La rythmique de Jaques-Dalcroze, entre pratique et utopie

Publié le 11 mars 2021
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À l'occasion du lancement de la campagne de financement participatif « Grandir sur Scène », coup de projecteur sur les fondements de la méthode Dalcroze, un outil pédagogique alternatif fondamental dans le processus d'apprentissage des Maîtrisiens.

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Méthode Dalcroze ©Quentin Croisard

Le compositeur Émile Jaques-Dalcroze (1865-1950) est une figure fondatrice de la danse moderne au début du XXe siècle.


Ce passionné de pédagogie a élaboré une méthode d'apprentissage de la musique par le corps, conçue en complément du solfège, qu’il a baptisée rythmique. Pratiqué par des groupes d’élèves, ce système de « transcription de la musique en gestes » s’est avéré si fécond que Jaques-Dalcroze l’a par la suite transformé en danse artistique. L’impact fut énorme, dans la pédagogie mais aussi dans l’évolution du langage chorégraphique, et plus généralement des arts scéniques : en 1912, Diaghilev recruta l’assistante de Jaques-Dalcroze, Marie Rambert, pour préparer Le Sacre du printemps avec Nijinski. Jaques-Dalcroze n’ayant jamais ordonné ses idées dans un unique texte théorique, c'est à travers ses articles, publiés entre 1897 et 1919, que l'on peut reconstituer le développement de sa pensée. 

Un diagnostic


Professeur de solfège et d'harmonie au Conservatoire de Genève de 1892 à 1910, Jaques-Dalcroze observe ses élèves pendant les cours. Il les voit battre la mesure, avec le pied ou la tête, mais sans méthode, malgré eux. Frappé par la façon dont l'enseignement intellectualise la musique, il identifie plusieurs lignes de partage qui empêchent I’individu de s'épanouir en musique. 
La première sépare l'individu de la musique même. Dans ses études comme dans ses performances, le musicien se débat avec une matière qui lui demeure étrangère. Il en va de même du danseur : Jaques-Dalcroze reproche au ballet classique de cantonner la musique au rôle d’accompagnement. Astreints à la performance technique, musicien et danseur secondarisent l'expression, qui devrait pourtant se trouver à la source de leur art. 
Deux fractures entravent en outre l'épanouissement de l'interprète. La première sépare l’être de l'espace qui l'entoure, l'intérieur de l'extérieur. La seconde renoue avec la conception classique de la séparation de l’âme et du corps, de l’idée et de la matière. Il en résulte que l’individu moderne est maladroit, gaspilleur d'énergie, inefficace – bref, arythmique, selon le terme de Jaques-Dalcroze qui désire, en accord avec l'idéalisme de son temps, « libérer le corps et l'esprit de tous les antagonismes forgés par l'état social et par la nature elle-même. » 

Un remède


Confronté à ces entraves qui bloquent les progrès de ses élèves, Jaques-Dalcroze estime que la clé qui rassemblera tant d'éléments épars est le rythme. 
Le rythme est au fondement de la musique parce qu'il est au fondement de la vie –respiration, circulation sanguine, marche sont des rythmes – et au fondement des créations de l'esprit : « Depuis sa naissance, la musique a enregistré les rythmes corporels de l'organisme humain dont elle présente l’image sonore amplifiée et idéalisée. » 
La gymnastique rythmique permettra d'établir ou de rétablir les relations entre le dynamisme corporel et le dynamisme sonore. Le metteur en scène français Georges Pitoëff part s'initier à la danse rythmique auprès de Jaques-Dalcroze en 1911, dans son institut ouvert à Hellerau, près de Dresde : « J'avais découvert en moi un don qui dormait jusqu'alors, mais que je sentais obscurément sans pouvoir le préciser. Ce don était le sentiment rythmique. J'étais en possession d'un nouveau sens que j'ai mis aussitôt au service de l'art scénique. [...] J'affirme que le rythme, base de toute musique et de tout mouvement du corps humain dans l'espace, est également la base de la réalisation scénique de toute œuvre destinée à la représentation. »

Partitions chorégraphiques de Jaques-Dalcroze pour La Fête du printemps, 1913

Un traitement


Jaques-Dalcroze conçoit dès lors sa pédagogie comme une série de mouvements d'intégration ou de réintégration. 
Il s’agit d’abord de réintégrer la musique dans le corps de l'individu. Car le corps est un truchement, occupant une position intermédiaire entre la pensée et le son. Intérioriser la musique consiste donc à acquérir, par des exercices, une audition « intérieure » : la conscience du son se forme autant par la voix et par les gestes que par l'oreille. Ensuite, l'organisme restitue par le corps, dans une phase d'extériorisation, le rythme que lui imprime la musique. Le rythme devient un fluide qui parcourt l'individu, dans un mouvement de libre circulation. En 1906, Jaques-Dalcroze écrit au scénographe suisse Adolphe Appia, qui se passionne pour ses recherches : « Rendre au corps son eurythmie, faire vibrer en lui la musique, comme faire de la musique une partie intégrante de son organisme, jouer avec ce clavier merveilleux qui est le système musculaire et nerveux pour rendre plastiquement une pensée mesurée en l'espace comme dans le temps, voilà ce que je cherche. »
Puis l’individu doit réintégrer l'espace qui l'entoure. La musique est le vecteur qui permet le passage du dedans au dehors. Par elle, l'individu s'harmonise avec son espace vital, s'exprime en accord avec son milieu. 
On sait depuis le XVIIIe siècle combien la musique, art temporel par excellence, peut aussi jouer de sa composante spatiale – par la disposition des instruments par exemple. L’exploration des ressources spatiales du monde sonore va mobiliser le XXe siècle musical. Jaques-Dalcroze, lui, souhaite élaborer « l'interprétation dans l'espace des mouvements rythmiques que trace la musique dans le temps ». 
Cependant, lorsqu’Appia assiste aux premières démonstrations de rythmique, il est déçu : « Le mouvement corporel musical ne trouvait pas encore d'écho dans l'espace ». Il propose alors à Jaques-Dalcroze des escaliers, afin d’offrir au corps du rythmicien « une certaine complicité de l'espace qui peut devenir un véritable élément d'expression ». Cette « géographie rythmique » conçue par Appia, Jaques-Dalcroze la qualifiera d'« espace émotif ». Appia élargit la pensée de Jaques-Dalcroze – centrée sur le corps – en l’incluant dans un espace dessiné par la musique. 
Dernier mouvement de réintégration : la recomposition de l'unité originelle de l'individu. Pour cela, il faut d’abord admettre l’idée d’un sixième sens consacré à la perception du rythme, dans lequel la vue et l'ouïe se complètent et fusionnent – et bien sûr le stimuler. Puis œuvrer au rapprochement de l’âme et du corps, grâce à des exercices de mécanisation en musique. Le corps doit devenir plus apte, rapide et obéissant à exprimer l'imagination de l’interprète : « Le mécanisme corporel n'est rien s'il n'est mis au service d'une sensibilité exercée ; l'étude de la traduction des rythmes musicaux en mouvements corporels amène forcement le développement de la sensibilité. » Ce processus de « musicalisation de l'être » a pour résultat l'acquisition d'une salutaire économie dans la vie du corps et de l'esprit. Les forces vives ont été canalisées, l'être peut renaître à une vie ordonnée et indépendante. 

Une alchimie


La réflexion de Jaques-Dalcroze aurait pu s'arrêter à cela : assurer le bien-être de ses élèves musiciens. Le professeur de solfège affirmait d’ailleurs au départ que « la rythmique n'est pas un art, mais une préparation à tous les arts ». Mais l'esthéticien Appia l’amena à quitter le terrain de la pédagogie. Orienté vers des préoccupations esthétiques et artistiques nouvelles, Jaques-Dalcroze bascula sur une voie étonnante… 
L’élaboration de la rythmique et l'étude de ses effets sur l'individu suscitent d’abord chez le musicien qu’il est l’élaboration d'une nouvelle théorie de la musique, une musique rythmique. Lorsque la rythmique aura été par tous acceptée, les compositeurs ne composeront plus que pour les gestes. La musique n’exprimera plus des sentiments intérieurs mais des sentiments extériorisés : elle sera composée en vue d'une visualisation. D’autre part, l'idéalisation de la rythmique donnera naissance à une danse idéale : la plastique animée. Contrairement à la danse classique « accompagnée » de musique, la plastique offrira de la musique une transposition visuelle directe. Elle ne recherchera plus les prouesses physiques, mais l'expression de la vie de l’âme.  Soumis au pouvoir révélateur de la musique, le danseur transformera ses impressions intimes en expressions plastiques. « Que la danse de demain soit une danse d'expression et de poésie, une manifestation d'art, d’émotion et de vérité ! » 
Dans ses textes tardifs, Jacques-Dalcroze qualifie le corps humain d'instrument et les corps groupés d'orchestre. Le rythme peut transformer l'organisme en harmonie vivante. L'individu peut devenir à la fois musique visuelle et espace musical. Le chef d'orchestre suisse Ernest Ansermet, également formé à Hellerau, affirme que la rythmique « aboutit à une sorte de musique du geste, plus intéressante encore pour celui qui y éprouve sa pleine conscience de la musique entendue, que pour celui qui en est le spectateur. Représentation est d'ailleurs trop faible ici : c'est incarnation ou personnification qu'il faudrait dire. » 
Dès lors, la musique sonore est-elle encore nécessaire ? À cette question, Jaques-Dalcroze répond qu'en théorie, « quand la musique sera entrée profondément dans le corps de l'homme et ne fera plus qu'un avec lui, quand l'organisme humain sera entièrement imprégné des rythmes multiples des émotions de l’âme, et n'aura plus qu'à réagir naturellement pour les affirmer plastiquement, en une transposition qui n'en altère que les apparences, sans doute sera-t-il possible de danser des danses sans les faire accompagner de sonorités. Le corps se suffira à lui-même. » Pour Jaques-Dalcroze, compositeur et professeur de musique, la musique sera donc inutile dans une humanité épanouie... 
Une telle radicalité est dans l’air du temps. À la même époque, l’acteur et metteur en scène britannique Edward Gordon Craig élabore des drames pour scénographie et lumières, et théorise une scène dramatique sans textes ni acteurs. De son côté, Appia en vient à concevoir un théâtre où la lumière remplacerait la musique.

Jaques-Dalcroze, lui, n’a jamais rêvé de supprimer l’humain, au contraire. C’est en cela qu’inlassablement pratiquée et développée avec des professeurs et des élèves, à Hellerau, puis à Genève à partir de 1915, et depuis un demi-siècle également à Bruxelles, son utopie continue d’inspirer : « II ne faut pas que l'interprète sorte de lui-même pour aller à l'art et à la beauté. Il faut qu’il force la beauté et la vérité à descendre en lui, à y demeurer en permanence, à devenir une partie intégrante de son organisme, à ne faire qu'un avec lui. » 

Voici des exemples de partitions chorégraphiques de Jaques-Dalcroze pour La Fête du printemps, 1913 :

La Maîtrise Populaire de l'Opéra Comique - formation artistique pluridisciplinaire (chant, formation musicale, théâtre, danse et claquettes) qui fait des arts de la scène un levier d'intégration sociale - s'appuie sur la pédagogie Dalcroze pour s’adresser à des jeunes de 8 à 25 ans de toutes origines sociales et non musiciens au départ.

Retrouvez la formation de La Maîtrise Populaire en quelques images :

Bibliographie 


ANSERMET Ernest, « Qu'est-ce que la rythmique ? », in Le Rythme, numéro spécial, n° 2, Genève, février 1924, reproduit dans le volume III des Œuvres complètes d'Adolphe Appia. 
APPIA Adolphe, Œuvres complètes, volume III (1906-1921), publiées sous la direction de Denis Bablet, L'Âge d'Homme, Lausanne 1988. Ce volume comporte de nombreux textes de Jaques-Dalcroze.
BACHMANN Marie-Laure, La Rythmique Jaques-Dalcroze : une éducation par la musique et pour la musique, La Baconnière, Neuchâtel, 1984. 
JAQUES-DALCROZE Émile, La Musique et nous, notes sur notre double vie, Ferret-Gentil, Genève, 1945 ; Le Rythme, la musique et l'éducation, recueil d'articles & lettres à Adolphe Appia, Ed. Jobin, Lausanne, 1920 ; Souvenirs, notes et critiques, V. Attinger, Neuchâtel et Paris, 1942. 
PITOËFF Georges, « La rythmique et l'acteur », article publié dans Le Rythme, op. cit. 
SPECTOR, Irwin, Rythm and life : the work of Emile Jaques-Dalcroze, Stuyvesant, Pendragon press, N.Y., 1990.