Entretien avec Christian Hecq et Valérie Lesort : Un spectacle visuel et musical

Entretien avec Christian Hecq et Valérie Lesort, metteurs en scène

Publié le 13 septembre 2024
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Comment avez-vous abordé ce pilier du répertoire, disparu des programmations depuis environ un siècle ?

Christian Hecq et Valérie Lesort – Sur une oeuvre méconnue comme Le Domino noir, nous avons pu travailler en grande liberté, sans nous exposer aux comparaisons. Mais il nous fallait construire une cohérence, ce qui n’a rien d’évident sur un livret confus à la lecture. La musique, la perspective de collaborer avec une équipe artistique et une distribution rôdées au genre, et la présence dans l’oeuvre de points d’ancrage nous permettant de développer notre imaginaire : tout cela nous a convaincus de nous lancer dans l’aventure. Sans hésiter à mettre en scène notre première surprise devant le titre : un domino noir ? En dehors de quelques experts, ce titre met tout le monde sur une fausse piste, celle du jeu… d’où en clin d’oeil le petit ballet de dominos à la fin de l’ouverture ! Laurent Peduzzi, Vanessa Sannino et Glyslein Lefever ont non seulement adhéré à nos idées mais les ont sublimées, tout en respectant leur efficacité comique. Comme notre assistant Laurent Delvert, ce sont de fins connaisseurs de la scène lyrique, ce qui nous a été précieux.

 

Comme l'opérette , l'opéra-comique est un genre assez malléable : Comment avez-vous travaillé sur le livret et sur la partition ?

Christian Hecq et Valérie Lesort – Nous nous sommes autorisé des coupures dans les dialogues parlés, comme cela s’est toujours pratiqué dans le genre, avec peu de réécriture et sans anachronismes. Nous souhaitions rester visuellement au XIXe siècle, et renforcer le rythme de l’action ainsi que l’efficacité des dialogues. Il s’agissait pour nous d’éclaircir ou de justifier les incohérences du livret, depuis la circulation des clés à bien dessiner aux actes II et III, jusqu'à l’attitude de Brigitte qui, quoique promise à Horace, n’est guère touchée de le voir finalement épouser Angèle. En passant par le désespoir excessif d’Angèle à la fin de l’acte I, parce que son amie a quitté le bal avant elle. Ou par cette chanson aragonaise aguicheuse qu’elle chante sous une identité censée la protéger de gentilshommes libidineux ! Il faut comprendre et épouser les changements d’humeur et la frénésie propres au genre, et servir la capacité d’improvisation permanente d’Angèle : cela passe par les détails, comme ces cuillères en bois qu’elle transforme en castagnettes dans l’aragonaise. Dès le début des répétitions, nous avons convenu avec les chanteurs que la psychologie n’avait pas sa place dans cette mécanique. Le Domino noir se présente comme la réécriture du conte de Cendrillon par Feydeau avec, pour amuser le public de la Monarchie de Juillet, des portes qui claquent, des quiproquos, des maris et des amants trompés, un regard satirique sur les travers humains. Pour autant, il faut mettre en scène les situations pour ce qu’elles sont : excités par la chanson aragonaise, les amis de Juliano se montrent menaçants à l’égard d’Angèle. C’est ainsi que des messieurs pouvaient traiter une servante au XIXe siècle : à nous de le montrer sans voile, mais avec humour. Nous avons en revanche, parce que cela ne touchait pas la musique, adouci le comportement d’Horace, entreprenant avec Angèle tant qu’il la prend pour une servante, respectueux dès qu’il l’identifie comme une dame. Une telle grossièreté aurait inutilement nui au personnage.

Christian Hecq et Valérie Lesort (metteurs en scène)

Le Domino Noir est une oeuvre d'une grande variété : Comment cela-a-t-il inspiré votre travail ?

Christian Hecq et Valérie Lesort – Le Domino noir est en effet riche de potentialités visuelles : le bal, Noël, le côté Cendrillon, le couvent… tous ces éléments sont plastiquement inspirants. Chaque acte a sa couleur propre – l’acte I aristocratique, l’acte II familier, l’acte III religieux – ainsi que des traits intéressants à souligner. Le paramètre temporel du premier acte – Horace rencontre Angèle grâce au dérèglement d’une pendule – se matérialise dans notre décor par une énorme horloge. Comme nous voulions révéler ce que le livret dissimule, nous montrons le bal, que le livret situe hors champ, à travers cette horloge. Par des effets de forward et de rewind, le public comprend mieux la superposition des deux temporalités : celle d’Angèle qui reste au bal après minuit, et celle de Brigitte qui le quitte avant. Dans le deuxième acte, le contexte de Noël apporte par la présence d’un énorme sapin une possibilité supplémentaire de jeu, qui se limiterait sinon à un trousseau de clés et à une table. Et il est intéressant de tirer parti de l’architecture religieuse et de ses ornements au troisième acte.

 

Le Domino Noir en 2018 à L'Opéra-Comique

Théâtre parlé, danse , chant virtuose , chanson...Il faut parvenir à tout concilier !

Christian Hecq et Valérie Lesort – Nous qui venons du théâtre, nous pensions que les scènes de comédie seraient les plus faciles à monter. Or traiter les numéros chantés est plus simple car la musique est par elle-même porteuse d’images. Il faut éviter le remplissage et les histoires parallèles afin de ne jamais voler la vedette au chant que le visuel doit sublimer et non perturber. Nous nous sommes gardés d’en faire trop. La marionnette a par exemple beaucoup de présence, même à l’égard d’un acteur. Par rapport à notre 20 000 Lieues sous les mers à la Comédie-Française, auquel un extrait du Carnaval des animaux fait un clin d’oeil pendant le bal (l’Aquarium, bien sûr), Le Domino comporte moins de marionnettes : les gargouilles, le cochon et ce vieux maître que fabrique Jacinthe pendant son air. Nous utilisons aussi des éléments mobiles « marionnettisés », que ce soit dans le décor ou dans les costumes.

L’implication des six danseurs est permanente pour animer les tables du banquet, le cochon, les statues et les gargouilles. Les chanteurs manipulent leurs costumes : les nonnes leurs cornettes mobiles et Marie Lenormand les énormes volumes de son costume ! Glyslein et les danseurs ont répondu à toutes nos demandes de rythmes, de contrastes, d’animation visuelle. On danse beaucoup, les choristes sont très impliqués. Les danseurs ont su mobiliser les chanteurs au point que ceux-ci ralliaient leurs échauffements le matin, dans un esprit de troupe soudant tous les corps de métier, et qui nous paraît indispensable dans un spectacle au plaisir communicatif.

Avec le chef, nous avons travaillé dans le souci de faire converger les effets. Notre première demande, qui avait trait à la conception du décor, portait sur le bal de l’acte I : c’est son déroulement hors champ qui motive la rencontre des personnages, leurs entrées et sorties, l’urgence du départ de Brigitte puis d’Angèle. Les quelques ritournelles qui évoquent le bal dans la partition ne suffisaient pas à camper ce contexte sonore parallèle. Il fallait le rendre plus présent, visuellement et par l’intervention régulière de bouffées musicales, à chaque fois qu’une porte s’ouvre. En 2018, Patrick Davin nous a autorisés à le faire entendre sous forme de création électro, à condition que celle-ci s’inspire de la partition d’Auber. Sur la contredanse, c’est l’orchestre qui fait la transition, à la harpe et au tambourin, vers cet univers festif. Autres exemples, sans la complicité du chef pour ménager des silences, la chute de la pomme ne produirait pas le même effet comique à l’acte II, ni à l’acte III l’animation fantastique des gargouilles.

 

Les personnages composent une palette variée autour d'un premier rôle omniprésent...

Christian Hecq et Valérie Lesort – Les couleurs des personnages sont claires, malgré les complications du livret destinées à faire durer les interrogations d’Horace sur Angèle. Celle-ci est le seul personnage complexe, pas seulement aux yeux des autres mais aussi intrinsèquement, partagée entre le devoir et l’amour. Mais ses frayeurs ne durent jamais longtemps et dans la mécanique qu’est le livret, il est inutile de chercher des explications psychologiques. Il y a même des contradictions entre texte parlé et texte chanté, et c’est celui-ci que nous avons suivi pour camper une Angèle gourmande et curieuse, qui s’amuse à changer de peau à chaque scène, jusqu’à travestir sa voix et sa façon de parler. Nous avons décidé de pousser les personnages hauts en couleurs – le couple comique Jacinthe et Gil Perez créé à l’époque par des chanteurs de caractère – et d’accentuer les traits caractéristiques des autres : le côté jeune fille en fleur de Brigitte, la méchanceté d’Ursule… Nous avons donc tiré parti d’un élément important du livret – le bal costumé du premier acte – pour attribuer à chacun un costume qui révèle sa personnalité : l’agressif Lord Elfort s’y rend déguisé en porc-épic, le séducteur Juliano en paon, le naïf et rêveur Horace en papillon, la fraîche Brigitte en pissenlit et la mystérieuse et fugitive Angèle en cygne noir – suivi d’oiseaux au bec rouge au troisième acte. Les personnages fonctionnent par couples de caractères opposés et c’est ainsi que nous les avons travaillés, à l’image de la grosse Jacinthe et du grand maigre Gil Perez.

 

Le Domino Noir en 2018 à L'Opéra-Comique

Le Domino noir

Daniel-François-Esprit Auber

20 au 28 septembre 2024

Valérie Lesort et Christian Hecq ont inventé un plateau à métamorphoses, plein de fantaisie et de poésie, pour ce succès de 2018 qui magnifie l’art d’Auber et lui redonne sa place centrale dans la vie musicale française du XIXe siècle.

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