Si l’on imagine volontiers quel personnage allégorique serait l’Aurore, peut-être grâce au succès du prénom depuis quelques décennies, Titon apparaît comme un personnage énigmatique, au nom moins séduisant pour les jeunes parents d’aujourd’hui.
À l’époque de notre opéra, au milieu du siècle des Lumières, tous les Parisiens connaissent le seigneur Titon du Tillet. Mécène et intellectuel, il s’est voué à l’histoire culturelle de la France avec son édition d’un Parnasse françois qu’il actualise régulièrement. À 70 ans passés, il mène grand train dans son hôtel de la Folie Titon, dont la rue Titon garde le souvenir dans le 11e arrondissement. Amateur d’actrices, il s’y fait même donner des spectacles par la troupe de la Comédie Italienne.
Mais laissons Titon du Tillet à Colombine. Notre Titon, ou Tithon, est un prince grec. Ce qui nous renvoie à la Fable, ce corpus de récits qui nourrissent la culture classique et dont la mythologie constitue l’étude. Frère de Priam, le prince Tithon est aussi un beau berger qui a séduit la déesse Aurore. C’est son étreinte qu’elle quitte chaque matin pour donner naissance au jour. La séparation quotidienne du couple rythme L’Iliade et L’Odyssée, en marquant le début de nombreux chants.
Le lectorat de ces textes se développe justement au XVIIIe siècle grâce aux remarquables traductions de l’helléniste Anne Dacier, parues de 1711 à 1716. Les beaux esprits savent ainsi qu’Aurore a obtenu l’immortalité pour son noble berger. Et que Zeus a omis de lui conférer la jeunesse… si bien que Tithon, voué à une vieillesse éternelle, en est tout bonnement devenu l’emblème.
Le tableau de la vieillesse, le caractère fugace de l’aurore : les deux thèmes ne sont guère propices à la transposition scénique ! Les peintres, en revanche, exploitent le potentiel visuel du mythe : nombre de toiles de l’époque associent le vieillard effondré et la jeune femme dynamique, mettant en couleurs le passage de l’obscurité à la lumière.
On doit à l’intelligente marquise de Pompadour d’avoir su faire passer le mythe des dimensions du tableau à celles du théâtre. Pour cela, il fallait être à la fois une femme de théâtre, une fine politicienne, et une amoureuse.
À l’occasion des spectacles qu’elle organise à Versailles, pour divertir Louis XV et méduser la Cour, la Pompadour se produit en Aurore en 1750, dans un acte d’opéra. L’argument lui permet de chanter sa fidélité à son royal berger, et le costume d’apparaître pour ce qu’elle veut être : la mécène des arts et des lettres de son temps. Toutes proportions gardées avec le grand Soleil que fut Louis XIV.
Il n’est pas anodin de s’afficher en Aurore au siècle des Lumières. L’oeuvre recueillant les suffrages de la Cour, la Pompadour va faire en sorte que son sujet fructifie à Paris, sous la plume d’un musicien de cour très actif dans la capitale, Mondonville, assisté d’un habile dramaturge, Voisenon. Il s’agit de faire paraître l’Aurore dans un spectacle ambitieux, sur la première scène publique du royaume : l’Académie royale de musique, ou Opéra, sise au Palais Royal.
Dans cette institution triomphent les « tragédies lyriques », mais aussi les « ballets héroïques ». Ce sont également des opéras, mais les « danceries » y sont développées : les héros chantants, issus de la Fable, font danser leur cour, leur suite, au besoin les éléments. Ainsi sont mobilisés tous les métiers de la scène : corps de ballet et troupe chantante, « symphonistes » de l’orchestre et peintres de décor. Depuis 1733, Jean-Philippe Rameau insuffle dans ses propres spectacles de nouveaux défis, ceux de l’expressivité, de la profondeur et de l’émotion.
Avec une intrigue sagement développée, une partition colorée, des danses et une machinerie spectaculaire (comme le char de l’Aurore), Titon et l’Aurore permet d’aborder l’opéra des Lumières sous sa forme la plus divertissante, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose » aurait dit Verlaine – amateur comme Titon du Tillet de fêtes galantes. Ces fêtes qui invitent artistes, architectes et aristocrates à réinventer le rapport de l’homme à la nature ont pour miroir l’opéra. Car comme l’expliquait au siècle précédent le maître à danser du Bourgeois gentilhomme, « lorsqu’on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux bergers ». Voilà qui explique que la distribution de Titon et l’Aurore rallie tout un personnel pastoral : Éole, dieu des vents ; Prométhée, maître du feu ; Palès, déesse des troupeaux ; et l’Amour, dont on connaît la versatilité.
Le 9 janvier 1753, la création du Titon et l’Aurore de Mondonville coïncide avec la phase aiguë d’un débat esthétique qui enfle depuis quelques mois : la « querelle des Bouffons ».
Les querelleurs se disputent au parterre de l’Opéra et à coups de pamphlets pas toujours signés. Ils confrontent le répertoire consacré de l’institution avec les spectacles d’opera buffa qu’une troupe italienne, invitée par l’Opéra, y donne depuis le mois d’août. La cohabitation des genres est une première sur la scène royale. La manœuvre de ses administrateurs visait à affaiblir les rivales que sont l’Opéra Comique et la Comédie Italienne (dont les spectacles sont joués en français). Sur fond d'éternelle comparaison entre les arts italien et français, la nouvelle polémique oppose, de façon absurde, un genre noble et sérieux à un genre comique visant l’expression naturelle. Et fait fi à la fois de l’opera seria italien – que pratique aussi la troupe du signor Bambini – et de l’opéra-comique parisien – ce dont l’Opéra Comique prendra revanche !
Rameau restant en retrait, les partisans de l’art français, soutenus par la Pompadour, prennent Mondonville et son Titon pour fers de lance. Ils vont assurer le triomphe de l’œuvre, magnifiquement servie par les meilleurs artistes de l’Opéra, Jélyotte et Fel – naguère créateurs de Platée et de la Folie pour Rameau.
Le talent et l’entregent de Mondonville vont lui permettre de survivre à la querelle, et même de conserver l’estime des bouffonistes – dont le « clan » rassemble philosophes et encyclopédistes, y compris un certain Jean-Jacques Rousseau. Mondonville va même continuer à s’inspirer librement des séductions de l’art transalpin, comme tous les musiciens éclairés de sa génération.
À dater de sa création, Titon occupe l’affiche de l’Opéra près de deux soirées sur trois, et ce jusqu’au printemps. Chroniquement déficitaire, l’institution voit sa salle pleine à craquer dès 16 heures ! Repris au même rythme à l’automne suivant, Titon ne pâtit guère de la constante vogue bouffoniste ni de la bonne fortune que connaît Le Devin du village de Rousseau. Dix ans plus tard, sa reprise connaîtra un tel succès, coïncidant avec la mort de la Pompadour, que Louis XV se consolera en faisant venir le spectacle à Fontainebleau. L’Opéra programmera encore une reprise en 1767-1768. Puis la Révolution fera totalement oublier Titon, avec presque tout le répertoire de l’Ancien Régime.
William Christie et Basil Twist font revivre cette fête des sens. Le premier est de retour à l’Opéra Comique après six trop longues années d’absence. Voici plus de quatre décennies qu’il promeut la musique baroque dans toute sa diversité, jusqu’à avoir ranimé le souvenir de Mondonville. Le second revient en France où il se forma à l’art de la marionnette : il amène de New York ses prodiges visuels. Avec eux, statues, divinités, éléments et phénomènes naturels s’animent en scène au son des Arts Florissants.
De la légèreté, de la lumière et un nouveau souffle : n’est-ce pas ce dont nous avons le plus besoin en 2021 ?
Agnès Terrier