À lire avant le spectacle | Samson

Par Timothée Picard
Dramaturge et conseiller artistique du Festival d’Aix-en-Provence
 

Publié le 9 octobre 2024
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Samson de Rameau, au Festival d'Aix-en-Provence, 2024 © Monika Rittershaus

Quand, en 1733, le plus brillant esprit de son temps, Voltaire, s’associe au plus grand compositeur de l’époque, Rameau, pour mener à bien une ambitieuse réforme de l’art lyrique, cela produit l’opéra biblique Samson. Mais jugé sulfureux, le livret est censuré et la partition, perdue, est reprise par bribes incertaines dans des ouvrages ultérieurs.

Hantés par ce projet singulier, devenu l’une des plus belles chimères de l’histoire de l’opéra, Claus Guth et Raphaël Pichon ont voulu non pas en reconstituer la lettre, mais en recréer l’esprit : associer un récit d’une force et d’une noblesse inédites à la plus éloquente des musiques. Samson est l’élu de Dieu mais son pouvoir extraordinaire est un don équivoque : une suite d’amours trompeuses va le retourner en pulsion destructrice, faisant de l’Hercule biblique le premier suicidé meurtrier de masse. 

Une figure d'élu ambigüe

Le personnage de Samson apparaît dans le Livre des Juges, qui s’attache à l’histoire du peuple hébreu allant de la conquête du pays de Canaan à l’apparition de la royauté (XIIe siècle av. J.-C.). Dans ces temps troublés de guerre contre différents peuples, les tribus d’Israël ont placé à leur tête des juges, choisis moins pour leurs vertus que pour leurs qualités de chefs militaires. Samson en est le dernier.

Sa figure, à la croisée entre réalité historique et construction théologique, trouve son origine dans un conte cananéen assimilable à un mythe solaire. C’est un ange qui annonce à la mère de Samson, supposée stérile, qu’elle enfantera un fils chargé de délivrer Israël des Philistins dont, en punition de leurs péchés, les Hébreux sont prisonniers. Placé à l’écart de la société, il est nazir : consacré à Dieu. Parmi les règles qui lui incombent : ne se couper ni les cheveux ni la barbe. Par la force extraordinaire qu’il déploie, associée à leur longueur, Samson possède toutes les caractéristiques du nazir guerrier.

Mais comme Hercule ou Gilgamesh, demi-dieux accumulant les fautes, Samson est une figure ambivalente dont la signification est incertaine. Ni chef de guerre ni libérateur de son peuple, il a des aventures répétées avec des Philistines, de sa fiancée Timna à Dalila, chaque fois présentées comme des traîtresses qui le font courir à sa perte et dont il se venge - occasions de guérillas avec l’ennemi dont les ressorts restent avant tout personnels.

Si Samson ne parvient jamais à trouver un foyer, c’est que Dieu l’a assigné à la plus exigeante des missions, pour laquelle son caractère s’est finalement révélé trop faible. Avec la destruction du temple ensevelissant les Philistins tout en causant sa propre perte, il apparaît comme un précurseur des kamikazes modernes. 

Je me borne à dire que pour moi ma force même est ma mort. N’est-elle donc pas la source de mes maux, si nombreux et si grands que chacun d’eux pour le pleurer demanderait toute ma vie ? Mais, ô le premier de tous, ô perte de la lumière, c’est toi surtout que je déplore ! 
Aveugle au milieu de mes ennemis ! Ô vous, vous, pires que les chaînes : prison, pauvreté, vieillesse ! 
L’œuvre première de Dieu, la lumière, elle est éteinte pour moi ! 
 

John Milton, Samson agoniste (1671) Traduction de Joseph d’Avenel, 1860

Voltaire et Rameau : une rencontre riche de promesses

Le livret de Voltaire a été censuré dans ses différentes versions et la partition de Rameau, perdue, fut démembrée et utilisée à d’autres fins. La raison de cette censure est une accusation d’impiété, mais la réputation du penseur est suffisamment sulfureuse, à l’heure où éclate l’affaire des Lettres philosophiques, pour que le projet ait été incertain dans son principe même.

Voltaire fait la connaissance de Rameau en 1733, au moment de la création triomphale mais controversée de son premier opéra Hippolyte et Aricie. Il décèle en lui le compositeur qui lui permettra d’accomplir la réforme du genre lyrique qu’il appelle de ses vœux, et s’attelle alors à l’écriture d’un livret sur le sujet de Samson, a priori étonnant pour deux artistes certes coutumiers du théâtre des jésuites mais fort peu dévots, et plus exposé à la critique qu’un sujet mythologique traditionnel.

Ce livret évolue rapidement. D’abord du fait de dissensions avec Rameau : il a beau avoir révolutionné le langage musical du genre, il ne se présente pas moins comme garant de certains de ses fondamentaux. Ensuite par anticipation de la censure. Si Voltaire cède sur la présence d’un prologue et accepte de faire de Dalila une amoureuse prise à son propre piège, il refuse de troquer l’histoire de Samson contre celle d’Hercule. Il réduit par ailleurs les récitatifs à l’essentiel et s’en tient à une fin tragique, le talent de Rameau symphoniste lui paraissant à même de briller dans un moment « plein de majesté et de terreur » tel que l’effondrement du temple. 

Le couperet de la censure

Une première version du livret est mise en musique en août et soumise à la censure en septembre 1734. Le couperet du refus tombe par deux fois : on s’en prend à la forme novatrice du livret, rapproché de manière dépréciative du roman ; on reproche à l’auteur de ne pas respecter la lettre du texte sacré et d’y mêler des éléments profanes : la mythologie (registre de la fable) à la Bible (registre de la vérité). 

Voltaire remanie son texte. Mais Rameau est engagé dans la composition des Indes galantes, qu’il donne à l’été 1735, en réutilisant déjà la partition de Samson pour l’acte des Incas. Un second livret, plus proche des attentes du public d’opéra, est prêt en février et mis en musique en mars 1736. C’est un nouvel échec auprès de la censure, dans le contexte tendu d’une cabale menée par les jansénistes. 

Dans ces conditions, Rameau refuse d’imprimer sa musique afin de pouvoir la réutiliser ultérieurement. On sait aujourd’hui qu’il a repris des pages de Samson dans Les Indes galantes (1735), Castor et Pollux (1737), Les Fêtes d’Hébé (1739), Zoroastre (1749), mais aussi pour deux collaborations ultérieures avec le même Voltaire : La Princesse de Navarre et Le Temple de la Gloire (1745). 

Réforme de l'opéra et critique de la religion

Au moment où il se consacre à Samson, Voltaire porte en lui un projet de réforme de la tragédie lyrique visant à lui redonner cohérence et noblesse. Il souhaite éveiller chez le spectateur une pensée critique, non plus simplement divertir, et faire de la puissance expressive de la musique de Rameau son bras armé.

Mais cette exigence tragique ne doit pas tromper. Le philosophe met l’artifice du théâtre au service de ses idées : montrer que les Écritures sont des fables ; créer une forme d’opéra qui invite le spectateur à tenir un regard distancié.
 
Samson peut en effet être compris comme une remise en question des religions. L’auteur y montre l’absurdité des guerres entre les Hébreux et les Philistins et condamne toute violence perpétrée au nom de Dieu. Celui vengeur et destructeur de l’Ancien Testament paraît même plus terrible que ceux des Philistins. Samson est présenté comme un barbare sanguinaire autant qu’un sauveur. Son élection ‒ et celle de son peuple ‒, qui a pour conséquence l’exclusion et le sacrifice, est elle-même ambiguë. Voltaire dénonce ainsi l’absurdité d’une grâce fondée sur l’éternelle souffrance.

Pour ces raisons, Samson apparaît avant tout comme une œuvre de combat, condamnée par avance à la clandestinité. Le fait que de multiples copies manuscrites du livret circulent jusqu’en 1742 atteste néanmoins de son succès – de même que les tentatives d’autres compositeurs de le mettre en musique. 

Une création mondiale

Fascinés par la triade formée par les noms de Voltaire, Rameau et Samson, Claus Guth et Raphaël Pichon ont écarté le désir utopique de reconstituer la lettre du projet originel pour tenter de renouer avec son esprit : les orientations esthétiques et philosophiques inhérentes au désir de Voltaire de réformer l’opéra, et surtout son intuition de faire se rencontrer un sujet d’une force extraordinaire avec la musique incomparable de Rameau.

Claus Guth a donc élaboré un scénario inédit, embrassant toute la geste du héros, depuis l’annonce de sa naissance jusqu’à son suicide meurtrier, en passant par ses mésaventures amoureuses et ses déchaînements de violence – portant ainsi l’accent sur les traits les plus complexes de sa personnalité. Il développe en outre un personnage de mère désorientée par les agissements de son fils monstrueux. De son côté, Raphaël Pichon a élaboré un montage musical qui s’ajuste à ce scénario en puisant à diverses pages de Rameau, à commencer par celles qui proviennent avec une plus ou moins grande probabilité de Samson. La scénographie d’Étienne Pluss place l’action dans un décor monumental portant les traces de la catastrophe conclusive, tandis qu’une création en sound design crée une synergie sonore entre l’espace où se déroule l’intrigue et l’environnement des spectateurs.

Une intrigue simple et forte, une musique parfois peu ou pas connue, mais toujours saisissante, permettent ainsi de renouer avec l’idéal voltairien de tragique intense et spectaculaire, d’un sublime naïf proche de l’oratorio. 
 

Ce programme de salle reprend les textes du programme du Festival d’Aix-en-Provence, élaborés en 2024 avec l’équipe de création de Samson, actualisés pour la présente édition.
 

Argument

Dans le présent. 
La mère de Samson arrive sur la scène du crime : c’est là que son fils a commis un attentat-suicide, entraînant dans la mort des centaines de personnes. Elle tente de comprendre son acte et commence un voyage dans le passé. 

Elle a toujours désiré avoir un enfant, et puis – après des années, comme par miracle – elle tombe enceinte, dans de mystérieuses circonstances. Elle ne tarde pas à constater que son enfant possède des dons particuliers. Le jeune Samson est déjà doué d’une force proprement surhumaine, ce qui l’inquiète parfois lui-même. Nous sommes en temps de guerre, alors en présence de la force de Samson, on se sent en sécurité. Mais il fait peur aussi, et on commence à l’éviter : un héros solitaire.

Samson l’Hébreu tombe amoureux pour la première fois – de Timna, une Philistine. Au cours de la noce se produit un esclandre. Samson réagit avec une violence démesurée. Timna ainsi que son meilleur ami, Elon, sont choqués ; ils prennent leurs distances. Même sa mère se détourne de lui. Elle a de plus en plus de mal à comprendre ses accès de violence. C’est comme s’il était dépassé par ses propres forces.

Samson se retire alors du monde et mène la vie d’un ermite. C’est dans cette solitude qu’il rencontre ses démons intérieurs, qu’il se radicalise et retrouve le chemin de la force. De nouvelles explosions de violence menacent les Philistins. Ces derniers lui tendent alors un piège : ils lui envoient la séduisante Dalila. Elle a pour mission, contre rémunération, de découvrir le secret de sa force mystérieuse.

Cependant Samson garde bien son secret et Dalila doit le presser sans cesse de questions. Ils finissent par tomber amoureux l’un de l’autre et Samson lui révèle que toute sa puissance réside dans sa chevelure qu’il ne rase jamais. Comme autrefois sa mère, Dalila l’endort en le berçant, puis le dépossède de sa force – en lui coupant ses cheveux. Les Philistins, qui étaient à l’affût, s’emparent alors de lui et l’aveuglent. Dalila, désespérée par sa trahison, se tue.

Une grande fête chez les Philistins. Au plus fort de la soirée, on présente Samson comme l’attraction principale à l’amusement de tous et on l’humilie. Déployant alors toutes ses forces, Samson accomplit un ultime acte de cruauté : il se tue en entraînant tous les autres dans la mort.

La mère de Samson, en pleurs, stupéfaite par cette horreur, s’interroge sur l’origine et le destin funestes de son enfant. 

Par Yvonne Gebauer, dramaturge auprès de Claus Guth pour Samson
Traduction de Pascal Paul-Harang

Samson

Jean-Philippe Rameau

17 au 23 mars 2025

Avec une intrigue simple et forte, ce spectacle total conjugue des musiques saisissantes et restitue pour le public d’aujourd’hui le tragique édifiant rêvé par Voltaire.

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