Avant la Nouvelle Troupe Favart, créée par le directeur de l’Opéra Comique, Olivier Mantei, il y a eu l’Académie des jeunes chanteurs, fondée par son prédécesseur, Jérôme Deschamps. Lequel avait aussi souhaité en confier la présidence, et d’intenses masterclasses de 2013 à 2015, à l’une de celles qui restaient inoubliées dans la maison, l’une des enfants de la salle Favart, Christiane Eda-Pierre. Il l’avait rencontrée par l’entremise de son mari, le célèbre maître d’armes Pierre Lacaze qui avait initié comédiens et chanteurs à l’art de l’escrime.
De 1960 à 1972, la jeune chanteuse de Fort-de-France avait grandi sur les planches de l’Opéra Comique : « Un grand moment dans ma carrière, parce que c’est là, surtout, que j’ai appris mon métier. En étant dans la troupe. Nous formions une famille. » Pendant plus de dix saisons, soit toutes les années soixante, Christiane Eda-Pierre a en effet chanté chez elle place Boieldieu. C’est là que, formée par le chef d’orchestre Jésus Etcheverry et la chef de chant Simone Féjard, elle est patiemment devenue le grand soprano lyrique que ses débuts dans un répertoire plus léger n’annonçaient pas forcément : si Lakmé, Rosine et Olympia révélaient un soprano colorature dans la tradition de la maison et sur les pas de la regrettée Mado Robin, Zoroastre de Rameau, Leila des Pêcheurs de perles et bientôt Lucia di Lammermoor allaient peu à peu ouvrir un plus large horizon et développer un riche instrument que le travail quotidien en troupe (transmission, émulation, appartenance) seul, sans doute, a permis. N’est-ce pas la troupe aussi, et ses bienfaits, qui ont permis cette carrière par la suite si prestigieuse et mondiale ?
Christiane Eda-Pierre n’a jamais oublié ce qu’elle devait à l’Opéra Comique, elle le lui a rendu en prenant partout fait et cause pour son répertoire historique, et pour tout le répertoire français, à New York, à Londres, à Salzbourg et jusqu’à Moscou. Elle seule, envers et contre presque tous, a osé en 1977 consacrer un disque entier à des airs de Grétry et de Philidor. De Lully et Campra (Le Carnaval de Venise) à Boieldieu (Le Calife de Bagdad), de Bizet (Les Pêcheurs de perles, mais aussi Le Docteur Miracle et La Jolie Fille de Perth), Berlioz (Benvenuto Cellini et Béatrice et Bénédict) jusqu’à Debussy et Ravel, tout un pan de notre patrimoine lyrique, défense et illustration de la langue, de la musique et du théâtre français, résonne encore à travers sa voix, ronde, chaude, d’une extension rare, à la ligne souveraine et à l’agilité insolente. A travers son timbre unique aussi, inscrit dans nos mémoires et signature des chanteurs élus, reconnaissables en quelques mesures. A travers, enfin, son intense et lumineuse présence scénique.
C’est encore salle Favart que Rolf Liebermann et Joan Ingpen, désignés pour un septennat fastueux à l’Opéra de Paris, « repèrent » Eda-Pierre en 1972 : elle chantait depuis déjà dix ans au Palais Garnier, depuis des Indes galantes de février 1962, Lucia, Rigoletto, Traviata, mais c’est sous le règne de Liebermann, règne par ailleurs assez peu favorable aux chanteurs français, qu’elle accède au prestige d’un Enlèvement au sérail dirigé par Karl Böhm, de Contes d’Hoffmann mis en scène par Patrice Chéreau, de Noces de Figaro signées Giorgio Strehler et sir Georg Solti (jusqu’en tournée au Met et à Washington), d’un monodrame de Charles Chaynes expressément composé pour elle, Erzsebet. Enfin, d’une création mondiale en 1983, et quelle, ajout majeur au répertoire français, celle de Saint François d’Assise de Messiaen. Ailes et voix premières de l’Ange, alla Fra Angelico.
Parmi tant de hauts faits, il faudrait aussi rappeler une Alcina de Haendel au Festival d’Aix-en-Provence (Jorge Lavelli), un Rigoletto avec Pavarotti et Levine, des Contes d’Hoffmann avec Domingo et Chailly à New York, une Vitellia impériale et impérieuse à la Monnaie de Bruxelles dans La Clémence de Titus d’Ursel et Karl-Ernst Herrmann, les concerts milanais avec Pierre Boulez, qui l’avait cooptée dès le temps du Domaine musical. Rappeler un répertoire incroyablement large pour l’époque, de Monteverdi à Britten, de Lully à Berg. Se souvenir aussi des racines martiniquaises, d’une famille d’intellectuels engagés, de musiciens et de pédagogues d’outre-mer, des leçons de Charles Panzéra et Louis Noguera au Conservatoire, où elle enseignerait elle-même vingt ans, de 1977 à 1997. De ses élèves, Sylvie Valayre, Magali Léger, Nora Gubisch, Loïc Félix, Matthieu Lécroart, Vincent Pavesi, Cécile Achille aussi, sa jeune parente membre de l’Académie de l’Opéra Comique… Des hommages vibrants de deux ministres de la Culture, Frédéric Mitterrand l’élevant au grade de Grand Officier de l’Ordre du Mérite, Roselyne Bachelot lui consacrant une chronique émue sur France Musique il y a deux ans.
Il faut encore rappeler ce qui faisait la fierté extrême de Christiane Eda-Pierre, ces deux opéras de Bellini dont elle parlait avec enthousiasme, Les Puritains à Marseille en 1974, avec Alfredo Kraus, Robert Massard, Martine Dupuy et Pierre Thau, selon elle l’un des sommets de sa carrière et des soirées de liesse vocale inouïe, et Le Pirate au Festival de Wexford deux étés plus tôt : Wexford où elle avait aussi été Lakmé, rôle de ses débuts à l’Opéra Comique (on vend toujours à la boutique du théâtre irlandais une carte postale de cette fille de brahmane). Et résumer cette vie par le titre de la biographie que l’avocate antillaise Catherine Marceline vient de lui consacrer, Une vie d’excellence, excellence dès les tout débuts, Les Pêcheurs de perles niçois de 1958, avec Henri Legay et Gabriel Bacquier : disparu quelques mois avant elle, « Gaby », son futur partenaire de tant de grandes productions, lui avait dédicacé son premier programme de salle. « Je suis persuadé que tu feras une grande carrière. »
La soprano française Christiane Eda-Pierre, membre de la troupe de la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux et présidente de l’Académie de l’Opéra Comique, est décédée le 6 septembre 2020, dans sa maison des Deux-Sèvres, à l’âge de quatre-vingt-huit ans.
Christophe Capacci