La distanciation au théâtre, casse-tête ou conquête : chapitre 2

Publié le 20 juillet 2020
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Mercredi 24 juin 2020, l’Opéra Comique a rouvert ses portes pour des représentations conçues dans le respect des règles de déconfinement, avec la Maîtrise populaire de l’Opéra Comique, puis une nouvelle formule du Cabaret horrifique de Valérie Lesort, jusqu’au 4 juillet.

Afin d’espacer spectatrices et spectateurs d’une part, artistes d’autre part, nous avons choisi d’installer le public sur le plateau et de déployer le spectacle autour de lui, dans la cage de scène et la salle. Cette application du principe de « distanciation », à la fois scrupuleuse et artistique, nous a rappelé combien la maîtrise de l’espace – de jeu et de réception du spectacle – fut un enjeu majeur dans l’histoire du théâtre.

Chapitre 2

D’HIER À AUJOURD’HUI, DES THÉÂTRES À L’ÉTROIT

Les salles de spectacles sont situées dans des quartiers denses. En général, leurs dimensions sont celles des jardins ou bâtiments (hôtels, palais) qui ont changé d’affectation pour les accueillir. C’est le cas de l’Opéra Comique, dont l’édification remonte à 1783.

À Paris, les plus récents Châtelet de Gabriel Davioud (1862) et Opéra de Charles Garnier (1875) sont au contraire les fruits de vastes remodelages urbains.

Comment les petites salles, à juste titre qualifiées de « bonbonnières », ont-elles pu, en dépit de leur exiguïté, accueillir le public captif des siècles passés et lui offrir de spectaculaires réalisations, renouvelées soir après soir ?

Côté scène…

Un spectacle encagé

Ne pouvant s’élargir, les édifices urbains poussent vers le haut. Ainsi, un théâtre associe un étagement de balcons et une cage de scène toute en verticalité.

Une cage de scène fait en général deux fois et demi la hauteur du cadre de scène tel qu’on le voit de la salle – et qui fait 10 mètres de haut à l’Opéra Comique. Dans les hauteurs de la cage de scène sont dissimulés, suspendus au gril, les éléments mobiles des décors. La cage de scène se prolonge sous le plateau, avec plusieurs étages de dessous accueillant machineries et rouleaux de toiles. Cet agencement vertical permet l’économie de dégagements latéraux. Si bien que, souvent, le plateau n’est pas beaucoup plus large que le cadre de scène – ils sont respectivement de 16 et 10 mètres à l’Opéra Comique.

Ce que nous appelons par facilité « coulisses » n’est donc qu’une série d’espaces aménagés : au plateau, derrière le décor ; à l’extérieur de la cage de scène, près des accès au plateau. L’ensemble forme une « boîte à émotions » ou « aux merveilles », disait Edmond de Goncourt.

Un plateau envahi

Aux 18e et 19e siècles, ces boîtes ouvrent en général tous les soirs. Grâce aux troupes permanentes, les directeurs changent quotidiennement leurs affiches – gage de retour du public – sauf les jours qui suivent une première à succès.

Le plateau et ses accès sont donc encombrés, non seulement de ce et ceux qui servent le spectacle du soir – matériels et accessoiristes, artistes, régisseurs, techniciens – mais aussi de ce qui sera utile au long de la semaine. Sans compter la présence, plus ou moins réglementée, des journalistes, mécènes et proches des artistes… Dans Les Illusions perdues (1837), Balzac ouvre à Lucien de Rubempré la coulisse du Panorama-Dramatique, où règne « le spectacle le plus étrange. L’étroitesse des portants, la hauteur du théâtre, les échelles à quinquets [éclairages], les décorations horribles vues de près, les acteurs plâtrés, les garçons [machinistes] à vestes huileuses, les cordes qui pendent, le régisseur qui se promène, les comparses [figurantes] assises, les toiles de fond suspendues, les pompiers… »

« Un jour, raconte Sarah Bernhardt dans Ma double vie (1907), ma mère eut la curiosité de venir voir les coulisses de l’Odéon. J’ai cru qu’elle allait mourir de dégoût : ‘Ah ! malheureuse enfant ! Comment peux-tu vivre là-dedans ?’ murmura-t-elle. Et, arrivée dehors, Maman respira, humant l’air à plusieurs reprises. »

Au Congrès international des architectes de 1888, un an après l’incendie qui a ravagé l’Opéra Comique, Paul Chenevier dénonce un cruel manque de place : « En 1783, on avait déjà constaté l’insuffisance de la scène et de ses dépendances pour un personnel qui ne comptait que 60 artistes. En 1838, leur nombre était arrivé à 250. Enfin, l’Opéra Comique, au moment du sinistre de 1887, occupait 450 artistes et employés. Ce personnel considérable était obligé de se mouvoir dans un espace scénique de 270 mètres carrés, notablement réduit par les décors et les accessoires dont les dépôts envahissaient jusqu’aux couloirs, de sorte que les dégagements étaient encombrés, et que le passage restant libre était devenu absolument insuffisant. » (L’Incendie de l’Opéra Comique et le théâtre de sûreté)

Rappelons qu’il décrit le plateau où ont été créés Carmen et Les Contes d’Hoffmann…

Un jeu cantonné

Avant la généralisation de l’électricité dans les théâtres (à la fin du 19e siècle), les interprètes se frayent un chemin vers l’avant-scène, là où ils et elles bénéficient :

  • De la lumière (au gaz) prodiguée par les lustres de la salle et les feux de la rampe.
  • De l’appui du souffleur, dissimulé dans son trou et par son capot.
  • Du contact avec la salle, pour laquelle jouent les artistes français – au contraire des Anglais qui pratiquent le 4e mur depuis le 18e siècle.
  • De l’espace laissé par les décors trop nombreux et volumineux pour être élevés dans les cintres, et qui encombrent les côtés et tout le fond du plateau.
  • Du contact auditif avec l’orchestre, à une époque où le son de celui-ci n’est pas encore retransmis en coulisses par ce qu’on appelle aujourd’hui « le retour plateau ».

Les tableaux de Degas montrent que les musiciens jouent dans des fosses d’orchestre plus hautes qu’aujourd’hui, très serrés – puisque l’espace sous l’avant-scène leur est inaccessible – et avec leurs instruments très redressés.

Au plateau, le jeu d’acteur s’est épanoui depuis l’expulsion des spectateurs « sur le théâtre » en 1759-1760. C’est un jeu à la fois expressif et statique, comme le décrivait l’acteur anglais Sticotti en 1769 : le comédien français « demeure tranquille sur la même ligne, les bras posés gracieusement. Sans remuer un doigt, il remplit la scène de feu et de variété. Il déploie, dans cette posture presque immobile, tous les changements de passion qui peuvent affecter, étonner, attendrir un cœur sensible ; car à tous propos jouer des bras et des jambes, et battre tous les recoins de la scène, est un art anglais. » (Garrick ou les acteurs anglais)

Le pari de l’éloquence

Le grand Talma, de la Comédie-Française, évoque ce jeu dont il est l’héritier au début du 19e siècle : « La pompe, l’apprêt et la solennité de la déclamation se perdent dans un jeu plein de chaleur, dans des accents pathétiques ou terribles qui ébranlent toutes les âmes » et qui ont la faculté de « donner de la réalité aux fictions de la scène. » (Réflexions de Talma sur Lekain et l'art théâtral)

La voix fait presque tout, « enrichie de tous les accents de la passion, obéissante à toutes les inflexions du sentiment, étudiée comme un instrument, riche clavier qui émeut même l'étranger qui ne comprend pas les paroles ». Surtout si on sait varier le débit de la parole et user d’un silence éloquent : « Le geste, l'attitude, le regard doivent alors précéder les paroles, comme l'éclair précède la foudre. Ce moyen ajoute singulièrement à l'expression, en ce qu'il décèle une âme profondément pénétrée. C’est par le jeu muet que l'acteur donne à son débit un air de naturel et de vérité, en lui ôtant toute apparence d'une chose apprise et récitée. »

La corporéité se limite donc à une « juste économie des mouvements et des gestes, car si les gestes sont aussi un langage, leur multiplicité ôte la noblesse du maintien ».

Le jeu d’acteur français, fondé sur la voix, l’expression du visage, l’économie du geste et de la pose, n’investira la scène par le déplacement qu’avec l’éclairage électrique, installé à partir de la fin des années 1880. L’électricité permet d’éclairer toutes les zones du plateau, mais aussi de moduler la lumière dans la salle. Les décors opèreront alors une lente et coûteuse conversion, des deux dimensions des toiles peintes aux trois dimensions des praticables.

Des cintres surchargés

Au-dessus des interprètes du 19e siècle, les cintres sont occupés par les « feuilles de décoration » nécessaires à la programmation de la semaine. Dans la deuxième salle Favart – inaugurée en 1840 et ravagée en 1887 – « il est difficile de rêver pire assemblage de matières essentiellement inflammables, entretenues dans une atmosphère torride et à proximité d’appareils d’éclairage imparfaits ». Chenevier avoue : « Je n’ai jamais pu me défendre d’un réel sentiment d’épouvante toutes les fois qu’il m’a été donné de visiter les cintres d’un théâtre éclairé au gaz, pendant une représentation… »

Chenevier mentionne aussi, dans les cintres de Favart, deux passerelles : « Le bâtiment de la scène comporte sept étages de bureaux, magasins, ateliers et dépôts. Ces étages ne sont reliés entre eux, au-dessus des cintres, que par deux ponts de bois suspendus, larges de 60 centimètres. » En effet, la cage de scène de l’Opéra Comique est alors directement adossée à l’immeuble mitoyen qui la sépare du boulevard des Italiens. Pour passer de jardin à cour et de cour à jardin, il faut emprunter ces passerelles étroites, périlleuses… et hautement inflammables.

Le 25 mai 1887, l’Opéra Comique affiche Le Chalet d’Adolphe Adam (en un acte) puis la 745e représentation de Mignon d’Ambroise Thomas. À 21h05 débute le premier acte de Mignon. Derrière un châssis de décor, un bec de gaz insuffisamment protégé embrase un cordage. Le feu se propage rapidement aux cintres : on y dénombre alors, outre les passerelles, trente rideaux, soixante frises et onze fermes de plafond. Rien n’est ignifugé.

Un foyer envahi

Au seuil du plateau, séparé des espaces publics par une simple porte, le « foyer des artistes » est le salon de la troupe, mais il accueille aussi les abonnés les plus fidèles ou les plus fortunés. Ils y sont comme chez eux, au risque d’entraver le travail artistique. À l’Odéon, Sarah Bernhardt s’y fait un soir apostropher : « Pourquoi, mademoiselle, dans l’acte qui se termine, reconduisez-vous votre amie vers la porte du fond en tournant le dos au public ? C’est un manque d’égards pour les spectateurs. – Ma foi, monsieur, je vous crois un homme courtois et je me demande comment vous allez sortir du foyer sans me tourner le dos ? » (Pierre Magnier, Les Potins du compère, 1955)

Dans Le Tréteau (1906), Jean Lorrain évoque une liberté de circuler qui s’étend aux loges des artistes : « La toile tombait sur un tonnerre d’applaudissements. Elle se relevait presque aussitôt et le régisseur, descendu au trou du souffleur, priait les invités de demeurer dans la salle et de ne pas chercher à pénétrer dans la loge de Mme Linda : elle avait juste le temps pour son changement de costume et recevait après l’autre acte. »

Jeannine Desplobins, abonnée à l’Opéra Comique de 1945 à 2017, racontait que, du temps de la troupe, passer des espaces publics au foyer des artistes, puis aux loges, relevait moins du privilège que de l’usage.

Des circulations périlleuses

Notre volonté actuelle de contrôler les circulations, pour des questions de sécurité, est d’autant plus choquée par la licence qui régnait jadis que, dans les espaces de travail que ne voit pas le public, passages et escaliers étaient et demeurent exigus.

Dans la deuxième salle Favart, Chenevier rappelle que « les étages sont desservis, de chaque côté de la cage de scène, par des escaliers en bois de 170 marches, qui n’ont pas toujours un mètre de large, et dont la pente, aux deux derniers étages, est vertigineuse. »

Le député de la Haute-Marne Steenackers avertit la Chambre le 12 mai 1887 qu’en cas de départ de feu, « si le personnel en scène voulait fuir, il ne trouverait comme issue qu’une porte donnant sur un escalier tortueux aboutissant à un couloir, une sorte de boyau par lequel se précipiteraient, de leur côté, les musiciens de l’orchestre avant de déboucher sur la rue. » Il s’exprime treize jours avant l’incendie de l’Opéra Comique…

Les rues limitrophes, où tous doivent s’enfuir en cas de sinistre, sont étroites et bien encombrées, si l’on en croit le chroniqueur du Gil Blas le 21 janvier 1884, au lendemain de la première de Manon : « Après le premier acte – il est déjà neuf heures et demie – on remarque la forêt de décors qui encombrent le trottoir de la rue Favart. On se dit avec inquiétude que, si l'on doit voir tout cela, il sera difficile de rentrer chez soi avant une heure et demie du matin… »

Des répétitions confinées

D’après la structure du Palais Garnier, connue grâce aux splendides maquettes et plans exposés à l’Opéra et au musée d’Orsay, on suppose qu’un théâtre doit être pourvu en abondance de loges, de studios et de salles de répétition.

En vérité, les salles ont longtemps été trop petites pour proposer des espaces dévolus aux répétitions. Au 19e siècle, l’apprentissage des rôles se fait à domicile : chez l’auteur, le compositeur ou les interprètes. Les répétitions d’ensemble investissent le foyer des artistes, pourvu d’un piano, voire le foyer public. Les répétitions scéniques se déroulent sur l’avant-scène, avant que commence à 16 heures l’installation du décor de la soirée. Dans la deuxième salle Favart, le manque d’espace est tel qu’artistes et employés colonisent le parterre pour pique-niquer ou faire la sieste, au grand dam du responsable du ménage.

À la fin du siècle, l’édification de nouveaux théâtres s’accompagne d’une réflexion sur les espaces de travail.

Pour l’Opéra, Garnier bénéficie d’un large périmètre dans un quartier redessiné. Il étudie les besoins de chaque service avant de déterminer la fonction de chaque espace, et leur juste répartition : foyers, studios, salles de répétition et ateliers seront nombreux.

Reconstruit par Louis Bernier sur un terrain aux dimensions fixées sous l’Ancien Régime, l’Opéra Comique de 1898 (3e salle Favart) gagne tout de même quatre mètres sur la place Boieldieu, ce qui permet de ménager un couloir entre le fond du plateau et le mur mitoyen. En outre, l’édifice comporte désormais, à l’étage supérieur, deux salles de répétition : l’une pour la danse, l’autre pour la mise en scène. Elles présentent une pente identique à celle du plateau et, pour la seconde, des dimensions similaires à celui-ci.

Côté public…

Une promiscuité étudiée

Les salles qui, comme l’Opéra Comique, n’ont pas changé de périmètre depuis le 18e siècle, « manquent de dégagements. Mais presque toutes ont une acoustique excellente et beaucoup d’atmosphère » concède Charles Dullin en 1938 (Ce sont les dieux qu’il nous faut).

D’où vient qu’elles présentent aujourd’hui beaucoup moins de sièges qu’il y a 200, 150 ans ? Parce qu’on n’a cessé, au cours des réfections successives, d’écarter les rangs (on passe de 70 cm d’écart en 1870 à 84 cm aujourd’hui), d’y ménager des passages et d’élargir les fauteuils. La deuxième salle Favart, à l’acoustique « merveilleuse », « la plus splendide et la plus commode de Paris » d’après Gérard de Nerval (le 11 mai 1840 dans La Presse), comptait 1800 places. L’actuelle en comptait 1500 en 1898, 1200 aujourd’hui.

Une salle à la française est conçue pour la sociabilité autant que pour le spectacle. On n’y éteint pas la lumière avant l’entre-deux-guerres, et les cloisons séparant les loges sont basses, en « col de cygne ». La proximité est le maître-mot : « Les spectateurs, tout en apercevant la scène, voient bien la salle. Aussi l’on peut étudier à loisir toutes les physionomies des assistants, le miroitement des toilettes, l’éclat des parures », explique Garnier qui va perfectionner ce système à l’Opéra, en proposant une salle conçue comme « une décoration dont chacun fait partie. » (Le Théâtre, 1870)

Un parterre bondé

Au 19e siècle, observe Chenevier, beaucoup de salles sont tenues pour dangereuses par les autorités de tutelle. « On se met à agrandir les passages, multiplier les sorties, augmenter les dégagements. On coupe le parterre et les fauteuils d’orchestre par l’indispensable passage central » mais, s’inquiète-t-il, « on se hâte de le garnir de strapontins qui le suppriment dès que le rideau est levé... »

Le parterre s’ouvre aussi lentement aux dames – à l’Opéra Comique en 1891. Les robes créent de nouveaux encombrements, même si la tournure (le « faux-cul ») a remplacé la crinoline. Quant aux chapeaux, de rigueur pour les élégantes qui ne sauraient « sortir en cheveux », les théâtres doivent rapidement en réglementer le port. Car si des collections de « chapeaux et toques de spectacle » fleurissent chez les modistes, les incidents se multiplient :

« J'étais hier à l'Odéon. Il y a eu un échange de cartes [promesse d’un duel] entre deux spectateurs, un monsieur ayant eu l'audace de vouloir voir ce qui se passait sur la scène et s'étant refusé de contempler pendant trois heures les plumes qui ornaient la tête de la dame placée devant lui. Le mari de la dame a naturellement pris sa défense. Tout cela serait simple à éviter : les directeurs n'ont qu'à, comme aux Français et à l'Opéra Comique, afficher au bureau de location et dans les couloirs cet avis : Les dames ne sont admises aux fauteuils que sans chapeau ni coiffure. » (Le Figaro, courrier des lecteurs, 26 mars 1897)

En 1906, les derniers théâtres parisiens embarrassés par la question sondent leur public. Ils remportent le bannissement des coiffures, définitivement interdites par un arrêté de la Préfecture de police à compter du 1er septembre 1908. Les Annales politiques et littéraires du 12 juillet 1908 publient ce dialogue signé du vaudevilliste Adrien Vély :

La scène se passe au vestiaire d'un théâtre.

1er CHAPEAU DE DAME — C'est gai !

2e CHAPEAU — Si c'est pour ça qu'on nous conduit au théâtre !

3e CHAPEAU — Passer sa soirée suspendu à une patère, moi, un chapeau de quinze louis !

2e CHAPEAU — Entendez-vous ces bravos ? Dire que nous ne pouvons pas voir ce qui se passe !

1er CHAPEAU — Oh ! les hommes !

TOUS LES CHAPEAUX — À bas les hommes !

3e CHAPEAU — C'est vrai, avant cette campagne imbécile menée par ces messieurs, le théâtre était, pour les chapeaux, la plus délicate des distractions...

1er CHAPEAU — Un délassement intellectuel ! Je me rappelle encore l'exquise soirée que je passai à l'Odéon, on y jouait Son Père...

2e CHAPEAU — Une pièce que, malheureusement, je n'ai point vue...

1er CHAPEAU — On ne vous y a point conduit ?

2e CHAPEAU — Si fait. Mais vous étiez devant moi...

3e CHAPEAU — Aller au théâtre et ne rien voir ! C'est notre tour, aujourd'hui. Moi qui étais si fier de me pavaner à l'orchestre ou au balcon, je me contenterais maintenant d'être mené au poulailler...

1er CHAPEAU — Dame, ça se comprend, avec vos plumes !

Un poulailler surchauffé

Si les mondanités battent leur plein dans les loges – où l’on dispose volontiers des bouquets pour améliorer le confort olfactif – le poulailler, ou paradis, accueille le public populaire, dans un amphithéâtre en gradins à forte pente, situé au plus haut et au plus chaud de la salle.

« Vous jouez tous pour les avant-scènes, tandis que votre véritable public s’entasse, suffoque, privé d’air et de mouvement. Au paradis, ils ôtent leurs vestes quand ils ont trop chaud, mangent des pommes quand ils ont trop soif, et jamais tu n’entendras une plainte de ces malheureux » évoque avec tendresse l’auteur dramatique Jules Champfleury dans ses Souvenirs des Funambules (1879).

Aux Funambules comme au très chic Opéra Comique, le public du poulailler est enclin au chahut, ce qui alimente les rubriques de faits divers :

« 24 mars 1894. Débuts de Mlle Jane Harding à l'Opéra Comique.

Des spectatrices, au mépris de la plus élémentaire convenance, crurent devoir troubler la représentation en lançant sur la scène les projectiles les plus variés : haricots, pommes, oranges, saucisson, etc. Ce petit scandale vient d'avoir son dénouement devant le Tribunal de police. Parmi les perturbatrices faisant partie de la cabale était une couturière, Mlle Victorine Beaucarné. Elle a troublé la représentation en jetant sur la scène un lapin blanc et une morue salée sur laquelle se trouvait attachés des raisins confits, des figues, des amandes et une étiquette ainsi conçue : ‘Dessale-toi, Harding !’ » (Le Petit Parisien)

Des circulations incommodes

Avant les travaux d’Hausmann, les accès aux théâtres font l’objet de réflexions insuffisantes sur la circulation urbaine, le stationnement des voitures et les files d’attente, que le mauvais temps complique souvent.

La vente des billets, leur contrôle et les vestiaires ne sont pas davantage rationnalisés. Le parcours jusqu’à la salle est fastidieux, raconte Garnier : « Les vestibules de presque tous les théâtres, soit en France soit à l’étranger, sont mesquins, petits, embarrassés et le plus souvent encombrés par des constructions provisoires, barrières mobiles et dépôts d’objets divers ». Les corridors sont mal éclairés par de rares fenêtres et becs de gaz. Les foyers, qui devraient favoriser « repos, promenade et délassement », sont tristes et étroits. Celui de la deuxième salle Favart est agrandi en 1879 par une grande véranda en fer : accrochée à la colonnade de la façade, elle avance sur la place Boieldieu et protège aussi les spectateurs des intempéries.

Enfin, « une fois arrivé dans la salle, on se sent comme privé de liberté : une ceinture de dégagements bas, étroits et contournés vous entoure, on est isolé du grand air, de l’espace et du mouvement. Faute de grands escaliers et vestibules, on subit dans ces salles une sorte de réclusion morale… » (Garnier, Le Théâtre)

Au moindre incident, « c’est l’affolement des spectateurs : une foule talonnée par la crainte s’écrasera au hasard des remous ; les baies de dégagement vers lesquelles elle se précipite seront obstruées en un instant » craint Chenevier, qui ajoute : « Le péril le moins à craindre en cas d’incendie, c’est d’être brûlé vif : l’asphyxie ainsi que les écrasements et les chutes » fourniront l’essentiel des victimes…

Dans l’esprit de Chenevier, un théâtre peut être évacué en moins de six minutes si l’architecture intérieure et l’éclairage sont repensés. C’est ce à quoi s’emploient Garnier (qui impose les portes ouvrant vers l’extérieur), Chenevier (qui impose le rideau de fer et l’ignifugation des matériaux) et Louis Bernier, chargé de l’actuelle salle Favart. Il la conçoit avec un éclairage exclusivement électrique – « lumière sans capacité incendiaire » – et multiplie escaliers, fenêtres et portes pour favoriser l’évacuation du public et l’entrée parallèle des secours.

Pour conclure avec Chenevier, après 1887, « la destruction d’un des théâtres les plus aimés du public a rendu possibles des améliorations dans toutes les salles de Paris ». Améliorations en termes de rationalité du travail et de sécurité pour le public, mais aussi de confort pour tous. On peine peut-être à le croire en 2020, mais l’Opéra Comique fut, à sa réouverture en 1898, aussi célébré pour ses volumes vastes et aérés que pour son acoustique.

Agnès Terrier

 

Quelques lectures en ligne pour aller plus loin :

Garrick ou Les acteurs anglais, par Antoine-Fabio Sticotti, 2e éd., 1770 :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k738548/f4.item

Les écrits de Paul Chenevier :

La question du feu dans les théâtres, moyens préventifs contre l'incendie et règlementation concernant la construction des salles de spectacle et cafés-concerts, 1882
L'incendie de l'Opéra-Comique de Paris et le théâtre de sûreté, 1888
La protection des théâtres contre l'incendie, 1889
https://data.bnf.fr/fr/10265392/paul_chenevier/

Le théâtre, par Charles Garnier, 1871 :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4224708s