Si la culture classique fit un usage intensif de la mythologie, elle convoqua également, et créa surtout, un important personnel magique – dans une société qui pourchassait la sorcellerie. Alcandre, le magicien de L’Illusion comique de Corneille, reste emblématique, mais trois enchanteresses surtout dominent les arts : Circé, Médée et Armide. Rien que sur les scènes théâtrales, entre 1581 et 1739, Armide fait 11 apparitions, Circé 14, Médée 15. Si Médée a la plus grande extension au XVIIe siècle, Armide perdure jusqu’au début du XIXe siècle. Si l’on poursuit l’observation jusqu’à notre modernité, l’avantage revient à Médée qui continue d’inspirer bien des œuvres, au contraire d’Armide, presque totalement oubliée.
Issues de la mythologie, Circé et Médée traversent le Moyen Âge en demi-teinte pour être remises à la mode à la Renaissance.
Chez Homère, Ovide, Virgile et Horace, Circé est caractérisée par son île, son palais, ses animaux – d’anciens amants dont elle s’est lassée –, ses poisons et ses charmes, et par la baguette qui préside à ses métamorphoses. À l’époque moderne, elle est investie de significations morales, astrologiques et humorales que détaille la Mythologie de Natale Conti (1567), traduite en français en 1612, et que reprend le manuel de mythologie du père Pomey, publié en 1658 en latin, puis très diffusé en français : « Les poètes ont voulu nous faire entendre que la volupté, qui nous est représentée par cette Circé, réduit les hommes à l’état des bêtes les plus immondes et les plus cruelles, et que même ceux qui brillent dans le monde par l’éclat de leurs vertus et par la beauté de leur esprit, semblent se précipiter en quelque façon du Ciel dans la fange, quand une fois ils s’adonnent aux infâmes plaisirs du corps ». Au moment où les ballets louis-quatorziens battent leur plein, la figure de Circé se modifie, mais la lecture rigoureuse de son mythe se maintient chez les doctes et les ecclésiastiques, à des fins édifiantes.
Médée a un mythe plus complexe, formé d’épisodes disparates forgés au cours de siècles reculés et reliés à une ancienne déesse-mère. Les auteurs peuvent choisir entre cinq moments de sa geste : l’épisode de la Toison en Colchide, celui de Pélias dépecé à Iolcos, celui de la trahison de Jason et de son mariage avec Créüse à Corinthe – qui se clôt sur l’infanticide et la fuite dans un char endragonné –, celui de la tentative d’assassinat de Thésée par son père Égée qui ne l’a pas reconnu à Athènes, et enfin celui du retour en Colchide, où Médée rétablit son père sur son trône puis épouse Achille.
Il résulte de cet empilement d’aventures une figure contrastée : amours heureuses puis malheureuses, poisons, fratricide, régicides, infanticides, errances et bannissements, fuite par les airs, etc. Médée est soit jeune, belle et amoureuse, soit vieillissante, délaissée et furieuse, toujours accompagnée d’un dragon, qui garde la Toison d’or ou lui sert de coursier. Elle demeure en tout cas toute-puissante et impunie.
Armide est essentiellement formée sur ces deux modèles. Alors que l’Alcine du Roland furieux de l’Arioste – l’autre grande création du XVIe siècle – se présentait comme une fée fallacieusement belle, rendue à sa laideur physique et morale par la rupture de l’enchantement, l’Armide du Tasse dépasse tout manichéisme : elle est d’autant plus séduisante qu’elle fluctue dans ses sentiments. Nièce d'Hidraot, roi de Damas et magicien, elle porte la discorde dans le camp de Godefroy de Bouillon (chant IV), suscite la défection de plusieurs chevaliers croisés (chant V) et les emprisonne (chant X). Mais elle succombe au charme de Renaud, venu les délivrer. Elle le retient dans son île, nouvel Alcide aux pieds d’Omphale (chant XIV). Deux chevaliers le délient de l’enchantement et elle ne peut pas plus le retenir que Didon face au départ d’Énée. Elle détruit son île pour rejoindre l'armée infidèle (chant XVI). La fin de l’épopée narre comment Renaud brise le charme de la forêt enchantée (chant XVIII). Les deux amants s’affrontent lors de la bataille décisive des Chrétiens contre les Sarrasins (chant XX). Armide décoche des flèches à Renaud, puis les détourne magiquement au dernier instant. Finalement ils cèdent à l'amour, sans que le texte précise leur destin.
En Armide se combattent magie et foi, mais surtout amour et gloire, ce que développent Quinault et Lully dans le récitatif « Enfin il est en ma puissance ». L'intérêt dramaturgique du personnage réside aussi dans le décor qui l’entoure : une île merveilleuse (comme Calypso), un palais (comme Circé), et des jardins qui sont son apport propre, dans un siècle qui les porte à leur perfection à la française. Comme Médée, Armide détruit son palais et s’envole dans les airs. Elle doit ainsi beaucoup aux enchanteresses qui l’ont précédée, mais en un dosage original qui explique la faveur dont elle jouira jusqu’à Chateaubriand.
Dès les premières réécritures modernes, des modifications sensibles sont apportées à ces trois figures, modifications qui tendent à les amalgamer.
Le Ballet comique de la Reine, spectacle total donné au Petit Bourbon en 1581, est centré sur les métamorphoses de Circé. Son ordonnateur, Beaujoyeulx, y insère un défilé hétéroclite d’animaux – cerf, chien, éléphant, lion, pourceau « et autres bêtes s’entresuivant, hommes ainsi transformés par son sortilège et par la force de ses enchantements ». La magie de Circé se révèle aussi dans la paralysie des interprètes, danseurs et musiciens, dont elle arrête le mouvement et la musique. Au dénouement, ce n’est plus Mercure mais le roi Henri III qui vainc la magicienne, ce qui permet un finale à sa gloire.
En 1617, dans le Ballet de la délivrance de Renaud, Armide doit à son tour plier devant Louis XIII, ainsi que le précise la dédicace de l’auteur : « Sire, Armide s'apparut, il y a quelque temps, à moi, et me fit des reproches de ce que n'étant pas contente que le Tasse eût fait voir ses passions sur les plus renommés théâtres du monde, je les avais encore fait servir de sujet de ballet, pour faire rire les beautés de votre Cour de l'impuissance de la sienne. Mais quand je lui dis que votre Majesté (amoureux des grandes actions) avait choisi la délivrance de Renaud, parmi beaucoup d'autres sujets que je lui avais présentés ; et que s'il était encore prisonnier, vous iriez vous-même le tirer de ses mains, elle changea de langage pour m'assurer qu'autant que sa perte lui avait été honteuse, autant elle tenait à gloire que vous y eussiez pris plaisir ».
Inversement, Circé subit l’influence d’Armide dans le théâtre parlé. Dans Les Travaux d’Ulysse, tragi-comédie de 1631 signée Durval, figure un récit (II, 3) qui reprend le topos iconographique de la représentation d’Armide et Renaud enlacés :
Ulysse volontiers étant moins offensé
Des breuvages mortels que des yeux de Circé,
Dessus quelques gazons la tient à la renverse,
Et jouit des amours de la fille de Perse.
Il se mire en ses yeux, meurt d’aise en ses appas,
Et de notre retour il ne lui souvient pas.
Et à la fin du siècle, en 1691, Ulysse et Circé, comédie représentée par les Comédiens Italiens, semble se conclure chez Armide : « Ici le décor se change en un jardin magnifique. Des violons et des hautbois environnent le char d’Ulysse et de Circé, qui est au milieu du théâtre. […] On parodie la chaconne d’Armide ».
Médée est probablement la plus plastique, au point qu’on la retrouve dans un traité médical de 1688 dont le titre est rien moins que Médée ressuscitée, affirmant l’utilité de la transfusion du sang… Dans les arts du spectacle, elle peut se plier à toutes les ironies, comme dans l'Arlequin Jason ou la Toison d'or comique de Fatouville en 1684. Déjà, en 1656, dans le Ballet royal de Psyché ou De la Puissance de l'Amour, qui met en scène les trois enchanteresses pour les moquer galamment, la onzième entrée présente une Médée mondaine, très inspirée de son interprète la duchesse de Roquelaure : dans ce divertissement de cour interprété devant et par Louis XIV, fiction et réalité s’entremêlent plaisamment.
Ailleurs, Médée conserve son hubris, mais ses dragons font l’objet d’un engouement particulier. Ces créatures ont toujours participé de son mythe, comme on voit sur les gravures d’Antonio Tempesta qui illustrent les Métamorphoses d’Ovide (1606). Après les deux pièces de Pierre Corneille, Médée (1634) puis La Conquête de la Toison d’or (1661), ils deviennent omniprésents, dans les frontispices des textes imprimés comme en peinture, à l’instar du tableau de Pierre Monier La Conquête de la Toison (1663), présenté à l’Académie royale de peinture et de sculpture. Si bien que lorsque Médée investit le théâtre, les pièces ont recours à cette spectaculaire sortie de scène, particulièrement les opéras, comme celui de Charpentier (1693) : « Médée fend les airs sur son dragon, et en même temps les statues et autres ornements du palais se brisent ».
Au fil des réécritures, les trois personnages partagent de plus en plus de traits communs. Le XVIIIe siècle voit leur quasi indifférenciation achevée dans l’iconographie.
Coypel représente Armide chevauchant un affreux dragon lorsqu’elle détruit son palais dans une conflagration spectaculaire. François de Troy représente Médée amoureuse dans une série de sept cartons destinés aux Gobelins (1742-1743).
Il en va de même dans la tragédie lyrique où un syncrétisme magique engendre même des épigones comme Argine, l’enchanteresse d’Omphale de Destouches (1701). Obéissant aux nécessités génériques de l’opéra, les modèles magiques et mythiques deviennent des stéréotypes. Le théâtre parlé ne peut pas suivre, et La Fosse s’en justifie pour son Thésée en 1700 : « Tant de personnes considérables m'ont objecté que j'avais altéré le caractère de Médée […] J'avoue que la colère de cette Princesse n'agit pas ici comme à Corinthe ; qu'elle ne soulève pas les Enfers, et ne met pas tout en feu, comme dans l'opéra qui porte le nom de Thésée ».
L’esthétique galante a pris le pas sur l’interprétation morale de la ruine des passions. La mise en scène d’effets spectaculaires est devenue centrale. Les enchanteresses sont donc d’un emploi commode. Elles surpassent même les déesses les plus traditionnellement vindicatives, comme Cybèle (celle d’Atys) ou Junon, parce que ces dernières sont plus difficiles à punir en tant que personnages divins. Les magiciennes sont les opposantes parfaites : elles peuvent être vaincues, et avec lustre. L’outrance de leur flamme amoureuse se retourne contre elles et donne le signal de la fin :
Fuyez, Plaisirs, fuyez, perdez tous vos attraits.
Démons, détruisez ce palais.
Partons, et s'il se peut, que mon amour funeste
Demeure enseveli dans ces lieux pour jamais.
Les Démons détruisent le palais enchanté et Armide part sur un char volant.
Ce finale dénué de danses et de divertissements repose sur la machinerie. Et au lieu de laisser le palais s'évanouir, ou de s'en tenir au départ en char volant, Quinault reprend un procédé qui avait déjà servi dans le Ballet des Amours déguisés (1664) et qui plut autant que le récitatif de l’acte II, « le théâtre [décor] qui se brise : il est de l'invention de Jean Bérain, dessinateur du Cabinet du Roi ». Et le Mercure de France ajoute : « On s'est fort récrié sur la beauté de toutes les parties qui composent le cinquième acte de cet opéra ».