Un trouble inexpliqué
Dans Zémire et Azor, la magie de La Belle et la Bête transporte l’opéra-comique des Lumières dans l’univers merveilleux du conte de fées. Si le siècle de Voltaire et de Diderot revendique l’usage de la raison contre l’obscurantisme, la féerie y est aussi très en vogue. La contradiction n’est qu’apparente. Les contes intègrent le merveilleux dans un monde cohérent, régi par des lois qui le rendent acceptable : un monde où la rationalité, réenchantée, s’ouvre au rêve.
Les deux ressorts du merveilleux dans la pièce de Marmontel et Grétry sont le personnage d’Azor, un prince auquel une fée jalouse a donné l’apparence d’une bête, et la magie, quand les pouvoirs d’un nuage, d’un anneau ou d’un tableau font voyager les personnages entre la chaumière de Sander et le palais d’Azor. Dans cet univers gouverné par les génies et les fées, un personnage secondaire joue un rôle qui s’avère important : il s’agit d’Ali, un esclave poltron, goinfre et superstitieux, digne cousin du Sganarelle de Dom Juan. Peu enclin à l’héroïsme, Ali esquisse habilement une réflexion sur le merveilleux quand, à l’ouverture du quatrième acte, Zémire rejoint subitement la chaumière de son père grâce à l’anneau magique que lui a confié Azor. Dans l’ariette « J’en suis encore tremblant », l’esclave se demande avec angoisse ce qu’il vient de voir passer dans le ciel – « un char volant », « un nuage », « deux grands serpents ailés » ? – avant d’avouer son trouble : le phénomène résulterait peut-être d’une altération de ses perceptions provoquée par la peur. Ali décrit un brouillage des sens, une expérience qui échappe à la raison et qui pourrait bien n’être qu’un rêve.
De même, le costume d’Azor est conçu par Marmontel pour troubler le spectateur et estomper les frontières de la réalité et de l’imaginaire. Le poète demande au costumier d’associer « un habit d’homme » et « une crinière noire ondée et pittoresquement éparse, un masque effrayant, mais point difforme, ni ressemblant à un museau » (Mémoires). Azor doit donc inspirer une certaine crainte, sans aller jusqu’à susciter le rire ou l’horreur. À la même époque, la représentation iconographique de l’homme sauvage, dont la tradition remonte au Moyen Âge, distingue de moins en moins nettement les contours respectifs de l’humanité et de l’animalité. L’inévitable rencontre entre Zémire et Azor est d’autant plus éprouvante pour la jeune fille qu’elle survient tardivement, à la scène 5 de l’acte III. Zémire tombe « évanouie dans les bras des fées ». Elle est ensuite saisie, affectée physiquement par la créature qu’elle découvre : « Tous mes sens sont glacés, à peine je respire », dit-elle. Puis, quand Azor à ses genoux soupire : « Ah !... je me meurs. Éloignez-vous, / Si vous ne voulez que j’expire », Zémire manifeste sa surprise, murmurant en aparté : « Comme il a l’air craintif ! quelle voix douce et tendre ! ». C’est alors qu’une ariette pathétique d’Azor, « Du moment qu’on aime, on devient si doux », suscite chez la jeune fille un véritable trouble : « Je ne puis revenir de mon étonnement, reconnaît-elle. Quelle figure horrible ! et quel charmant langage ! ». La vue d’Azor provoque chez elle un subtil mélange d’attraction et de répulsion, qu’un costume vraiment terrifiant aurait compromis, et qui la maintient dans une inquiétante hésitation.
Une émotion sublime
De cette inquiétude, qui donne au merveilleux une coloration fantastique, naît l’émotion sublime. Un tableau « sera sublime, écrit Diderot, non pas quand j’y remarquerai l’exactitude des proportions ; mais quand j’y verrai, tout au contraire, un système de difformités bien liées et bien nécessaires » (Essais sur la peinture). C’est une émotion complexe, un plaisir mêlé de crainte, qui doit susciter selon le philosophe « l’applaudissement vrai » :
« Ô poètes dramatiques, l’applaudissement vrai, que vous devrez vous proposer d’obtenir, ce n’est pas ce battement de mains qui se fait entendre subitement après un vers éclatant, mais ce soupir profond qui part de l’âme après la contrainte d’un long silence, et qui la soulage. Il est une impression plus violente encore, et que vous concevrez, si vous êtes nés pour votre art, et si vous en pressentez toute la magie, c’est de mettre un peuple comme à la gêne ; alors les esprits seront troublés, incertains, flottants, éperdus, et vos spectateurs, tels que ceux qui, dans les tremblements d’une partie du globe, voient les murs de leurs maisons vaciller, et sentent la terre se dérober sous leurs pieds. » (De la poésie dramatique)
Saisir le spectateur ne signifie pas l’impressionner pour le divertir, mais le déstabiliser, faire voler en éclats ses repères, l’arracher à lui-même. L’opération a quelque chose de magique selon Diderot, parce que la raison s’y efface derrière l’expérience sensible. Dans Zémire et Azor, cette expérience passe par le chant : c’est lui qui suscite le merveilleux. Zémire, troublée par la voix d’Azor, chante à sa demande l’air de la Fauvette, touchant éloge du bonheur familial. Azor entend sa plainte, et fait surgir un tableau magique dans lequel elle peut voir sa famille, puis lui offre un anneau qui la transporte jusqu’à la chaumière de son père, se mettant du même coup à la merci de la jeune femme. Zémire reconnaît alors qu’Azor l’« intéresse » (IV, 2) : elle est touchée par un monstre, confrontée à une impression de proximité au contact de l’altérité. Cette impression, qui a quelque chose de l’« inquiétante étrangeté » (Freud) dont peut soudain se parer ce qui nous est familier, met en péril l’harmonie familiale si chère au cœur de Zémire, quand la jeune fille préfère Azor, qui succombera si elle ne le rejoint pas, à son père qui la supplie de rester auprès de lui. Azor invite Zémire à quitter l’enfance et à se libérer de l’amour filial, pour entrer dans le monde des adultes qui est aussi, au-delà des peurs qu’il suscite, l’endroit de son désir
L’émotion sublime agit sur le personnage : Zémire passe de la crainte à l’amour, et s’éveille à elle-même.
C’est le propre de la comédie des Lumières de donner voix à la sensibilité de personnages d’abord empêchés par les autres et par eux-mêmes : il ne s’agit plus d’unir les spectateurs dans un rire collectif dirigé contre un personnage ridicule, mais de laisser circuler l’émotion, entre les personnages puis de la scène à la salle. Ce principe organise la dramaturgie de l’opéra-comique à partir des années 1750, quand la généralisation des ariettes et de leur musique originale, largement encouragée par les époux Favart aux dépens des vaudevilles qui étaient chantés sur un air préexistant, permet de peindre avec plus de vérité les sentiments des personnages. Dans ces nouvelles comédies mêlées d’ariettes, il s’agit souvent de saisir la naissance de l’amour chez de jeunes ingénus troublés par l’état inconnu dans lequel ils se trouvent soudain plongés. On reconnaît là l’expérience vécue par Zémire.
Pour faire sentir aux spectateurs la surprise de l’amour, il faut privilégier le spectaculaire, favoriser un théâtre de l’immédiateté, « saisir gestuellement la réalité, seulement pour rebondir avec elle, dans l’instant du contact » (Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre post-dramatique). Le merveilleux se prête admirablement à un tel projet, car il agit sur le réel instantanément et se traduit sur scène par une succession contrastée de tableaux saisissants. Les scènes comiques, confiées à Ali par Marmontel et Grétry, permettent de doser le pathétique et d’amener progressivement l’émotion à son comble, au moment où apparaît le tableau magique. Dans cette scène sublime, où l’attendrissement se mêle à l’inquiétude – Zémire est toujours la captive d’Azor, la vision peut à tout moment disparaître –, les deux auteurs remplacent le miroir du conte par un tableau dans lequel on ne devrait pas voir bouger les personnages, ce qui accroît la dimension surnaturelle du phénomène.
La musique, jouée derrière le tableau par des musiciens placés en coulisses, suspend le temps et introduit une distance encore exacerbée par le voile qui recouvre le tableau. L’idée d’accompagner les voix par des instruments à vent – clarinettes, cors et bassons – rehausse l’atmosphère immatérielle et onirique de cette scène évanescente, qui recrée le trouble provoqué en Zémire par la dissonance entre le confort du monde connu et l’attrait de l’inconnu, entre l’enfance et l’âge adulte, entre l’attachement à sa famille et le lien naissant qui l’unit à Azor.
Voyage au pays des merveilles
Si le monde d’Azor menace l’harmonie familiale de la chaumière, c’est pour y révéler un manque. Azor, difforme pour celui qui n’a pas appris à le regarder, a l’apparence bizarre de ce que l’on ne reconnaît pas, la monstruosité de celui que l’on montre du doigt parce qu’il a « une conformation contraire à l’ordre de la nature » (article « Monstre », Dictionnaire de l’Académie, 4e édition). Effrayant et pourtant sensible, le personnage subvertit l’ordre des choses, invite à remettre en question les normes.
De ce fait, on peut considérer Azor comme une allégorie du monstre composite que représente, pour certains observateurs, l’opéra-comique des Lumières : « En général, j’aime peu le genre appelé opéra-comique ; ce mélange de dialogue en prose vive, animée, piquante, et de chant à ritournelles, de duos improvisés qui n’en finissent plus, me déplaît et m’importune ; je le trouve contre-nature », écrit par exemple un critique au tournant du XIXe siècle (J.-P. de Labouïsse-Rochefort, Trente ans de ma vie (de 1795 à 1826) ou Mémoires politiques et littéraires). En effet, ce spectacle rend présent de manière sensible, il « montre » au moyen de la musique, de la pantomime, de changements de décors et de scènes contrastées, ce que le théâtre classique n’aurait fait que suggérer par des mots.
Or la dramaturgie sensible qui s’oppose dès le début du XVIIIe siècle au système classique exprime le « refus de la représentation d’un univers normé, d’un univers ordonné dont le monstre est paradoxalement le garant » (Michel Hansen, « La figure du Monstre dans le Pantagruel »).
Elle reconsidère les rapports entre la nature et sa représentation, faisant désormais du monstre la manifestation subversive d’un monde dont les valeurs sont en mouvement.
L’effet de cette opération de subversion est intimement lié à des bouleversements qui affectent en profondeur l’organisation de la société française au XVIIIe siècle, parmi lesquels l’apparition progressive d’une élite sociale mixte, alliant une noblesse qui ne possède plus que ses titres à une bourgeoisie fortunée qui doit asseoir sa légitimité. La remise en cause des normes classiques devient le moyen de penser les relations entre des groupes sociaux dont la cohabitation est devenue inévitable mais ne va pas de soi. Pour que Zémire, fille d’un marchand, épouse le prince Azor, elle doit vaincre la peur de l’altérité, accomplir contre la volonté de son père le voyage de la chaumière au palais, se découvrir une proximité insoupçonnée avec ce qui lui semblait le plus étranger, et accéder ainsi à une part inconnue d’elle-même.
Le voyage de Zémire symbolise finalement un voyage intérieur, auquel le merveilleux invite le spectateur, vers un monde de poésie.
Cette poésie, portée par le chant, est parée d’un lyrisme nouveau, qui n’est plus le fait d’un héros confronté à des lois transcendantes, mais d’un héros sensible, capable, comme Azor, de s’attendrir dans l’espace privé des relations amicales et familiales. L’opéra-comique des Lumières, de ce point de vue, réalise le vœu de Diderot qui appelle l’art lyrique à « descendre des régions enchantées sur la terre que nous habitons » (Troisième Entretien sur le Fils Naturel), pour s’emparer des émotions les plus ordinaires et en faire résonner les accents sublimes.
Marie-Cécile Schang-Norbelly
Maîtresse de conférences en littérature du XVIIIe siècle à l’Université de Bretagne-Sud, Marie-Cécile Schang-Norbelly travaille sur l’opéra-comique des Lumières et sa réception de la Révolution à nos jours. Elle s’est notamment intéressée à Sedaine, l’un des principaux librettistes de Grétry, auquel elle a consacré avec Judith le Blanc et Raphaëlle Legrand un ouvrage collectif intitulé Une œuvre en dialogue : le théâtre de Michel-Jean Sedaine (Sorbonne Université Presses, 2021).