la sauvegarde de son domaine. À l’Opéra Comique, théâtre officiel alors dévolu au « genre éminemment national », la politique n’est jamais absente des choix de programmation en cette année 1825...
Depuis la Révolution, le public français raffole des histoires mélodramatiques d’enfants perdus. À l’Opéra Comique, il les attend légères et heureuses. Dans La Dame blanche, il admet d’emblée que le jeune lord disparu et le soldat amnésique ne font qu’un, et que les amoureux séparés se retrouvent par hasard dans leur pays natal. Le spectacle consiste à différer les scènes de reconnaissance par des péripéties divertissantes.
Le succès du roman gothique anglais a mis le fantastique à l’honneur dans le mélodrame, mais l’Opéra Comique préserve la raison et le bon goût. Pour les Français, Walter Scott est moins le chantre des légendes celtiques que l’inventeur du roman historique, où l’on cherche à saisir une vérité. Principale source de La Dame blanche, Guy Mannering est son premier roman traduit en français. Le librettiste Eugène Scribe se saisit de ce récent succès de librairie, ainsi que de La Dame du lac et du Monastère. Il en conserve ce qui fait comédie, avec une pincée de satire.
Exit spectres, prédictions et morts violentes ! Les apparitions de la Dame blanche, prudemment distillées, n’inquiètent que les personnages crédules. L’héroïne Anna exploite la légende sans appréhension. C’est elle qui, entre irrationalité et réalité parfois bien prosaïque, guide le héros – et les spectateurs – sur le chemin du souvenir et de l’émotion… Tirant la leçon de l’adaptation du Freischütz de Weber pour Paris en 1824, Boieldieu apprécie que le livret comporte juste « un peu de magie théâtrale, ce je ne sais quoi qui ne supporte pas quelquefois l'analyse, mais qui plaît et fait courir ». Savant équilibre résumé par Georges : « La Dame blanche ? Je n’y crois pas mais j’en suis amoureux ».
Dans cette collaboration, le tandem Scribe-Auber fonctionne à la perfection. À 34 ans, Scribe est à la mode depuis le succès, en 1823, de son Leicester – d’après Scott – écrit pour Auber. À 50 ans, Boieldieu est fort de vingt et un opéras-comiques et seul capable – croit-on – de s’opposer à Rossini, installé en France depuis 1824. La presse va opposer ces deux musiciens qui vivent dans le même hôtel, 10 boulevard Montmartre (« Je ne suis jamais au-dessus de vous que quand je vais me coucher » dit Boieldieu à Rossini). On ignore que Boieldieu ne composera presque plus après La Dame blanche.
La partition est achevée dans l’urgence pour remplacer une création d’Auber, différée par la grossesse d’une chanteuse. Le peintre Gué doit recycler les décors d’autres spectacles. On rafraîchit les costumes de Wallace ou le Ménestrel écossais, un opéra-comique de 1817. Les chanteurs de la troupe, ravis d’avoir à la fois « de quoi chanter et de quoi jouer » (Boieldieu), arrachent leurs morceaux au compositeur. Pour la première fois, il n’a plus le temps de tester ni peaufiner son travail. Il orchestre à flux tendu et doit même écrire l’ouverture en une nuit, corvée qui échoit à Adolphe Adam, recruté comme assistant, et au harpiste Labarre, qui lui a fourni un air écossais rapporté de voyage (« Chantez, joyeux ménestrel » à l’acte III).
On n’a encore jamais monté une production aussi rapidement, en 28 jours de répétitions. Dès la première, elle s’avère parfaite. La duchesse de Berry, mère de l’héritier du trône, y assiste en grande pompe. Boieldieu va lui dédier la partition publiée fin décembre ; elle fera jouer l’œuvre à la cour le 8 février. Le ténor Ponchard et plusieurs interventions chorales, dont l’hymne d’Avenel, sont bissés.
Dirigés par Frédéric Kreubé, l’orchestre et les chanteurs bénéficient de vastes scènes dignes d’un héritier de Mozart, et de morceaux d’une grande variété, même si certains sont des poncifs : air martial de soldat, chœur de montagnards, chanson à boire, ballade de forme ancienne, orage rossinien… L’action obéit à une parfaite unité de temps, de la fin de matinée à la vente au petit matin, puis au paiement à midi. Le prodigieux numéro des enchères, absent chez Scott, est une invention de Scribe. La chanson qui ranime la mémoire de Georges, et du même coup authentifie son identité, est une idée de Boieldieu. « On ne peut marier avec plus d’art et de goût la musique et la comédie : M. Boieldieu a résolu le problème de leur union », lira-t-on dans la presse.
Aux saluts le 10 décembre, les chanteurs traînent en scène le compositeur brisé de fatigue et d’émotion. De retour chez lui, il trouve sous ses fenêtres l’orchestre du théâtre et ses étudiants du Conservatoire qui rejouent l’air écossais du 3e acte. Tous poursuivent la fête chez Rossini. Les jours suivants, le théâtre enregistre des recettes exceptionnelles.
Les reprises en province commencent à Rouen, ville natale de Boieldieu qui y dirige les répétitions et la première le 1er février. Cette fois, la sérénade donnée à Boieldieu par la troupe vaut au chef un procès pour tapage nocturne… Suivent Marseille, Lille, Douai, Nantes, Lyon, le Havre, Bordeaux, mais aussi Liège et Bruxelles, entre mars et juin, tandis que fleurissent les traductions pour des créations, dès l’été 1826, à Vienne, Berlin, Francfort, Londres, Budapest, Copenhague, etc. les années suivantes.
Les honneurs ont leur revers : « Ce succès a armé contre moi tous les confrères jaloux. Ces médailles, ces cadeaux du roi, mes succès à l’étranger, tout cela les fait enrager » déplore Boieldieu, qui ignore qu’un dessert, une compagnie d’omnibus et même une figure d’équitation prendront le nom de Dame blanche…
En avril 1851, la place devant l’Opéra Comique prendra, elle, le nom de Boieldieu, un hommage qu’il refusait de son vivant. Le 16 décembre 1862, pour la première fois dans l’histoire d’un théâtre lyrique, on célèbrera une 1000e représentation, celle de La Dame blanche, en présence de Napoléon III.
C’est au XXe siècle que l’enthousiasme s’étiole, et Debussy déplore dès 1912 qu’« on ne joue plus du tout La Dame blanche, charmant opéra-comique de vraie tradition française, à la faveur duquel se faisaient et se défaisaient tant de mariages… » L’œuvre atteint tout de même 1679 représentations en 1926, pour son centenaire. Puis il faut attendre 1997 et la production dirigée par Marc Minkowski et mise en scène par Jean-Louis Pichon qui, reprise en 1999, cumule 14 dates.
L’Opéra Comique est heureux de reprendre, à partir de sa 1694e représentation, le 4e titre le plus joué de son histoire (après Carmen, Manon et Mignon). Et surtout de rassembler, au XXIe siècle, une distribution et des forces musicales jeunes et enthousiastes, menées par Julien Leroy à la direction musicale et Pauline Bureau à la mise en scène, afin de rendre toute sa fraîcheur à ce chef-d’œuvre de théâtre musical.
Agnès Terrier