« Ma foi, il n’y a plus que l’Opéra Comique qui soutienne la réputation de la France. » Voltaire à Justine Favart, lettre du 14 décembre 1765
À propos de son arrière-grand-père, le maréchal de Saxe, George Sand écrivait : « Madame Favart est un gros péché dans sa vie, un péché que Dieu seul a pu lui pardonner. »
Madame Favart – nom de scène de Justine Duronceray, épouse Favart – était connue des romantiques qui raffolaient des histoires d’artistes et de théâtre, où réalité et fiction se mêlent dans un vertigineux mais éclairant désordre. Sand mit tout son talent dans Consuelo (1842), vie d’une cantatrice dans l’Europe des Lumières, tandis qu’au théâtre triomphaient Kean (1836) de Dumas, puis Adrienne Lecouvreur (1849) de Scribe et Legouvé.
Lecouvreur avait été, avant Justine Favart, la grande passion du maréchal de Saxe. Cet aristocrate avait tout pour devenir, lui aussi, un personnage de fiction, d’abord parce que Saxon, donc n’affectant pas l’image de la France. Ce fils adultérin du roi de Pologne, entré au service de Louis XV, envahit les Pays-Bas autrichiens à la tête de l’armée française lors de la Guerre de Succession d’Autriche. Quand il engagea en 1746 les Favart à venir diriger son « théâtre aux armées », puis la Monnaie de Bruxelles, il avait gagné le surnom de « Vainqueur de Fontenoy » par son autorité et son génie tactique. Il était aussi « le plus bel homme de son temps » (Grimm). Actrices et danseuses ne lui résistaient pas plus que les bataillons impériaux.
À part Madame Favart, dont la conquête même demeure incertaine.
Or les romantiques prisaient aussi l’héroïsme des faibles, surtout celui des femmes endurant épreuves et dangers pour sauver leur couple. De Leonore-Fidelio à Floria Tosca, en passant par nombre d’égéries d’opéra-comique et du boulevard, que de courageuses fiancées et épouses attendrissaient les publics !
Justine avait formé avec Charles-Simon Favart un couple trop idéal pour n’être pas célébré par une société fondée sur le mariage. Tant pis si elle avait dominé le couple. Après sa mort, son mari (le « Molière de l’opéra » d’après Voltaire) avait cessé d’écrire. Elle le dominait encore dans la mémoire collective, à travers récits biographiques et adaptations théâtrales. Cette intellectuelle, amie de Crébillon et de Voltaire, cette autrice et actrice vedette, réformatrice en France du jeu dramatique et du costume de scène, était restée fidèle à son mari : quel modèle pour les épouses ! Un tel dévouement relativisait presque 27 ans de carrière et 42 créations.
La rue Favart était connue des Parisiens. Elle desservait la salle de l’Opéra Comique depuis son édification en 1783. Justine était alors décédée depuis 11 ans, mais Charles-Simon l’avait associée à l’hommage – une idée du duc de Choiseul, donateur du terrain. Le couple Favart avait joué un rôle-clé dans l’évolution et le rayonnement de l’institution : il appartenait au patrimoine français. Lorsqu’au XIXe siècle, on désignait l’Opéra Comique – à la Chambre des députés, au gouvernement, dans la presse – comme « le théâtre du genre éminemment national », on y associait les Favart. Sur leur scène parisienne, ils avaient peint leur époque mais aussi reconstitué des images du monde – la Chine, la Turquie. Leurs idées et leurs pièces avait séduit Gluck, Haydn, Mozart… Pendant que l’Europe des monarchies se déchirait, ils participaient à l’Europe de la culture.
Lorsqu’Offenbach, musicien européen s’il en fut, décida de résumer sa démarche artistique et de dire son amour à la France, il écrivit Madame Favart. Cet opéra-comique présente une facture classique avec 23 numéros musicaux – certains typiques d’Offenbach, d’autres inspirés de l’art forain des Favart. Au cœur de l’œuvre, une artiste transformiste mais probe, charismatique mais solidaire, gaie mais intrépide. En écho à Flaubert, Offenbach a dû affirmer : « Madame Favart, c’est moi ! »
Caractérisation des personnages historiques et paroles des chansons doivent au volume de Pilgrim et Gozlan parue en 1858. Maurice de Saxe n’apparaît pas, remplacé par un gouverneur d’opérette, plus truculent. Les personnages de fiction sont ingénieusement conçus par Chivot et Duru (librettistes entre autres de La Fille du tambour-major d’Offenbach, des Chevaliers de la Table ronde d’Hervé, des Cent Vierges de Lecoq, de La Mascotte d’Audran). L’intrigue est impeccablement échevelée – mais moins que les authentiques tribulations de Justine et Charles-Simon. Chaque scène est prétexte à déployer les arts du spectacle, jusqu’aux coulisses de La Chercheuse d’esprit, un opéra-comique de 1743 signé Favart et Trial, donné à l'acte III.
Une précision historique cependant : quoi que prétende l’heureux dénouement, Favart n’a jamais reçu du roi ses mandats à la tête de l’Opéra Comique, alors troupe foraine et non théâtre officiel. Que Justine ait en revanche assisté Charles-Simon dans cette tâche ne fait aucun doute.
Le Théâtre des Folies-Dramatiques produisit Madame Favart le 28 décembre 1878, avec une excellente distribution. De nombreux numéros furent bissés, et même trissés. 200 représentations se succédèrent, suivies par des reprises aux Bouffes-Parisiens en 1884, aux Menus-Plaisirs en 1888, à l’Apollo en 1911 et 1913. Entretemps l’œuvre avait paru en 1879 à Vienne, Leipzig et Berlin, puis à Londres et New York.
Mais la mort d’Offenbach en 1880 avait été suivie de près par la création des Contes d’Hoffmann à l’Opéra Comique. Ce chef-d’œuvre testamentaire conquit rapidement les scènes internationales et éclipsa peu à peur des ouvrages comme Madame Favart.
Le bicentenaire du compositeur a incité l’Opéra Comique, accompagné par le Palazzetto Bru Zane, à ranimer cette œuvre inspirée de son histoire, mais jamais jouée dans ses murs. Anne Kessler, femme de théâtre comme Justine, fait le pari de la comédie en conservant tous les dialogues parlés. Laurent Campellone, qui a réhabilité Fantasio, restitue la profondeur de cette partition éclectique. Les chanteurs de la Nouvelle Troupe Favart y déploient la polyvalence artistique qu’implique le genre, et dont jouait si bien notre héroïne.