À lire avant le spectacle | Lakmé

Publié le 9 septembre 2022
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L’orient ! l’orient ! qu’y voyez-vous, poètes ? / Seigneur ! est-ce vraiment l’aube qu’on voit éclore ? / N’y voit-on déjà plus ? n’y voit-on pas encore ?

Victor Hugo

Lakmé, qui figure parmi les dix titres français les plus joués au monde, est aussi l’un des ouvrages les plus caractéristiques de l’Opéra-Comique. Sa création y remporta d’ailleurs un succès immédiat en 1883, comme Mignon et Manon, à l’opposé de Carmen que l’institution tâcha de relancer la même année.

En 1883, le chef-d’œuvre de Léo Delibes témoignait en effet du goût moyen de la société française et des questionnements d’une génération d’artistes, deux mois seulement après la mort de Wagner, qui s’était posé comme chantre de la modernité.

À l’opposé du système wagnérien, Lakmé avait été conçu dans la tradition : l’œuvre était le fruit de compromis passés entre le directeur avisé de l’Opéra-Comique, Léon Carvalho, et le compositeur alors au sommet de sa carrière, et en passe d’entrer à l’Institut. À ces deux personnalités s’ajoutaient plusieurs librettistes : le tandem, fidèle à Delibes, formé par les journalistes Edmond Gondinet et Philippe Gille (qui signait « le Masque de fer » au Figaro), auquel s’ajoutait Arnold Mortier (« Un Monsieur de l’orchestre » au Figaro) qui retira son nom de l’affiche.

Sous la Troisième République, on mettait volontiers sur la scène lyrique des sujets puisés dans la littérature contemporaine. L’expression musicale s’en trouvait vivifiée. Et les spectateurs, confortés dans leurs pratiques culturelles, se sentaient plus proches des personnages.

Lakmé combinait ainsi deux sources. D’une part Le Mariage de Loti, du romancier à la mode Pierre Loti, paru en 1880 et qui racontait la passion malheureuse d’un officier et d’une Vahiné en plein Pacifique. D’autre part Les Babouches du Brahmane, l’une des Scènes de la vie anglo-hindoue de l’indianiste Théodore Pavie, publiée dans la populaire en 1849, et qui racontait la vengeance d’un brahmane humilié par un Anglais.

Lakmé répondait moins à un quelconque besoin d’Orient de la part de Delibes – peu soucieux d’authenticité musicale – qu’au goût général du public pour les idylles exotiques.

Jusqu’au début de 1881, Delibes et ses librettistes projetaient d’écrire un Jacques Callot bien français. Mais ils « réorientèrent » leur dessein en raison de mouvements dans la troupe de l’Opéra-Comique. Alors que le chanteur pressenti pour Callot faisait défection, une jeune soprano américaine de passage, Marie Van Zandt, triomphait dans le rôle-titre de Mignon. Lui offrir un rôle sur mesure permettrait de la retenir, affirma le directeur. Exploiter son charisme garantissait le succès, estimèrent les auteurs.

En février 1881, Gille et Gondinet conseillèrent donc à Delibes de lire Loti. « La couleur, l’idée d’une passion sauvage aux prises avec notre civilisation européenne nous paraissent séduisantes », indiquèrent-ils. Puis Mortier trouva dans la nouvelle de Pavie le moyen très habile de détourner le propos vers la couronne britannique.

En effet, un opéra-comique ne pouvait pas questionner la légitimité de la colonisation à la française – laquelle se trouvait justement relancée par le gouvernement républicain au Tonkin et en Tunisie. Or l’anglophobie n’avait jamais été aussi forte depuis que l’Angleterre avait établi un protectorat en Égypte. Lakmé pouvait donc s’inscrire dans une riche lignée d’ouvrages caricaturant les Anglais – après Fra Diavolo, Carmen, etc. Mais cette fois l’Anglais accédait au premier rôle masculin, dans une intrigue audacieusement contemporaine car située sous le règne de Victoria, impératrice des Indes depuis 1876

Sur une scène nationale aussi en vue que l’Opéra-Comique, le sujet ne devait cependant soulever aucune polémique. Le déséquilibre de la relation coloniale, auquel un authentique voyageur comme Loti se montrait sensible, passa derrière l’idylle nouée par deux figures familières du répertoire : la belle autochtone et le militaire étranger, tous deux déchirés entre loyauté et passion. Quant à la figure du chef religieux porté au fanatisme, spécialité des barytons-basses français, elle était commune à l’opéra et à l’opéra-comique.

Le livret fut rédigé courant 1881. Au printemps 1882, Delibes composa sa partition en allant écouter régulièrement ses interprètes, Van Zandt mais aussi le ténor vedette Jean-Alexandre Talazac, créateur de son Jean de Nivelle, et le baryton-basse Arthur Cobalet. Alors que la création était déjà annoncée pour l’année suivante, Delibes aborda l’orchestration pendant l’été, une saison qu’il passa entre le festival de Bayreuth, où il assista à la création de Parsifal, et Constantinople, dont il rapporta des darboukas, tambours d’Afrique du nord qu’il allait utiliser dans le ballet de l’acte II sous le nom de « petites timbales ». En septembre, l’orchestre de l’Opéra-Comique fit l’acquisition d’un « typophone » aussitôt décrit dans la presse : « destiné à imiter le son des clochettes, il est tout entier construit avec des diapasons. La sonorité se répercute dans des petits tuyaux qui lui donnent un son céleste et argenté ».

C’est que Delibes était connu pour ses orchestrations raffinées, grâce à ses fameux ballets conçus pour l’Opéra. Le compositeur admiré de Tchaïkovski revendiquait même son appartenance à l’« école moderne » pour laquelle, affirmait-il, « l’orchestre joue un personnage dans les opéras. Il ne se borne plus à un simple accompagnement, il y chante constamment sa partie ».

Les répétitions de Lakmé s’étendirent sur six mois, car Delibes supervisait également la création bruxelloise de Jean de Nivelle, celle d’une musique de scène à la Comédie-Française, et enfin l’exécution de deux ballets à l’Opéra de Paris, tandis que Talazac et Van Zandt avaient accepté des engagements à Monte-Carlo…

Le 14 avril 1883, le rideau se leva devant le tout Paris : les directeurs du Conservatoire (Ambroise Thomas), de la Comédie-Française et de l’Opéra, l’architecte Charles Garnier, les librettistes Barbier, Meilhac et Halévy, les compositeurs Paladilhe, Guiraud, Grisart et Serpette… et même le gouverneur de Cochinchine !

L’œuvre alternait parlé et chanté, ce qui permit à la majorité des morceaux d’être acclamés. Deux furent même bissés : le duo Lakmé-Gérald concluant l’acte I et la cantilène de Gérald à l’acte III. L’énorme succès public fut communiqué par télégraphe aux théâtres du monde entier. En août 1883, Delibes apprêta donc pour la diffusion les récitatifs d’une seconde version « opéra » de Lakmé – celle que nous avons programmée en 2014.

Si les costumes surprirent par leur aspect contemporain, la beauté des décors de Rubé, Chaperon, Lavastre et Carpezat, le raffinement de la partition dirigée par Jules Danbé et le ténor Talazac furent les héros des représentations. À partir de la troisième représentation, un trio disparut même de l'acte III afin de rehausser la dignité morale de Gérald.

Si la dramaturgie manquait d’originalité (rappelant tour à tour L’Africaine, Lalla-Roukh, Le Roi de Lahore, Les Pêcheurs de perles et Carmen), Delibes revisitait la notion de genre musical à la lumière de la relation coloniale, distribuant le style traditionnel d’opéra-comique aux Anglais matérialistes, et celui du drame lyrique moderne aux Indiens idéalistes.

Tandis que paraissaient pour les amateurs des morceaux détachés, des transcriptions et des fantaisies, l’éditeur Heugel supervisa 19 traductions pour l’exportation. Dans la décennie de sa création, Lakmé fut donné à Francfort, Genève, Rome, Prague, Saint-Pétersbourg, Londres, Anvers, New-York, Bruxelles, Budapest, Buenos Aires, Lisbonne et Berlin. Des artistes mythiques s’emparèrent ensuite du rôle-titre : Adelina Patti, Lily Pons, Janine Micheau, Mado Robin, Joan Sutherland, Christiane Eda-Pierre… À l’affiche de l’Opéra-Comique presque chaque saison, l’œuvre connut sa 100e en 1891, sa 1000e en 1931 et sa 1500e en 1960, avec Mady Mesplé et Alain Vanzo. Interprétée par Natalie Dessay en 1995 et par Sabine Devieilhe en 2014, chacune débutant alors dans le rôle, Lakmé devait revenir sans tarder à l'Opéra-Comique. Notre programmation de 2022 reprend à la 1610e représentation de l'œuvre - chiffre conséquent, mais en deçà des 2066 Mignon et des 2906 Carmen jouées ici jusqu’à aujourd’hui.

Notre nouvelle production mise en scène par Laurent Pelly et dirigée par Raphaël Pichon à la tête de l’ensemble Pygmalion est la septième produite dans la Salle Favart. Dans cet écrin si favorable à la musique et aux mots, l’orchestre joue sur instruments d’époque, et l’œuvre retrouve l’alliage délicat des dialogues parlés et des voix lyriques, servi par les plus grands stylistes du chant français.

Par Agnès Terrier

Argument

Acte I

Indes britanniques, deuxième moitié du XIXe siècle.

Alors que l’occupation britannique ébranle son prestige spirituel, le brahmane Nilakantha voit avec émotion les Hindous prier dans l’enceinte sacrée de son jardin. Sa fille Lakmé, dont la foi est si pure qu’on la croit divine, est devenue une icône pour le peuple dominé. Ayant ôté ses bijoux, elle va cueillir des lotus avec sa servante Mallika.

Après leur départ arrive un groupe d’Anglais qui percent l’enceinte et s’aventurent chez le brahmane. Ellen et Rose sont plus fascinées que leur gouvernante, Mistress Bentson, tandis que Frédéric, un officier, tente de les éveiller à l’altérité culturelle.

Gérald, l’autre officier, reste seul pour dessiner les bijoux laissés par Lakmé, afin de pouvoir en offrir des copies à sa fiancée Ellen. Il prend conscience qu’il commet un sacrilège. Lakmé le surprend et veut d’abord le chasser, mais elle est attendrie par l’étranger. L’amour naît entre eux. Gérald doit fuir lorsque surgit Nilakantha, qui exhorte aussitôt les Hindous à la vengeance.

Acte II

Sur la place de la ville, le marché bat son plein, au grand dam d’une Mistress Bentson désorientée. Frédéric comprend que Gérald est troublé par Lakmé. Dans la foule se sont glissés un pénitent hindou et une diseuse de chansons : c’est Nilakantha qui force Lakmé à chanter afin que l’intrus du jardin se trahisse. Une fois Gérald repéré, Nilakantha fomente son meurtre.

Gérald rejoint Lakmé qui le supplie de se convertir pour se protéger, mais trop tard : il est poignardé et laissé pour mort.

Acte III

Lakmé a recueilli et soigné Gérald au fond de la forêt, où ils peuvent vivre leur amour. Lakmé va chercher l’eau sacrée qui, selon le rite, scellera leur union.

Frédéric surgit et rappelle Gérald à son devoir de soldat. Celui-ci promet de rejoindre le régiment. À son retour, Lakmé perçoit son trouble, et comprend tout quand passe le régiment au loin. Refusant de renoncer à son rêve, Lakmé mord secrètement une fleur empoisonnée, puis convainc Gérald de boire l’eau sacrée qui les unira. Elle meurt ainsi en le protégeant des représailles de Nilakantha.

Lakmé

Léo Delibes

28 septembre au 8 octobre 2022

Raphaël Pichon et Laurent Pelly s’emparent de ce monument de l’Opéra Comique, succès international joué plus de 1600 fois depuis sa création, et servi par une distribution de haute volée.

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