Les sortilèges d'Armide, par Lilo Baur

Entretien avec Lilo Baur, metteuse en scène d'Armide, réalisé par Agnès Terrier

Publié le 14 juin 2024
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Que raconte Armide de Lully ?

En dépit de la source littéraire, c’est davantage l’histoire d’un conflit intérieur, celui d’Armide, qu’un spectacle épique opposant les représentants de deux communautés sur fond de croisade. 
Ce qui m’intéresse, c’est de montrer la puissance particulière d’Armide, une guerrière qui a toujours soumis les hommes. Elle refuse donc a priori le projet matrimonial de son oncle, souverain qui s’inquiète de sa succession. Le Tasse, qui m’a beaucoup inspirée, invente la ceinture d’Armide, un ornement où elle a rassemblé ce qu’il faut sacrifier à l’exercice du pouvoir : « Les amoureux dépits, les attrayants refus, les agréables caresses, le calme heureux, le sourire, les mots entrecoupés, les larmes du plaisir, les soupirs interrompus, les baisers lascifs, tels furent les objets qu'elle réunit et qu'elle trempa au feu le plus doux ».  
Ainsi, la puissance d’Armide est surtout celle de la magie. Dans la pièce, tout procède d’elle, lieux, atmosphères et personnages secondaires, ses créatures pouvant revêtir des apparences tour à tour redoutables ou charmantes. 

Le propos n’est donc pas politique, en dépit du prologue.

L’œuvre de Lully s’ouvre en effet avec un prologue en forme de dédicace à Louis XIV – abandonné par Gluck quatre-vingt-dix ans plus tard. Comment présenter aujourd’hui ces pages de vénération courtisane ? Elles mettent en scène deux allégories, Gloire et Sagesse, dans un échange malheureusement très actuel : Sagesse prévaut en temps de paix, et avec elle l’amour et l’humanité ; mais Gloire écrase tout en temps de guerre. 
Que font ceux qui ont déclenché les guerres actuelles ? Il leur est impossible d’envisager la défaite car la gloire compte plus que tout. Dans ce cas, évidemment, on tourne le dos à la sagesse, celle-là même qui permet à l’amour et aux âmes de s’épanouir. 
Pour valoriser l’actualité de ce dialogue, nous supprimons les danses du prologue. J’aurais même aimé le faire jouer dans le public. Mais les musiciens sont trop nombreux pour placer au-dessus de la fosse des passerelles permettant la circulation du parterre au plateau. Je tiens en tout cas à l’adresse au public : elle confère une valeur particulière à ce prologue.
Il est censé introduire à l’histoire représentée, mais Renaud et Armide ne sont mentionnés qu’à la fin, comme les protagonistes des « jeux » que le roi offre à ses sujets. On comprend alors que l’enjeu de la pièce ne sera pas la politique, mais l’équilibre du couple que forment ces deux invincibles que la magie et l’amour déstabilisent brièvement. Le propos du prologue me dispense donc d’une lecture politique des cinq actes, ce qui tombe bien : hors de question de mettre en scène, comme au temps de Louis XIV, une « païenne » orientale défaite par un chrétien.
 

© Fabrice Labit

Comment campez-vous le royaume d’Armide ?
 
Comme Circé en son île, Armide vit au centre d’un domaine dont elle maîtrise les prodiges et les métamorphoses. Il y a son palais évanescent, glacé et miroitant. Rappelons que le miroir, selon Le Tasse, est l’un des attributs d’Armide, et qu’il sera son arme pour garder Renaud en amoureuse captivité : « Armide soulève et place aux mains de son amant ce confident des amoureux mystères. Elle, d'un air riant, lui, avec des yeux brillants, ne voient qu'un même objet dans les diverses figures qui s'y réfléchissent : elle ne voit qu'elle-même, et il ne voit qu'elle. » 
Il y a surtout son jardin des enchantements : chez elle, la nature est surnaturelle. D’où l’importance de l’arbre central dans le décor de Bruno de Lavenère. Il faut préciser que techniquement, cet arbre est une prouesse de construction car il est praticable : on peut y monter, s’y déplacer et même en sortir. Enfin, Armide est maîtresse des atmosphères : sols et nuages épousent ses humeurs, tantôt riants, tantôt désertiques. Et toujours mouvants : chorégraphiés par Cláudia de Serpa Soares, les six danseuses et danseurs ont la charge de créer des changements à vue, de faire émerger des rochers, couler les flots du fleuve, d’animer les dunes du désert... 

Le drame d’Armide, c’est donc l’amour…

Dans l’héroïsme classique, l’amour menace le pouvoir : il attendrit l’âme, limite la vie à la recherche du plaisir, corrompt la volonté, désarme... C’est une émotion dangereuse pour qui doit régner. Armide le sait lorsqu’elle dit à Renaud, au début de l’acte V : « Vous m'apprenez à connaître l'amour, / L'amour m'apprend à connaître la crainte. » C’est la première fois qu’elle tombe amoureuse, mais c’est aussi le cas pour Renaud : « Renaud ne respire que la guerre. Peu jaloux de posséder l'or et les richesses, il a une soif ardente, insatiable de gloire », écrit Le Tasse, ce que Quinault confirme dans la bouche d’Armide : « La gloire est une rivale / Qui doit toujours m'alarmer. »
Renaud et Armide sont comme des jumeaux : tous deux ont un intense désir de contrôle de soi ; tous deux tombent dans le piège de l’amour. Ce qui les différencie, c’est que Renaud est victime des enchantements d’Armide – mais ses soldats ont le bouclier-miroir qui peut briser l’envoûtement ; tandis qu’Armide a vraiment succombé et que l’amour s’est enraciné en elle : « Il m'aime ! Quel amour ! Ma honte s'en augmente. / Dois-je être aimée ainsi ? Puis-je en être contente ? / C'est un vain triomphe, un faux bien, / Hélas ! Que son amour est différent du mien ! » 
Pour restaurer son pouvoir, Armide convoque la Haine : sa magie le lui permet. La Haine est son alter ego, une facette de sa personnalité, une humeur qu’elle anime à volonté afin de terrasser l’amour. À son invocation, la Haine s’incarne devant nous, entourée de toute une cour maléfique. 
 

© Fabrice Labit

Comment appréhendez-vous le traitement du livret de Quinault par Lully, après avoir mis en scène l’opéra de Gluck en 2022 ?

En mars 2023, pour me préparer à aborder Lully après Gluck, Christophe Rousset m’a invitée à découvrir Thésée de Lully qu’il dirigeait au Théâtre des Champs-Élysées. Ça a été une révélation ! Leurs langages musicaux sont différents comme deux langues étrangères. Les récitatifs de Lully, accompagnés au clavecin, laissent tellement de liberté aux chanteurs ! Chaque intervention du continuo engage un jeu avec le plateau, l’un et l’autre s’écoutent et dialoguent, les silences deviennent possibles, éloquents, prolongent les paroles. 
Si l’architecture caractérise la splendide partition de Gluck, la théâtralité est vraiment l’apanage de Lully. Lully ne composait pas pour mais avec le théâtre. Riche d’une longue collaboration avec Molière, il mettait lui-même en scène ses opéras. C’était un homme de théâtre qui composait, plutôt qu’un compositeur qui faisait du théâtre. Sa musique me fait redécouvrir les paroles : on est au cœur du texte, qu’on entend beaucoup mieux, et dans l’intention théâtrale. C’est très organique. Autrement dit, et en dépit de la chronologie, il vaut mieux monter Lully après Gluck.

Le spectacle n’est donc pas la reprise du précédent. 

En effet, la distribution et le caractère du spectacle changent considérablement. 
Concernant les personnages, l’Armide de Lully est plus rebelle et magicienne que princesse. Chez Gluck, on a davantage de grâce, de noblesse et de pompe. Chez Lully, on a une femme d’opinions et de passions, qui a un pouvoir absolu sur son empire. Cela doit se voir : chœur et danseurs interagissent de façon organique avec ses humeurs, que ce soit dans son palais, dans son jardin ou aux enfers qu’elle convoque à volonté. 
Renaud est aussi très différent. Quinault fait paraître le personnage à l’acte II et ne laisse pour le caractériser qu’une brève scène avec Artémidore. Lully campe un homme de guerre véhément, sanguin et autoritaire, alors que Gluck le montrera errant et mélancolique, désolé par son bannissement du camp chrétien. À l’entrée du royaume d’Armide, il cède au charme chez Gluck, comme dans une pastorale, alors que chez Lully il est instantanément envouté, dans une atmosphère et un paysage qu’Armide a véritablement ensorcelés pour lui. 
Pour Gluck, décors et costumes requéraient les couleurs de la nature. Lully nous invite plus au noir et blanc, à l’épure d’une ligne contemporaine, comme dans la gravure. Du premier spectacle, on a évacué par mal d’éléments matériels ou construits (feuillages, moucharabiehs, trophées) au profit de la fluidité, des transformations à vue et du merveilleux propres à l’opéra baroque, afin de donner place à la lumière qui dessine de nouveaux lieux. Comme déjà dit, les danseurs contribuent puissamment aux métamorphoses de l’espace, tandis que le chœur va participer aux danses et au déploiement de tous les sortilèges du royaume d’Armide. Lully nous invite à l’intrication des arts et au spectacle total.
 

© Stefan Brion

Et pour le dénouement ?

À la différence d’autres héroïnes en proie à la même tension entre sentiment amoureux et exigence du devoir (comme Didon), l’issue, pour Armide, n’est pas la mort, mais la défaite. Alors que Le Tasse la convertit in extremis, Quinault lui offre une fin ouverte qui n’est pas tragique, malgré la qualification de « tragédie en musique », mais dramatique : « L'espoir de la vengeance est le seul qui me reste. / Fuyez, Plaisirs, fuyez, perdez tous vos attraits ! / Démons, détruisez ce palais ! / Partons et, s'il se peut, que mon amour funeste / Demeure enseveli dans ces lieux pour jamais ! » Son amour reste enfoui dans les ruines du palais et renfermé dans les pages de l’opéra. Cependant elle ne meurt pas : peut-elle renaître des cendres de l’amour ? Il faut inventer le tableau de la destruction du monde d’Armide, radicale mais pas fatale. Avec la complicité de Christophe, je compte sur les répétitions et l’énergie du plateau pour trouver la bonne formule de dénouement scénique !
 

Armide

Jean-Baptiste Lully

17 au 25 juin 2024

Après avoir présenté en 2022, sur le même livret, l’Armide préclassique de Gluck, l’Opéra‑Comique invite ses interprètes Christophe Rousset et Lilo Baur à remonter aux sources, dans le même décor signé Bruno de Lavenère.

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