« Dans aucune salle de Paris on n’avait obtenu jusqu’à présent une lumière aussi vive et aussi légère qu’au nouvel Opéra Comique ! » Ainsi célébrait-on, dans la presse de 1898, la réouverture de la salle Favart, désormais dotée d’un équipement entièrement électrique – une première en Europe.
Ce n’est donc pas un hasard si Nikola Tesla, génial développeur du courant alternatif, devient en 2021 le héros, à l’Opéra Comique, d’une création lyrique : Les Éclairs. Des éclairs porteurs d’une énergie nouvelle, facile à produire, à maîtriser et à transporter, dissipatrice de ténèbres, génératrice de communications démultipliées ! Des éclairs pour conjurer les flammes qui, en 1887, avaient ravagé l’Opéra Comique, trahi par la vétusté de son équipement au gaz…
Les éclairs furent les complices de Nikola Tesla, ingénieur américain d’origine serbe, né dans l’Empire d’Autriche en 1856, mort à New York en 1943. Sa vie fut jalonnée de fulgurances intérieures et d’éblouissantes expériences publiques. Courant alternatif, transformateur, transmetteur, etc. : Tesla avait d’abord l’intuition de ses inventions lors de flashs prémonitoires. Mais que d’embûches ensuite pour convaincre les industriels de financer ses inventions, et pour rassurer le public sur leurs usages ! Alors, après les tests en laboratoire, Tesla s’offrait en spectacle pour faire la démonstration de ses trouvailles. Car il n’avait qu’un objectif : interconnecter les humains en offrant à ses idées la plus large application qui soit.
Cette vocation universelle habitait un homme plein de manies et de phobies, à la fois dandy mondain et savant fou, et dont le sens de la publicité était inversement proportionnel au sens des affaires. Si bien qu’il mourut pauvre et solitaire, quoique nimbé d’une réputation de bienfaiteur de l’humanité.
Sept ans après l’inscription des archives et brevets de Tesla au Registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO, Jean Echenoz publiait en 2010 aux Éditions de Minuit son 14e roman, Des éclairs. Il s’agissait d’une biographie de Tesla, à la fois imaginaire et très informée, comme l’étaient ses deux opus précédents, Ravel paru en 2006, et Courir (d’après la vie de l’athlète Emil Zátopek) paru en 2008. Chaque récit campe un génie qui voit ses performances lui échapper, et la société le prendre de vitesse. Qualifié de « fiction sans scrupules biographiques », Des éclairs présente le héros sous le nom de Gregor, façon pour Echenoz de s’autoriser une grande liberté de ton et de mise en scène.
En 2016, Olivier Mantei dirigeait sa première saison à la tête de l’Opéra Comique – dont la fermeture pour travaux lui permettait de planifier des créations et de renouveler le répertoire. Il proposa à Jean Echenoz d’écrire un livret d’opéra, dans une absolue liberté. Comme cela arrive rarement, le projet littéraire précédait la commande musicale. Le livret fut donc conçu sans compositeur. Jean Echenoz choisit d’adapter Des éclairs, et il prit le temps de transformer son roman en texte scénique, re-titré Les Éclairs, ajoutant en particulier un second personnage féminin au premier qu’il avait déjà inventé pour offrir une sorte de vie affective à Gregor.
Par ailleurs, Olivier Mantei envisageait avec Philippe Hersant un projet pour l’Opéra Comique, tenant à offrir au compositeur une première création lyrique à Paris – les opéras antérieurs d’Hersant, Le Château des Carpathes et Le Moine noir, avaient été respectivement créés au Festival de Montpellier (1992) et à l’Opéra de Leipzig (2006). Plusieurs idées furent évoquées, sans aboutir.
Puis apparut l’évidence : présenter Hersant à Echenoz, Echenoz à Hersant. Et c’est ainsi que début 2019, Philippe Hersant reçut un premier état du livret des Éclairs.
2019 a été l’année du travail en commun sur ce livret, qui a permis au compositeur de se l’approprier et à l’écrivain de l’accompagner. 2020, année de confinement, a contraint le compositeur à écrire sa partition reclus dans son atelier de Montmartre, éloigné de l’équipe artistique et de la distribution vocale, mais proche du ciel de Paris et de ses pigeons – volatiles qui, dans le roman et le livret, sont les derniers compagnons de Gregor.
2021 est l’année de la création scénique, celle qui offre à tous les protagonistes du projet de quitter les téléphones et les écrans des confinements successifs – outils de communication si redevables à Tesla – pour construire le spectacle ensemble, au théâtre, sous la direction scénique de Clément Hervieu-Léger et musicale d’Ariane Matiakh.
Ils portent ensemble l’histoire de ce génie obsessionnel, à la fois généreux et aveugle à l’égard de l’humanité, trop convaincu de la supériorité de la science pour en voir les dangers. Un sujet profond, une problématique ô combien actuelle, un traitement éclairant et accessible, sous la forme d’un drame joyeux. Pour cette dernière création du mandat directorial d’Olivier Mantei, l’Opéra Comique persévère dans le renouvellement de l’opéra français, en pariant comme il l’a toujours fait sur l’esprit, la sensibilité et l’engagement des artistes.
Par Agnès Terrier
Argument
Acte 1
Sur le pont d’un transatlantique, le jeune ingénieur Gregor arrive en Amérique avec une recommandation à l’attention du puissant industriel Thomas Edison. La fin de la traversée lui donne l’occasion de démontrer ses talents : il répare les dynamos du navire, avariées par une tempête.
Interviewé par la première femme journaliste du New York Herald, Edison se montre pétri d’ambition et de cynisme. Il veut bien recevoir Gregor, mais pour le mettre au défi d’améliorer son principe de générateur. Gregor parvient-il à décupler la puissance de la machine, Edison le renvoie au lieu de le payer, et promet d’entraver sa carrière.
Quelque temps plus tard, Betty découvre que Gregor est devenu ouvrier pour survivre. Elle recommande ce génie singulier à Parker, un riche entrepreneur en quête de bons placements. Parker prend Gregor sous son aile.
Acte 2
Grâce à Parker, Gregor vit désormais dans le luxe et peut développer ses recherches, tout en fréquentant la haute société new-yorkaise. Lors d’une réception, il rencontre le philanthrope Norman Axelrod et sa femme Ethel : ils se prennent respectivement d’amitié et d’amour pour lui.
Edison décide de salir la renommée des inventions de Gregor, en particulier celle du courant alternatif. Il organise des électrocutions publiques d’animaux, puis le premier essai de chaise électrique sur un condamné à mort, invitant les journalistes dont Betty à chroniquer l’événement.
Pourtant, dans l’opinion publique, Gregor remporte la guerre des courants. Les manifestations de reconnaissance lui pèsent cependant, et il part poursuivre ses travaux dans le Colorado.
Acte 3
Convaincu qu’il peut établir le contact avec des civilisations extraterrestres, Gregor rentre du Colorado avec le désir de développer une énergie libre d’usage, pour le bienfait de l’humanité. De génie, il commence à passer pour un excentrique – en dépit de l’attachement protecteur d’Ethel qui le défend devant la presse, où seule Betty croit le comprendre.
Ces remous et l’altruisme de Gregor étant nuisibles aux affaires, Parker lui retire son soutien et rompt leur contrat.
Acte 4
Gregor ne fréquente plus que les Axelrod. Norman voit encore en lui un homme d’avenir. Ethel lui déclare son amour et veut l’emmener en Europe pour relancer sa carrière. Mais Gregor refuse de trahir Norman.
Ses recherches ne lui rapportent plus rien. Il ne s’attache plus qu’à nourrir les pigeons de son quartier, tandis qu’Edison fait prospérer son empire technologique.
Ethel finit par avouer à Norman son amour pour Gregor, et le quitte. Mais dans sa chambre d’hôtel miteux, Gregor n’y est plus pour personne.