À lire avant le spectacle | L'Autre Voyage

Désireux d’offrir au compositeur viennois une scène qui le rapproche de nous, Raphaël Pichon et Silvia Costa exhument des partitions oubliées, joyaux de lyrisme et de mélancolie, où affleurent, dans un théâtre à la fois anatomique et psychique, les fantômes d’une œuvre.

Publié le 17 janvier 2024
fr

Les quelque six-cents lieder de Franz Schubert placent, au cœur du romantisme allemand, l’idéal de fusion de la poésie et de la musique. Cette extraordinaire rencontre ne semble cependant pas s’être produite pour lui à l’opéra, un domaine qui l’a pourtant régulièrement occupé.

Deux titres schubertiens, Alfonso und Estrella et Fierabras, sur des intrigues troubadour dans le goût de Weber et Boieldieu, ont un certain renom, tout en restant confidentiels. Depuis leur création posthume, ils sont considérés comme difficiles à monter, reposant sur des livrets traditionnels que son art peina à transcender.

La musique instrumentale de Schubert, aussi pléthorique que sa production lyrique, recèle des œuvres qui ont pu être célébrées de son vivant, mais aussi de nombreux inachèvements, en général révélés après sa mort, que ce soit dans son corpus de chambre, parmi ses compositions pour le piano (douze sonates achevées sur vingt-trois entamées…) ou pour l’orchestre (sept symphonies complètes sur une quinzaine mises en chantier).

Si bien qu’on a pu considérer que l’inachèvement caractérisait la démarche et l’œuvre d’un artiste dont la vie brutalement rompue à 31 ans obéit à la même trajectoire.

Bien moins connue, la production d’opéras de Schubert présente ce même trait caractéristique, encore accentué. De la vingtaine de projets scéniques dans lesquels il s’est lancé en une quinzaine d’années actives, seuls trois ont vu le jour de son vivant : deux musiques de scènes et un petit singspiel en un acte. Certains n’ont pas de titre, la plupart restèrent inaboutis.

Pourquoi tant d’essais ? Parce que dans les années 1820, à Vienne comme dans toute l’Europe, le théâtre, de répertoire parlé ou chanté, offrait aux musiciens des revenus, une visibilité et une forme de reconnaissance. Encouragé par son entourage, Schubert n’eut de cesse de se produire dans l’une des institutions viennoises, inspiré par leurs programmations – en premier lieu par les opéras-comiques français alors à la mode –, saisissant chaque occasion, mais souvent sans avoir reçu de commande.

Il faut explorer ces partitions lyriques plus ou moins complètes pour découvrir çà et là des pages de premier ordre.

Tel a été le projet de Raphaël Pichon, qui de cet ensemble a dégagé des pièces qu’il a mises en ordre, puis entremêlées à d’autres compositions de Schubert de façon à former une véritable partition, à laquelle les arrangements et orchestrations de Robert Percival ont apporté une unité. L’entreprise a été très précocement accompagnée par Silvia Costa qui s’est attachée à bâtir un récit mettant en situation scénique ces extraits d’une grande diversité de formes et de couleurs, avec l’apport de Raphaëlle Blin lorsqu’une réécriture textuelle s’imposait.

Ni reconstitution, ni nouvel opéra, L’Autre Voyage est une proposition théâtrale originale. Elle nous permet de découvrir des musiques inconnues de Franz Schubert, au fil d’un récit où s’ordonnent les principaux affects qui l’inspiraient : le doute, la fantaisie, la solitude, l’élan spirituel.

L’Opéra-Comique continue ainsi à valoriser toutes les formes de rencontres de la musique avec la poésie, à la faveur cette fois du regard neuf que ces jeunes interprètes posent, avec l’ensemble Pygmalion et la Maîtrise Populaire de l'Opéra-Comique, sur un monument du patrimoine musical.

Personne qui comprenne la douleur d’autrui, et personne la joie d’autrui ! On croit toujours aller l’un vers l’autre et on ne va jamais que l’un à côté de l’autre. Ô douleur pour celui qui s’en rend compte ! Mes créations en musique existent de par l’intelligence de ma douleur ; celles que seule la douleur a engendrées semble faire le plus de plaisir au monde. 

Franz Schubert, Journal, 27 mars 1824

Par Agnès Terrier

Argument

Une femme est assise au rouet. Comme une Parque, elle tire de son instrument un long fil et, armée de ciseaux, en coupe un fragment.

Sur un talus éclairé par la lune, un corps est découvert. Saisis par la scène, des policiers balaient l’espace de leurs lampes-torches.

Un médecin reçoit le corps à autopsier. Il découvre avec terreur qu’il s’agit du sien, sorte de double macabre dont il accomplit, tourmenté, la dissection.

Guidé par la voix de son ami et collègue, cet homme assiste à des funérailles où alternent des moments d’affection et des visions cauchemardesques. Serait-il le témoin fantôme de son propre enterrement ? Il croise le regard de son enfant.

L’enfant est au piano. Ses parents lui font souffler ses bougies d’anniversaire. La scène se répète. Le temps passe. Progressivement l’enfant disparaît, laissant une place vide devant le piano.

L’homme prend conscience que les funérailles étaient celles de son fils, parti trop tôt. Il comprend qu’avec cette disparition une partie de lui-même est morte – celle-là même, double défunt, à laquelle il s’était trouvé confronté, dans son refus d’admettre la perte de son fils.

L’homme et la femme entament leur deuil. Ils se confrontent aux traces que le passé a laissées dans le mobilier de leur foyer, la chambre d’enfant, les photos… Ce cheminement douloureux fait rejaillir entre eux d’anciennes frustrations et incompréhensions. La tension culmine lorsque passe un groupe d’enfants, riant et jouant, qui rendent manifestes l’absence de leur fils, leur désarroi et leur sentiment de culpabilité.

Soutenu par la voix de l’ami compatissant, l’homme s’engage dans un processus de réconciliation. À son enfant disparu il promet une arrivée apaisée dans un monde de lumière. Lui, resté parmi les vivants et nostalgique d’une innocence irrévocablement perdue, accepte enfin la nature toujours changeante et inachevée de l’existence humaine.

Antonio Cuenca Ruiz

Direction musicale Raphaël Pichon • Mise en scène et décors Silvia Costa • Avec Stéphane Degout, Siobhan Stagg, Laurence Kilsby, Chadi Lazreq • Orchestre et Chœur Pygmalion • Chœur d'enfants Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique

L'Autre Voyage

D'après Schubert

1 au 11 février 2024

Désireux d’offrir au compositeur viennois une scène qui le rapproche de nous, Raphaël Pichon et Silvia Costa exhument des partitions oubliées, joyaux de lyrisme et de mélancolie, où affleurent, dans un théâtre à la fois anatomique et psychique, les fantômes d’une œuvre.

En savoir plus