Le romantisme a engendré des poètes maudits et des œuvres qui le sont tout autant : c’est le cas des Fantasio d’Alfred de Musset et de Jacques Offenbach, frappés d’une même fatalité à 40 ans d’intervalle.
La comédie-drame écrite pour être lue « dans un fauteuil » par un Musset de 23 ans, que dégoûtait la « ménagerie » du théâtre, a paru en 1834. Musset l’a composée courant 1833, en pleine idylle avec George Sand, « dans un moment où il n’avait que des idées riantes, et même toutes les raisons du monde de se croire le plus heureux des hommes » racontera Paul de Musset, frère aîné de l’auteur. Cependant, Alfred émerge d’une période marquée par des échecs littéraires, des désillusions politiques, la mort de son père dans la grande épidémie de choléra… Il s’est étourdi dans les plaisirs et son désenchantement imprègne Fantasio.
La pièce n’est créée à la Comédie-Française que le 18 août 1866, neuf ans après la mort du poète. Cette histoire d’un étudiant fantasque, qui se fait bouffon pour aider une princesse à donner un sens à sa vie, a été remaniée par Paul d’après – prétend-il – une idée d’Alfred : Fantasio s’éprend d’Elsbeth à la scène, ce qui n’était pas le cas à la lecture. Les 30 représentations ne décident pas du succès, et l’institution attendra 1925 pour reprendre Fantasio, avec Pierre Fresnay.
Revenons en 1850, lorsque Musset rencontre Offenbach à la Comédie-Française.
À 40 ans, Musset est devenu un auteur officiel et son Chandelier, créé au Théâtre Historique d’Alexandre Dumas, entre au répertoire de l’institution. À 31 ans, Offenbach vient de prendre la tête de l’orchestre du Français où des musiques de scène, en général composées par le chef d’orchestre en titre, agrémentent les représentations. Pour Le Chandelier, Offenbach compose une « Chanson de Fortunio », chanson qui devient bientôt populaire au concert, grâce à quelques chanteurs enthousiastes, comme Roger de l’Opéra-Comique.
Si bien qu’après la mort du poète, Offenbach donne à la pièce une suite, l’opéra-comique La Chanson de Fortunio, qu’il crée aux Bouffes-Parisiens en 1861.
Au faîte de sa gloire, le compositeur bouffe demeure un romantique contrarié. C’est pourquoi il accepte volontiers le projet Fantasio que lui proposent, lors des répétitions de son Vert-Vert à l’Opéra-Comique en 1869, les deux directeurs Ritt et Leuven. Ils en annoncent la création pour la saison suivante, avec dans le rôle-titre le fameux ténor Victor Capoul. Paul de Musset arrange le livret avec Charles Nuitter, Camille du Locle et peut-être Alexandre Dumas fils.
Leur Fantasio est moins fantaisiste que l’original, mais plus romantique, voire héroïque, et moins égoïste car amoureux. Bref, le livret est sentimental, et il s’achève sur une perspective amoureuse, comme il se doit à l’Opéra- Comique. Le chant nécessitant des vers, on en prélève de beaux dans d’autres textes d’Alfred : la Ballade à la lune pour le premier air de Fantasio, À quoi rêvent les jeunes filles ? pour la romance d’Elsbeth et le premier duo Fantasio-Elsbeth.
La création scénique est suspendue par la guerre franco-prussienne. L’Opéra-Comique doit ensuite fermer entre la reddition de Sedan et la fin de la Commune, de septembre 1870 à juin 1871.
Au lendemain de ces épreuves, la presse, l’opinion, Camille du Locle lui-même, devenu co-directeur de l’Opéra-Comique avec Adolphe de Leuven, s’interrogent : l’action de Fantasio se déroule en Bavière ; Offenbach est d’origine prussienne… Est-ce prudent ? D’ailleurs, les opéras-bouffes de ce railleur n’auraient-ils pas, au fil du Second Empire, sapé gravement les valeurs nationales ?
La création de Fantasio le 18 janvier 1872 bénéficie d’une belle réalisation scénique, mais pâtit de l’animosité générale des artistes. Capoul parti, le rôle a été attribué à une mezzo, Célestine Galli-Marié, future Carmen, mais pour l’heure spécialiste des rôles travestis (un travesti qui désamorce le « libertinage ingénu » que Théophile Gautier aimait tant dans la pièce originale). D’autres excellents interprètes partagent l’affiche : Marguerite Priola chante Elsbeth, Ismaël le Prince de Mantoue et Melchissédec Sparck.
Mais trois jours plus tôt, Le Roi Carotte, sur un livret de Victorien Sardou, a triomphé à la Gaieté : l’« opéra- bouffe-féerie » s’avère ainsi une formule gagnante pour Offenbach, qui passe plus que jamais pour un imposteur à l’Opéra-Comique, scène « du genre éminemment national » (dit-on à la Chambre des députés) où, après tout, ses précédents Barkouf (1860), Robinson Crusoé (1867) et Vert- Vert (1869) ne se sont pas imposés.
Prévenu contre la pièce de Musset, réputée injouable, le public rejette l’opéra-comique d’Offenbach.
Cette première création d’après-guerre, dédiée au critique autrichien Eduard Hanslick, est décidément trop germanique. En outre, elle s’achève sur un finale qui a le mauvais goût de célébrer la paix. « La scène se passe en Allemagne, un pays où de longtemps la fantaisie n'élira plus domicile » décrète la Revue des deux mondes.
Alors en pleine préparation de sa Djamileh d’après Namouna de Musset, Bizet appelle à « lutter contre l’envahissement toujours croissant de cet infernal Offenbach » « qui représente à cette heure, d’après la Revue des deux mondes, la musique allemande dans le monde entier ». Et le Ménestrel de réclamer : « Offenbach s’est fait légion et nous envahit. Y aurait-il en sa faveur un article additionnel au traité de Francfort ? L’Opéra-Comique qui a l’honneur d’être qualifié de théâtre national doit chercher l’art le plus haut possible, et surtout par des œuvres nationales. » Jamais Offenbach n’aurait dû toucher à un texte de l’académicien auteur du Rhin allemand, devenu chant patriotique : « On ne traite pas de cette main cavalière et brouillonne cette chose sérieuse qui est l'art, on ne débite pas ainsi, par lots mutilés, ces pages que le génie a faites immortelles et que la mort aurait dû faire inviolables » conclut la Revue des deux mondes… L’œuvre est retirée de l’affiche après 10 représentations. C’est un fiasco, que balaieront les reprises de deux titres des années 1830 : Le Pré aux clercs d’Hérold et Fra Diavolo d’Auber.
Offenbach ne s’y attarde pas. Le Theater an der Wien a appelé « cet enfant gâté des Viennois » (dixit la presse autrichienne) à créer l’œuvre en allemand, avec Marie Geistinger (future Rosalinde dans La Chauve-souris de Strauss) dans le rôle-titre. Hélas, la première du 21 février 1872 ne remporte qu’un succès d’estime qui ne va pas au- delà de 27 représentations. Offenbach va alors retourner aux formules qui marchent, le bouffe et le féerique. Il abandonne Fantasio dont il réutilisera motifs et poésie dans son testament musical des Contes d’Hoffmann, sans s’occuper de mener son édition à bien
Alors que seule une version viennoise permettait d’appréhender l’œuvre, l’éditeur Boosey and Hawkes a rassemblé les manuscrits épars afin de publier, en 2013, la reconstitution de la première parisienne de Fantasio. Enregistré par Opera Rara, créé en concert à la Komische Oper Berlin le 16 février 2016 (avec un ténor), ce chef- d’œuvre oublié du romantisme français a retrouvé la scène en février 2017.
Notre production, signée Laurent Campellone à la baguette et Thomas Jolly à la mise en scène, avec Marianne Crebassa dans le rôle-titre, a été donnée au Théâtre du Châtelet pour dix représentations à guichets fermés, alors que s’achevait la restauration de la salle Favart. Nous aurions dû la programmer en décembre 2020, mais la pandémie de Covid-19 en a décidé autrement. 1872-2023 : Fantasio, incarné cette fois par Gaëlle Arquez, retrouve enfin l’Opéra-Comique après quasi 152 ans d’attente.
Sous la comédie, l’œuvre résonne plus que jamais. À l’instar d’Offenbach et de Musset, Fantasio transforme sous la défroque du bouffon ses angoisses existentielles en énergie créatrice. Et par le jeu il impose, dans un monde terriblement matérialiste et pragmatique, la jeunesse comme principe d’un projet politique.
Argument
Acte 1 | Un mariage se prépare au royaume de Bavière. De cette union entre la princesse Elsbeth et le prince de Mantoue, la paix entre les deux pays doit être le premier fruit. Pourtant, le bon roi nourrit des doutes : doit- il sacrifier sa fille à la raison d’État, alors qu’il ne connait même pas ce prince italien à la mauvaise réputation ?
De son côté, Fantasio, jeune étudiant mélancolique et blasé, voudrait changer de vie. Sur un coup de tête, il décide d’endosser le costume du bouffon du roi qui vient de mourir, et de se faire une place à la cour.
Au moment de franchir la frontière, le prince de Mantoue choisit lui aussi de prendre une autre identité, celle de son aide de camp Marinoni, dans l’idée de se faire aimer pour lui-même...
Acte 2 | La princesse Elsbeth se laisse peu à peu conquérir par la fantaisie bienveillante du nouveau bouffon. Fantasio se fait un malin plaisir à déjouer les projets du roi et sème la zizanie... Il veut que la princesse écoute son cœur ! Dans son habit d’aide de camp, en revanche, le prince accumule les gaffes, au grand désarroi du brave Marinoni.
Mais soudain, aux yeux de tous, Fantasio lui enlève sa perruque. Face à ce crime de lèse-majesté, la guerre menace les deux États.
Acte 3 | Fantasio échoue en prison, ce qui l’amuse beaucoup. Il y reçoit la visite de la princesse et se dévoile enfin à elle : sous le costume du bouffon se cache un jeune homme séduisant.
En ville, ignorant tout des jeux de la séduction, les esprits s’échauffent à la perspective de la guerre. Fantasio, qui a réussi à s’échapper, propose au prince un combat singulier pour éviter le conflit. Le prince de Mantoue, peureux, décrète alors une paix immédiate. Pour le récompenser, le roi élève Fantasio à la dignité de prince.
Direction musicale Laurent Campellone • Mise en scène Thomas Jolly • Avec Gaëlle Arquez, Jodie Devos, Franck Leguérinel, Jean-Sébastien Bou, François Rougier, Anna Reinhold, Thomas Dolié, Mathieu Justine, Yoann Le Lan, Virgile Frannais, Bruno Bayeux, Louison Bayeux, Juliette Gauthier • Chœur Ensemble Aedes • Orchestre de chambre de Paris