À lire avant le spectacle | Le Domino noir

Par Agnès Terrier

Publié le 26 août 2024
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« Qu’est-ce donc qu’un opéra-comique ? C’est de l’Auber, c’est du Scribe ; c’est ce qu’ils voudront ; c’est charmant ! »

Gérard de Nerval en 1844

Au siècle de Nerval et de Tchaïkovski, de Gautier et de Wagner, Le Domino noir suffisait à résumer l’Opéra-Comique, avec sa troupe aussi brillante dans le chant que dans le jeu, et ses pièces conciliant virtuosité musicale et finesse satirique.

Ses deux auteurs, le dramaturge Scribe et le compositeur Auber, étaient les plus prolifiques de leur temps, et ceux dont les productions passaient le plus facilement les frontières. Ce Domino noir, leur 22e collaboration, créée en 1837, ne quitta les affiches de l’Opéra-Comique qu’en 1911, et y demeure aujourd’hui le 9e titre le plus joué du répertoire, avec 1201 représentations.

Le titre énigmatique du Domino noir évoquait au XIXe siècle toutes les facettes du genre opéra-comique : le jeu, mais aussi le travestissement par le double sens du mot domino, la possibilité d’une héroïne comme d’un héros, sous le long manteau à capuche qu’était avant tout un domino, le mystère et l’intrigue, le bal et le carnaval… La décennie 1830 était celle du triomphe de la monarchie bourgeoise et de ses valeurs libérales, de l’épanouissement romantique et d’une effervescence culturelle exceptionnelle à Paris.

Avec ses trois actes contrastés – le premier aristocratique et élégant, le deuxième familier et comique, le troisième de couleur religieuse –, avec son intrigue échevelée et presque en temps réel – qui se déroule pendant une nuit de Noël peu catholique, de minuit moins le quart à 4 heures du matin (office des matines) – l’oeuvre équilibre le parlé et le chanté, et mélange des ingrédients issus d’une comedia espagnole (La Dame lutin de Calderón de la Barca) et d’un conte de fées (Cendrillon).

En dépit de ces sources anciennes, l’action est contemporaine du public de la création, fait rare à l’époque romantique. Avec un humour et une légèreté qui permirent au livret d’être agréé tel quel par la censure, Scribe égratigne ensemble les romantiques – en la personne du héros Horace, rêveur et crédule – et les aristocrates – avec le comte Juliano, fêtard indifférent à la guerre civile. L’ancrage madrilène de l’action permet d’épingler les Espagnols, les Anglais et même les Français.

Pour les mélomanes de 2024, Le Domino noir marque l’avènement, dans notre histoire musicale, d’une Espagne certes de convention, mais ô combien inspirante. Après un siècle de classicisme dramatique qu’avait ouvert le Cid et que Figaro avait refermé, l’Espagne fantasmée devint à partir de la création du Domino noir le 2 décembre 1837 une source féconde de formes musicales et chorégraphiques. Et à l'Opéra- Comique, l’horloge déréglée qui inaugure le premier acte du Domino noir en 1837 sonne toujours en 1911 dans L’Heure espagnole de Ravel !

Le Domino noir repose sur une intrigue conduite et résolue par deux femmes, respectivement Angèle de Olivarès et la reine d’Espagne. Cette dernière ne pouvait pas paraître en scène puisqu’il s’agissait d’une souveraine en exercice, la régente Marie-Christine de Bourbon-Sicile, nièce de Louis-Philippe. Cette veuve de 31 ans, qui régnait en 1837 sur un pays déchiré par les guerres carlistes, pouvait-elle être la belle inconnue dissimulée par le domino noir, et qui perdait au bal du premier acte un bracelet de diamants ?

L’héroïne voilée et polymorphe, tour à tour grande dame, servante, paysanne et abbesse, est en vérité une jeune et riche héritière, laquelle se mue en véritable aventurière : comme son inspiratrice caldéronienne Angela, Angèle ne se résout pas au destin que lui assignent sa famille et la société. Elle s’en libère en jetant son dévolu sur un homme qu’elle trouble jusqu’à la folie. Travestissements, ellipses, personnages secondaires et mélange des points de vue sur l’intrigue permettent de dissimuler son identité jusqu’au dernier acte. À ce livret bien fait répond une partition d’une grande variété et toujours inspirée, que louait l’intransigeant Berlioz.

Le développement de la figure féminine ne s’explique pas seulement par les sources, mais aussi et surtout par les circonstances de la création. Cette Nouvelle Cendrillon, titre du premier livret, avait d’abord été destinée à Gomis, compositeur espagnol exilé à Paris, très actif à l’Opéra-Comique jusqu’à son décès en 1836. Lorsque le projet échut à Auber, Scribe développa le livret en faveur de la soprano Laure Cinti-Damoreau, qui avait créé le rôle d’Elvire dans leur grand succès commun de 1828, La Muette de Portici. Cette transfuge de l’Opéra avait intégré la troupe de l’Opéra-Comique en octobre 1835 en tant que « première chanteuse ». Il s’agissait de montrer que cette rossinienne connue dans toute l’Europe, première Comtesse du Comte Ory, était devenue à 36 ans une comédienne hors pair.

Ses collègues qui l’entouraient dans le théâtre de la Bourse – la salle Favart étant alors occupée par le Théâtre-Italien – ne s’offusquèrent pas de recevoir des rôles moins développés et se contentèrent de leurs personnages bien caractérisés, en particulier la célèbre Mme Boulanger en truculente Jacinthe et les excellents ténors Couderc et Moreau-Sainti en Horace (rôle chéri des ténors) et Juliano.

Pour relever le défi de cet opéra-comique réputé suranné, au titre énigmatique aujourd’hui, à l’intrigue invraisemblable, et aux scènes parlées aussi exigeantes que les numéros chantés, l’Opéra-Comique a rassemblé en 2018 une distribution rompue à cet art difficile et emmenée par Anne-Catherine Gillet, sous la direction scénique de Valérie Lesort et Christian Hecq, dont c’était la première production lyrique, et la direction musicale de Patrick Davin, qui avait ressuscité La Muette de Portici en 2012, et qui est brutalement décédé en 2020.

En amoureux de l’Opéra-Comique qu’il dirige depuis 2022, Louis Langrée prend la tête d’une joyeuse troupe où l’on retrouve les incontournables Anne- Catherine Gillet, Cyrille Dubois et Marie Lenormand, pour faire rutiler les couleurs du Domino noir et célébrer les charmes d’un répertoire qui n’a pas fini de nous enchanter.

Argument

Acte I

À Madrid, la reine d’Espagne donne le rituel bal masqué ouvrant les fêtes de Noël. S’y retrouvent des aristocrates aux aspirations contradictoires : le galant comte Juliano, le diplomate anglais Lord Elfort, qui soupçonne sa femme d’être amoureuse d’Horace de Massarena, jeune diplomate espagnol. Le romantique Horace est promis à un brillant mariage avec la fille du comte de San Lucar, pour l’heure pensionnaire au couvent des Annonciades. Mais il ne pense qu’à une belle inconnue dissimulée sous un domino noir (longue cape à capuche) qu’il a croisée au bal l’année précédente. Elle paraît à nouveau, semble touchée par la fidélité de cet amoureux, mais ne peut révéler son identité. À minuit elle doit s’enfuir, séparée de l’amie dont elle était accompagnée.

Acte II

À la suite du bal, Juliano a invité Horace et des amis chez lui, au grand dam de sa gouvernante Jacinthe qui comptait passer la soirée avec son galant Gil Perez, concierge du couvent voisin. La belle inconnue du bal n’est autre qu’une novice de ce couvent, Angèle, nièce de la reine, qui voulait profiter une dernière fois des plaisirs mondains avant de prendre ses fonctions d’abbesse. Or elle est bloquée dehors et demande donc asile à Jacinthe, qui la fait passer pour une nièce de province cherchant une place de servante. Angèle se voit obligée d’égayer la compagnie masculine d’une chanson aragonaise. Horace la reconnaît, mais l’irruption de Lord Elfort cherchant maintenant sa maîtresse le plonge dans le doute. Angèle obtient son silence puis soutire à Gil Perez les clés du couvent.

Acte III

Une fois rentrée au couvent, Angèle rassure son amie Brigitte de San Lucar, qui est revenue du bal de son côté et a dû affronter les calomnies de l’ambitieuse soeur Ursule. Au petit matin, Horace se présente au parloir et confie à la future abbesse dissimulée sous son voile qu’il souhaite rompre le projet de mariage avec sa promise par amour pour une belle inconnue. Les invités affluent aux voeux de la future abbesse. La reine fait alors savoir qu’elle a décidé de confier le couvent à Ursule, et que sa nièce Angèle doit choisir un époux. Désigné devant tous, Horace découvre enfin l’identité de sa belle.

Le Domino noir

Daniel-François-Esprit Auber

20 au 28 septembre 2024

Valérie Lesort et Christian Hecq ont inventé un plateau à métamorphoses, plein de fantaisie et de poésie, pour ce succès de 2018 qui magnifie l’art d’Auber et lui redonne sa place centrale dans la vie musicale française du XIXe siècle.

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