La distanciation au théâtre, casse-tête ou conquête ?

Publié le 6 juillet 2020
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Chapitre 1

SOUS L’ANCIEN RÉGIME, UN PUBLIC ENVAHISSANT

Au théâtre, le spectateur est à la fois central – c’est pour lui qu’on joue la pièce – et périphérique – séparé des interprètes par la triple barrière du nez-de-scène, de la fosse et de l’intensité lumineuse. Or il n’en a pas toujours été ainsi…

En scène, Messieurs !

Jusqu’en 1759, les théâtres français réservent un large pourtour du plateau à des « sièges sur le théâtre » – c’est-à-dire sur la scène –, lesquels sont proposés à un public exclusivement masculin.

L’avocat parisien Barbier décrit des conditions de jeu plus dignes du salon que du théâtre : « De chaque côté, quatre rangées de bancs un peu en amphithéâtre, renfermés dans une balustrade et grille de fer doré pour placer les spectateurs. Dans les grandes représentations, en plus, le long de la balustrade, une rangée de banquettes ; et plus de cinquante personnes debout au fond du théâtre. En sorte que le théâtre était très rétréci pour l'action des acteurs, et que pour faire entrer un acteur sur la scène, il fallait faire faire place pour son passage. » (Chroniques de la Régence et du règne de Louis XV, 1718-1763, publiées en 1857)

Ce public « sur le théâtre » est composé de mondains dont la principale activité est de paraître : « Nous sommes souvent plus comédiens que ceux qui se montrent à nous depuis six heures jusqu'à neuf. Nous le sommes toute la journée, courant les cours et les armées. Sans oripeaux, nous jouons les rois, les amoureux, les maris, les honnêtes gens… » reconnaît l’érudit prince de Ligne (Lettres à Eugénie sur les spectacles, 1774). Avec ces places payées au prix fort, les courtisans peuvent ainsi, à la cour et à l’armée, ajouter la ville à leur périmètre de jeu.

Il s’agit de ces « petits marquis » que Molière égratigne dès l’ouverture des Fâcheux (1661) :

J’étais sur le théâtre, en humeur d’écouter
La pièce, qu’à plusieurs j’avais ouï vanter.
Les acteurs commençaient, chacun prêtait silence
Lorsque d’un air bruyant et plein d’extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement
En criant : ‘holà ho ! Un siège promptement !’
Et de son grand fracas surprenant l’assemblée,
Dans le plus bel endroit a la pièce troublée. […]
Tandis que là-dessus je haussais les épaules,
Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles.
Mais l’homme pour s’asseoir a fait nouveau fracas,

Et traversant encor le théâtre à grands pas,
Bien que dans les côtés il pût être à son aise,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et de son large dos morguant les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs. […]
‘Ha ! Marquis, m’a-t-il dit, prenant près de moi place,
Comment te portes-tu ? Souffre que je t’embrasse.’ […]
Il m’a fait à l’abord cent questions frivoles,
Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.
Chacun le maudissait ; et moi, pour l’arrêter :
‘Je serais, ai-je dit, bien aise d’écouter…
- Tu n’as point vu ceci, marquis ? Ah ! Dieu me damne,
Je le trouve assez drôle, et je n’y suis pas âne.’
Là-dessus de la pièce il m’a fait un sommaire,
Scène à scène averti de ce qui s’allait faire ;
Et jusques à des vers qu’il en savait par cœur,
Il me les récitait tout haut avant l’acteur.
J’avais beau m’en défendre, il a poussé sa chance,
Et s’est devers la fin levé longtemps d’avance ;
Car les gens du bel air, pour agir galamment,
Se gardent bien, surtout, d’ouïr le dénouement.

Un spectacle confiné

Dans La Critique de l’École des femmes (1663, scène 4), Molière évoque par la bouche de Dorante le double spectacle auquel on assiste depuis la salle : « Je vis l’autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de risée, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : ‘Ris donc, parterre, ris donc !’ Ce fut une seconde comédie que le chagrin de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l’assemblée, et chacun demeura d’accord qu’on ne pouvait pas mieux jouer qu’il fit… » 

Près d’un siècle plus tard, Voltaire déplore cette forme de privatisation du spectacle. Il prend l’Europe à témoin : « Je ne peux assez m’étonner ni me plaindre du peu de soin qu’on a en France de rendre les théâtres dignes des excellents ouvrages qu’on y représente, et de la nation qui en fait ses délices. Un des plus grands obstacles qui s'opposent, à la Comédie-Française, à toute action grande et pathétique, est la foule des spectateurs confondus sur la scène avec les acteurs. Tous les spectateurs doivent voir et entendre également, en quelque endroit qu’ils soient placés. Comment cela peut-il s’exécuter sur une scène étroite, au milieu d’une foule de jeunes gens qui laissent à peine dix pieds de place aux acteurs ? De là vient que la plupart des pièces ne sont que de longues conversations. La principale actrice de Londres ne peut concevoir comment il y a des hommes assez ennemis de leurs plaisirs pour gâter ainsi le spectacle sans en jouir. » (Préface de Sémiramis, 1748)

Quand vraisemblance rime avec distance

Au 18e siècle, la question de la « vérité », dans le jeu et le costume de scène, mobilise de plus en plus les interprètes. Même attentifs, les spectateurs placés « sur le théâtre » contrarient un besoin croissant de vraisemblance, que revendiquent ensemble auteurs et amateurs : « On peut supposer que l'appartement d'Auguste est plus ou moins orné de sculptures et de dorures… mais lorsque les yeux rencontrent des perruques, comment se persuader qu'on voit le palais de cet empereur ? » (Sainte-Albine, Le Comédien, 1747) ; « Il n'est pas vraisemblable qu'un roi parlant à son confident, ou tenant un conseil d'état, ou un prince parlant en secret avec sa maîtresse, soient entourés de plus de deux cents personnes ! » (Barbier, Chroniques…)

Les artistes réclament du respect pour leur travail, à commencer par les Comédiens-Français au nom desquels Lekain, l’interprète fétiche de Voltaire, présente le 29 janvier 1759 à l’administration royale un Mémoire qui tend à prouver la nécessité de supprimer les banquettes de dessus le théâtre de la Comédie-Française, en séparant ainsi les acteurs des spectateurs : « Il est possible de rendre au premier théâtre de l’Europe toute la majesté et toute l’illusion dont il peut être susceptible, pourvu que l’on consente à rompre la communication des acteurs et des spectateurs. » Il faut offrir aux Français « une salle pour entendre la comédie » et aux acteurs « une scène libre pour la jouer, ces mêmes acteurs étant aujourd’hui coudoyés, déchirés et distraits par le tourbillon des spectateurs », dans une ambiance « encore bien plus dangereuse pour les jeunes actrices… Que d’obstacles à la perfection du vrai talent ! » (texte reproduit dans ses Mémoires, pp. 135-147, publiés par son fils en 1801)

Un mécène entre en scène pour mieux en sortir

Le comte de Lauraguais (1733-1824), grand amateur de spectacles et amant de la chanteuse Sophie Arnould, propose alors à la Comédie-Française de financer le manque à gagner causé par la suppression de ces places. Si bien que le 23 mai 1759, après la relâche de la Semaine sainte, le théâtre rouvre avec un plateau désormais exclusivement réservé aux décors et aux interprètes.

Un an plus tard, Voltaire publie sa nouvelle comédie, L’Écossaise, avec une élégante dédicace à Lauraguais : « Vous avez rendu un service éternel aux beaux-arts et au bon goût. Si les spectacles ont plus de décence, c’est à vous seul qu’on en est redevable. »

La mesure se généralise très rapidement à l’ensemble des théâtres parisiens. Et en 1766, le chevalier Dorat se félicite d’un bénéfice bien partagé par les spectateurs :

Le public n'y voit plus, borné dans ses regards,
Nos marquis y briller sur de triples remparts.
On n'y voit plus l'ennui de nos jeunes seigneurs
Nonchalamment sourire à l'héroïne en pleurs.
On ne les entend plus, du fond de la coulisse,
Par leur caquet bruyant interrompre l'actrice,
Persifler Mithridate, et, sans respect du nom,
Apostropher César ou tutoyer Néron. (La Déclamation théâtrale)

Après 1760, les mondains auront pour dernière ressource les « loges d’avant-scène » : disposées dans l’épaisseur du cadre de scène, sur toute sa hauteur, elles aussi empiètent sur l’image scénique, sans compter qu’on en fait pleuvoir éventails et billets doux... À l’Opéra Comique, elles seront détruites en 1797.

Rangés, les spectateurs ?

Avec l’éviction des « sièges sur le théâtre », le partage est-il nettement établi entre acteurs actifs et spectateurs passifs ?

N’en déplaise au Dictionnaire de l'Académie-Française de 1740, qui définit le spectateur comme « celui qui n'agit point, qui n'a point de part dans une affaire, et qui a seulement attention à ce qui s'y passe », et à Diderot, qui croit pouvoir expliquer aux amateurs de théâtre : « L'acteur est las, et vous êtes tristes ; c'est qu'il s'est démené sans rien sentir, et que vous avez senti sans vous démener » (Paradoxe sur le comédien, publié en 1830), il reste une catégorie importante de spectateurs actifs : ceux qui prennent place au parterre. Car l’on s’y tient debout jusqu’à la Révolution.

Le parterre, c’est abordable

Le parterre est l’espace central de la salle : entouré sur trois côtés par les étages des loges, il tourne le dos à un amphithéâtre assis et borde l’orchestre qui est souvent à son niveau – la « fosse » apparaîtra ultérieurement. Au 18e siècle, le parterre fait environ 100 m2 à l’Opéra Comique, comme à la Comédie-Italienne et à la Comédie-Française. On y accueille, les soirs d’affluence, plus de 700 personnes – et une bonne centaine de plus à l’Opéra… Ainsi que le définit l’Encyclopédie, du point de vue des loges, « le parterre forme un espace carré profond où ceux qui sifflent ou applaudissent les pièces sont debout. »

Debout pour deux raisons historiques :

Pratique : le parterre doit être évacué à la fin de chaque acte afin d’y descendre les lustres qui éclairent la salle et d’en renouveler les chandelles pour l’acte suivant.
Économique : l’absence de sièges offre un accès modique aux spectateurs qui, ainsi, n’achètent pas de place, encore moins ne louent de loge, mais se contentent d’acquitter un droit d’entrée.
Le parterre debout garantit donc la mixité sociale du public : elle est chère aux acteurs et auteurs, qui briguent un succès populaire, mais aussi aux nantis qui s’exhibent dans les loges.

Sous la surveillance d’agents de police, le parterre accueille ouvriers (l’entrée coûte un jour de gages), artisans, domestiques (priés de venir sans livrée), employés, militaires, mais aussi avocats, financiers, étudiants… Parfois une femme travestie, comme Madame de Beaumer, rédactrice en chef du Journal des Dames dans les années 1760. Aucune ordonnance royale n’empêche les femmes d’accéder au parterre, mais elles préfèrent s’en exclure – ou y sont invitées par leur entourage.

Les lumières du parterre

Des érudits aiment aussi s’y glisser, « piliers du parterre » qui « forment son jugement », pour reprendre les termes du librettiste Marmontel. « Aux coins des parterres se trouvait d’ordinaire une réunion d’amateurs qui débattaient le mérite des acteurs et des pièces, et qui étaient religieusement écoutés par les jeunes gens. Je puis dire que j’ai reçu là une sorte de cours de littérature dramatique... » (Mémoires du vice-amiral baron Grivel, publiés en 1914)

Le parterre debout garantit aux auteurs une salle réactive, ce qui est déterminant pour l’accueil de leurs pièces. On parle du parterre comme d’une instance : il faut recueillir « les suffrages du parterre », au besoin « flatter le parterre ». Dans La Critique de l’École des femmes, Dorante déclare : « À le prendre en général, je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent, il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule. ». À quoi le marquis répond, en riant : « Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m’en réjouis, et je ne manquerai pas de l’avertir que tu es de ses amis ! »

En 1758, Diderot avoue à la dramaturge Mme Riccoboni qu’il aime s’y glisser : « Nos théâtres étaient des lieux de tumulte. Les têtes les plus froides s’échauffaient en y entrant, et les hommes sensés y partageaient plus ou moins le transport des fous… On s’agitait, on se remuait, on se poussait, l’âme était mise hors d’elle-même. Or je ne connais pas de disposition plus favorable au poète. La pièce commençait avec peine, était souvent interrompue, mais survenait-il un bel endroit… et l’engouement passait du parterre à l’amphithéâtre, et de l’amphithéâtre aux loges. On était arrivé en chaleur, on s’en retournait dans l’ivresse… »

Le parterre et ses débordements

Agitation, chaleur… Le témoignage de Diderot porte la marque d’une expérience physique : la promiscuité !

À l’Opéra Comique, installé dans une jolie salle de la Foire Saint-Laurent, l’affluence est telle en 1745 aux représentations d’Acajou de Favart que le soir de la dernière, le public du parterre enfonce la balustrade qui le sépare de l’orchestre, au grand dam des musiciens. À la Comédie-Française, les tragédies aussi sont données dans ces conditions que déplore Voltaire : « Cinna, Athalie méritent d’être représentées ailleurs que dans un jeu de paume, dans lequel les spectateurs sont placés contre tout ordre et toute raison debout, dans ce qu’on appelle parterre, où ils sont gênés et pressés indécemment, et où ils se précipitent quelquefois en tumulte les uns sur les autres, comme dans une sédition populaire. »

En 1773, Louis-Sébastien Mercier emploie des termes qui toucheront, en 2020, les usagers des transports publics franciliens : « Quoi de plus indécent et de plus cruel que ce parterre étroit, toujours tumultueux, où au moindre choc on tombe les uns sur les autres, et qui devient insupportable et très pernicieux à la santé pendant les chaleurs d'été ? » (Du Théâtre ou Nouvel essai sur l'art dramatique)

Malgré l’interdiction récurrente des armes, les agressions sont fréquentes. Un occupant du parterre de la Comédie-Italienne se plaint au Journal de Paris en 1777 d’y avoir enduré, en un soir, des coups de coudes, de fouets, d’épées et de perruques grasses… Les voleurs sévissent, les libertins aussi. Dans les années 1730, Mirabeau père y subit un harcèlement qu’il finit par dénoncer à ses voisins : « Si quelqu’un de vous était dans le nouveau goût, voilà une perruque qui me persécute depuis une heure ! » On peut y boire et y manger ; toutes sortes de dérapages y sont régulièrement relevés. Le 13 janvier 1777, la Comédie-Française annule Les Horaces pour cause d’absence de l’acteur principal. « Cependant, rapportent les Mémoires secrets, le Parterre témoignait son humeur. Un d’eux a poussé l’indécence jusqu’à faire ses ordures au milieu de l’assemblée, soutenu par quelques polissons comme lui. » Présente dans la salle, la digne « duchesse de Bourbon n’a point voulu être juge entre le public et les comédiens, comme ceux-ci le désiraient, ou plutôt elle leur a déclaré qu’il fallait se rendre au désir du premier. »

Pas de 4e mur

Le dramaturge Thomas-Simon Gueullette raconte dans ses Notes et souvenirs qu’en février 1757, le parterre de la Comédie-Italienne ne perd pas un épisode du conflit qui oppose les acteurs Rochard et Chaville. Chaville a dû remplacer Rochard, malade, dans ses rôles. De retour, Rochard s’offusque de ses succès. Le ton monte en coulisses jusqu’à être audible dans la salle. Un soir où l’on joue Ninette à la cour de son époux Charles-Simon, Justine Favart détourne, au profit de Chaville, certaines répliques de son rôle, qu’elle adresse à Rochard : « Le parterre, au courant de la dispute, commença à applaudir vigoureusement l’ambiguïté. Rochard, furieux, arrêta de jouer et adressa les paroles suivantes au parterre : ‘Messieurs, comme je m’aperçois que mon service ne vous plaît plus, je me retire.’ L’acteur offensé quitta alors la scène. Chaville et Mme Favart s’en allèrent à sa poursuite, pendant que les spectateurs assis sur scène s’en allaient également voir la manifestation du mécontentement de Rochard dans les coulisses. Rochard n’avait pas encore atteint sa loge que la police apparut pour l’arrêter. L’acteur eut le choix entre retourner sur scène pour terminer la représentation ou aller en prison. Le parterre criait le nom du comédien afin de le convaincre de revenir. De retour sur scène, il fit une révérence profonde et dit, en guise d’excuse : ‘Messieurs, vos bontés me sont si chères qu’elles m’obligent à venir vous demander pardon.’ À ces mots, le parterre explosa en applaudissements. »

Un exercice démocratique

Le parterre debout fait du théâtre un lieu du politique. À l’Opéra Comique, c’est la raison populaire qui s’exprime : « Chez nous, le parterre est composé communément des citoyens les moins riches, les moins maniérés, les moins raffinés dans leurs mœurs ; de ceux dont le naturel est le moins poli, mais aussi le moins altéré ; de ceux en qui l’opinion et le sentiment tiennent le moins aux fantaisies passagères de la mode, aux prétentions de la vanité, aux préjugés de l’éducation ; de ceux qui ont le moins de lumières, mais peut-être aussi le plus de bon sens, et en qui la raison plus saine et la sensibilité plus naïve forment un goût moins délicat, mais plus sûr que le goût léger et fantasque d’un monde où les sentiments sont factices ou empruntés. » (Marmontel, Supplément à l’Encyclopédie par une société de gens de lettres, article « Parterre »)

Marmontel consent à examiner l’idée d’asseoir le parterre pour mieux la contester : « Ce n’est pas sans raison qu’on a mis en problème s’il serait avantageux ou non qu’à nos parterres, comme à ceux d’Italie, les spectateurs fussent assis. On croit avoir remarqué qu’au parterre où l’on est debout, tout est saisi avec plus de chaleur, tout est plus vif et plus rapidement senti. On croit que le spectateur plus à son aise serait plus froid, plus réfléchi, moins susceptible d’illusion, plus indulgent peut-être… » Ce calme serait trompeur, car le parterre aurait en vérité changé de nature : « Que le parterre soit assis, les places en seront plus chères parce qu’on y sera plus commodément. Il n’y aura plus la même liberté, la même ingénuité, les mêmes lumières. Dans un parterre assis, l’ignorance est présomptueuse. » Marmontel craint qu’y prennent place les mondains, ces habitués des loges dont le cloisonnement même empêche absolument la formation d’une opinion publique. Conclusion : un parterre assis compromettra « cette espèce de république qui compose nos spectacles » et « la démocratie du parterre dégénèrera en aristocratie. »

On ne s’étonne donc pas de trouver, au siècle suivant, un hommage aux spectacles sous la plume de Tocqueville : « C’est au théâtre seulement que les classes supérieures se sont mêlées avec les moyennes et les inférieures, et qu’elles ont consenti sinon à recevoir l’avis de ces dernières, du moins à souffrir que celles-ci le donnassent. C’est au théâtre que les érudits et les lettrés ont toujours eu le plus de peine à faire prévaloir leur goût sur celui du peuple, et à se défendre d’être entraînés eux-mêmes par le sien. Le parterre y a souvent fait des lois aux loges. » (De la démocratie en Amérique, 1835)

Le retour des banquettes

L’architecture théâtrale devient un sujet de débat dans la seconde partie du 18e siècle. Le théâtre est-il plutôt un lieu de divertissement, de sociabilité ou d’éducation ? Ne faut-il pas offrir confort, sécurité et bonnes conditions de visibilité et d’écoute aux spectateurs et spectatrices ? Ne convient-il pas de mieux répartir les composantes de ce public hétérogène ?

En 1760, on installe à la Comédie-Italienne, avec laquelle fusionne bientôt l’Opéra Comique, un « parquet ». Il s’agit de sept rangées de bancs installés entre le parterre debout et l’orchestre.

En 1777, dans le compte rendu d’un spectacle de la Comédie-Française, le philosophe La Harpe réclame aussi des bancs pour le parterre, afin d’y neutraliser cette minorité séditieuse qu’on nomme la cabale : « L’indécence de nos représentations tumultueuses, livrées à une cabale qui crie tandis que les honnêtes gens se taisent, doit faire place enfin à l’ordre convenable et nécessaire qui doit régner dans les spectacles. Il n’y a qu’un moyen de prévenir la décadence entière du théâtre : c’est d’asseoir le parterre. » (Journal de politique et de littérature)

C’est à l’Odéon, construit par Peyre et de Wailly pour la Comédie-Française, qu’apparaît le premier parterre assis. La salle est inaugurée en 1782 par Marie-Antoinette, et accueille quelques mois plus tard la création du Mariage de Figaro. À Besançon, Claude-Nicolas Ledoux achève son théâtre en 1784 et y propose une nouvelle répartition du public, bien faite pour déplaire à Marmontel : « Celui qui payera le plus sera le plus près ; celui qui payera le moins sera le plus éloigné ; mais tous, en payant, auront acquis le droit d'être assis commodément, le droit de voir dans un rayon égal, et d'être bien vus. » (L'Architecture considérée sous le rapport de l'art, des mœurs et de la législation, 1804)

En 1783, Heurtier signe la nouvelle salle de l’Opéra Comique, vite appelée salle Favart, qu’inaugure également Marie-Antoinette. Le parquet y est ouvert aux dames, ce qui pose vite un problème : « Les coiffures et les chapeaux chargés de plumes, de rubans et de fleurs, et d’une étendue considérable, interceptent la vue des spectateurs du parterre », observe un lieutenant de police embarrassé. En 1788, l’Opéra Comique impose au même parterre des banquettes. Mais la hausse des prix d’entrée n’est guère appréciée, et le public obtient leur suppression… le 6 août 1789. À l’Opéra, les banquettes apparaîtront en 1894.

A-t-on, avec les banquettes au parterre, réglé le problème de la promiscuité et établi une forme de distanciation physique entre les spectateurs ? Pas du tout. Car il faudra attendre 1831 pour voir apparaître… les numéros de place sur ces banquettes – où l’on imagine dès lors l’animation et l’inconfort qui règnent les soirs de succès, ou d’émeutes révolutionnaires.

Décidément, la distanciation est un concept très contemporain.

Agnès Terrier

 

 

Quelques lectures en ligne pour aller plus loin :

« Spectateurs en scène : une esthétique du 'théâtral' dans la gravure ? », par Sabine Chaouche, The Frenchmag, 2018

https://www.thefrenchmag.com/Spectateurs-en-scene-une-esthetique-du-theatral-dans-la-gravure-Par-Sabine-Chaouche_a1109.html

Mémoires de Lekain :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8155s/f1.item

« Le théâtre et ses publics : pratiques et représentations du parterre à Paris au XVIIIe siècle », par Jeffrey S. Ravel, revue d’histoire moderne et contemporaine, 2002 :

https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2002-3-page-89.htm

« Du parterre à la scène : regards nouveaux sur le théâtre de la Révolution », par Philippe Bourdin, in La Révolution à l’œuvre, dir. Jean-Clément Martin, 2005 :

https://books.openedition.org/pur/16052?lang=fr