À lire avant le spectacle | Zémire et Azor

Publié le 5 juin 2023
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Par Agnès Terrier

« Je suis homme sous la figure d’une bête. Combien y a-t-il de bêtes sous la figure d’un homme ? »
Marie-Catherine d’Aulnoy

Si Charles Perrault et les frères Grimm semblent dominer l’avènement littéraire du conte de fées aux extrémités du XVIIIe siècle, le genre s’est en vérité épanoui sous la plume de femmes. Comme le roman épistolaire, le conte était plus accessible aux dames que les écritures nobles, en prose ou exposées (le théâtre) quasi réservées aux hommes. Conte et roman servaient l’expression de l’intime, périmètre féminin. Mais ils s’avéraient aussi de formidables lieux d’invention. Raison pour laquelle les hommes ont bientôt rejoint les femmes de lettres, pour les supplanter en notoriété comme en production.

Pour une Marie-Catherine d’Aulnoy remise en lumière en 2022 par l’Agrégation de Lettres, combien d’autrices de qualité oubliées ! Leurs écrits demeurent, qui sont souvent centrés sur de valeureuses protagonistes. La fiction leur a permis d’accorder l’héroïsme au féminin.

Il en va ainsi de La Belle et la Bête. Signé Mme de V*** à sa parution en 1740, ce conte est popularisé à partir de 1756 par la version de Mme Leprince de Beaumont – aïeule d’un conteur plus fameux, Prosper Mérimée.

Bien des mythes et des légendes ont mis en scène l’accouplement monstrueux d’une bête sauvage avec une femme, au point que l’association sexualité/bestialité structure notre imaginaire. À l’époque moderne, le conte est un « miroir magique qui reflète certains aspects de notre univers intérieur et des démarches qu’exige notre passage de l’immaturité à la maturité » (Bettelheim). Il se veut aussi outil moral. Face à la Bête, la Belle se révèle parée de trois vertus : la modestie, la fidélité et le courage. De quoi servir à l’éducation des filles, en un temps où elles ne choisissent guère leur mari.

Deux académiciens font la fortune scénique de La Belle et la Bête, Nivelle de La Chaussée puis Marmontel, le premier à la Comédie-Française en 1742, le second à la Comédie-Italienne en 1771. Auteur de Contes moraux qui commencent à paraître en 1755, Marmontel reprend à Nivelle la transposition de l’intrigue dans l’Orient des Mille et Une Nuits : la Belle est devenue Zémire, la Bête Azor. Plutôt que Bagdad, Marmontel choisit le détroit d’Ormuz. Sa pièce est en effet destinée à être mise en musique, et l’univers marin favorise tempête, nuées, naufrage, des ingrédients prisés par la scène lyrique, toujours plus spectaculaire au XVIIIe siècle.

Composée par Grétry, l’œuvre de Marmontel est créée sous la forme d’une comédie-ballet en 1771, par les interprètes de la Comédie-Italienne.

La Comédie-Italienne, troupe officielle, a absorbé neuf ans plus tôt son rival l’Opéra-Comique, que son indépendance fragilisait, mais dont le dynamisme esthétique reste fécond. Le genre comique répond à l’esprit des Lumières, au goût croissant du public pour un art plus sensible et plus direct. De proportions d’abord modestes, l’opéra-comique – qu’on appelle plutôt « comédie mêlée d’ariettes » – a gagné en qualités littéraires et musicales.

Avec Marmontel et Grétry, ce genre neuf, qui alterne parlé et chanté, prétend désormais se hausser au niveau de l’opéra : Zémire et Azor présente quatre actes, des ballets, des scènes spectaculaires, des dialogues parlés versifiés, et une partition aussi raffinée que variée.

L’officialisation/absorption de l’Opéra-Comique lui permet de produire certaines de ses premières à la Cour, où l’administration des Menus-Plaisirs a, en deux siècles, transformé les distractions du monarque en véritable politique culturelle. Ainsi, témoigne Casanova, « Louis XV conduit avec lui tout ce qui peut contribuer aux plaisirs des ministres et de sa Cour : il se fait suivre par les Comédiens-Français, les Comédiens-Italiens, et par ses acteurs et actrices de l’Opéra. Pendant six semaines, Fontainebleau est beaucoup plus brillant que Versailles ». À Fontainebleau, où l’on passe la saison de la chasse, une salle aménagée dans l’aile de la Belle Cheminée accueille les pièces nouvelles des trois troupes royales, qui font ensuite les beaux soirs des théâtres de la capitale.

Grétry, qui a rejoint le dispositif en 1770, dédie Zémire et Azor à madame du Barry. La favorite du vieux roi s’implique moins dans la vie culturelle que jadis la Pompadour, mais c’est habile : d’après la pièce, la Belle est sage et le Monstre vertueux. Dédier l’œuvre à la dauphine de 16 ans, Marie-Antoinette, eût de mauvais goût : il est notoire que son mariage avec l’héritier du trône n’a pas encore été consommé

Les rôles-titres sont interprétés par les étoiles de la troupe comique, la soprano Marie-Thérèse Laruette (née Villette) et la haute-contre Clairval, tandis que les non moins fameux Joseph Caillot et Jean-Louis Laruette interprètent Sander et Ali. Comme Marie-Jeanne Trial née Milon et Pétronille-Rosalie Beaupré, respectivement sœurs de Zémire, tous sont des comédiens aguerris et des chanteurs émérites, qui ont l’âge de leurs personnages. Le costumier Louis-René Boquet et le chorégraphe Gaëtan Vestris parachèvent la distribution.

Le lendemain de la première, le 9 novembre 1771, la petite dauphine félicite Grétry. Elle lui avoue avoir rêvé de sa famille, lointaine et éparpillée, apparue par magie dans le reflet d’un tableau, comme Zémire en fait l’expérience à l’acte III. C’est Marmontel qui a mis au point ce trucage, véritable préfiguration de nos rendez-vous en visio. Cette scène aussi féerique qu’émouvante va enthousiasmer les Parisiens à la Comédie-Italienne à partir du 16 décembre. Tout comme, dans un autre esprit, la mise en musique des bâillements d’Ali, osée par Grétry au début de l’acte I. Magie et trivialité, intempéries et lyrisme, action et méditation : le genre prend tout en charge.

Divertissements à la fois royaux et populaires, les opéras-comiques sont diffusés par l’Opéra-Comique, mais aussi par des diplomates et des correspondants, comme Charles-Simon Favart qui remplit cette fonction pour les théâtres de Vienne. En France, Zémire et Azor devient pour un quart de siècle le cinquième opéra-comique le plus joué en province. Il envahit aussi les salons grâce à la publication par dizaines d’airs séparés, de transcriptions et d’arrangements pour toutes sortes de formations de chambre, tandis que circulent des éditions illustrées du livret, qui inspirent à leur tour gravures et cartons de tapisseries. En Europe, Zémire et Azor est traduit, ou monté en français, avec la musique originale ou une nouvelle composition locale, dans les théâtres urbains comme devant les monarques. Mozart en possède la partition ; sa belle-sœur Aloysia Weber chante Zémire.

Conte de fée – une Fée cruciale mais discrète comme les aiment les Lumières –, l’œuvre annonce les pièces dites « à sauvetage » qui feront florès à l’époque révolutionnaire : celles où la vertu et la fidélité triomphent des coups du sort et de l’arbitraire. Ce qui explique que l’ex-Comédie-Italienne redevenue l’Opéra-Comique la maintient à l’affiche jusqu’en 1802. À l’époque romantique en revanche, elle n’est plus portée que par le désir des premiers ténors de se grimer en monstre, tandis que l’Opéra y puise en 1824 l’argument d’un ballet-pantomime sans lendemain, écrit par Scribe et composé par Schneitzhoeffer.

Adolphe Adam a beau le réorchestrer au goût du jour en 1846, le titre disparaît peu après de la programmation. Lorsque Mady Mesplé l’enregistre plus d’un siècle plus tard, en 1974, ce n’est pas à l’Opéra-Comique, mais avec le Chœur et l’Orchestre de chambre de la Radio-Télévision Belge, en hommage à la naissance liégeoise du compositeur.

Avec Zémire et Azor, l’opéra-comique s’est affirmé au XVIIIe siècle comme la production esthétique la plus à même de rallier les publics du continent. On y voit une jeune fille faisant le lien entre un marchand, un esclave et un prince, une âme passant de l’enfance à l’âge adulte, assumant sa vie intérieure dans les épreuves de la réalité. Jalon de notre histoire culturelle, l’œuvre a conservé la puissance du conte.

Surtout servie par les artisans du rêve et de la magie que sont Michel Fau, Hubert Barrère et Louis Langrée, à la tête d’interprètes complets, tous désireux de faire de la rencontre des vers, des broderies et des sonorités instrumentales un langage commun et sensible.

Argument

Acte I

Au retour d’un voyage dans le golfe d’Ormuz, Sander, un négociant perse, est surpris par un orage. Il se réfugie avec son esclave Ali dans un palais aussi somptueux que désert, où leur est servi un festin. Avant de lever le camp, Sander veut cueillir une rose pour sa fille Zémire quand apparaît un homme effrayant, à l’allure bestiale. C’est le prince Azor, roi de Kamir et maître des lieux. Sander devra payer de sa vie le vol de la rose. Il obtient cependant le droit de revoir ses filles, à la condition que l’une d’elles se livre à sa place au terrible Azor.

Acte II

Zémire, Fatmé et Lisbé attendent leur père Sander en rêvant aux cadeaux qu’il leur a promis. Fatmé et Lisbé ont des désirs très matériels tandis que Zémire n’a demandé qu’une rose en gage d’affection. Hélas, Sander rentre ruiné. Seule à recevoir son présent, Zémire comprend que son père n’est pas uniquement affecté par ses affaires. Elle fait avouer à Ali l’affreux pacte, puis force l’esclave à l’accompagner chez Azor, tandis que Sander, qui a décidé de se sacrifier, s’effondre de sommeil. 

Acte III

En son palais, Azor déplore le sort dont l’a frappé une Fée : seul l’amour pourrait le délivrer de sa monstruosité. Il se cache à l’arrivée de Zémire, dont le courage se mue en confiance lorsqu’elle découvre le goût de son hôte. L’apparition d’Azor la fait défaillir d’horreur : il la prie donc de l’écouter sans le regarder. Émue par sa dignité, sa douceur et sa générosité, elle accepte de chanter pour lui. Il lui offre en retour de revoir sa famille dans un tableau magique, lequel révèle à Zémire que son père meurt d’inquiétude. Elle obtient de rentrer une heure chez elle, contre la promesse de revenir.  

Acte IV

Après avoir rassuré son père, Zémire veut retourner auprès celui qu’elle qualifie désormais d’ami. Sander redoute un piège maléfique et elle a bien du mal à échapper à sa famille.  
Cependant Azor resté seul dépérit. Zémire parvient à le retrouver dans son jardin et lui avoue son amour. Aussitôt, le charme est rompu : Azor redevient un beau prince et lui offre de partager son trône. La Fée ramène sa famille à Zémire, et proclame la supériorité de la bonté sur la beauté.

Zémire et Azor

André-Ernest-Modeste Grétry

23 juin au 1 juillet 2023

Le conte de La Belle et la Bête transposé dans l’orient des Mille et Une Nuits, par l’un des plus importants compositeurs du répertoire de l’Opéra Comique et dirigé par son actuel directeur, Louis Langrée. Au plateau, Michel Fau et Hubert Barrère se font magiciens et conteurs, pour un spectacle riche en prodiges visuels et musicaux - tempête, apparitions, métamorphoses - qui ravira petits et grands.

En savoir plus

Direction musicale, Louis Langrée (23, 25, 26, 28 et 29 juin) | Théotime Langlois de Swarte (1er juillet) • Mise en scène, Michel Fau • Avec Julie Roset, Philippe Talbot, Margot Genet, Séraphine Cotrez, Sahy Ratia, Marc Mauillon, Michel Fau • Orchestre Les Ambassadeurs - La Grande Ecurie