Éric Ruf, metteur en scène
Éric Ruf, vous avez mis en scène la pièce de Shakespeare à la Comédie-Française, et vous l’adaptez à présent à l’opéra de Gounod : c’est une première ?
« L’expérience qui m’est proposée à l’Opéra Comique est précieuse : il est rare en effet qu’un metteur en scène soit amené à créer la même œuvre au théâtre et à l’opéra. Ce projet s’inscrit dans une double démarche économique et écologique, puisque nous conservons la même base de costumes, de décors, et bien sûr la même équipe artistique de création qu’à la Comédie-Française.
Cependant, il ne s’agit pas d’une reprise stricte. On pourrait parler de progression. L'effectif au plateau augmente grâce à la présence des chœurs, et les artistes lyriques amènent naturellement une dimension supérieure à la simple narration. Enfin, les caractéristiques du genre opératique sont très différentes de celles du théâtre, notamment en ce qui concerne le déroulement temporel de l’action et la signification des interventions musicales. Le livret se fondait sur une version de la pièce élaborée au XVIIIe siècle, alors que j’ai mis en scène une version scénique d'une traduction fidèle de Shakespeare, celle de François-Victor Hugo. La différence la plus notable est peut-être la résistance étonnante des chanteurs par rapport aux comédiens lorsqu'il s'agit de poison shakespearien. Les premiers chantent encore quand les seconds ont fini depuis longtemps de convulser. Ainsi, Juliette chez Gounod succombe au philtre de Frère Laurent en pleine cérémonie de mariage alors qu'au théâtre, c'est dans la solitude de sa chambre de jeune fille.
Malgré ces écarts, j’ai été agréablement surpris, en découvrant l’opéra, par la proximité des idées dramaturgiques de Gounod et de Shakespeare. Et cette partition correspond si bien à ma façon d’envisager Shakespeare que j’ai pu m’engager dans l’aventure avec conviction. »
Votre mise en scène a été créée en 2015. Dans quel esprit l’aviez-vous conçue ?
« Redonner, réexposer les pièces légendaires qui font partie de la mémoire collective est l'une des missions de la Comédie-Française. Pourtant, Roméo et Juliette n’y avait pas été donnée depuis 1954. Tentant de comprendre les raisons de cette longue absence, je me suis aperçu que le mythe est si présent dans les esprits qu’il en était devenu autarcique, souvent très loin de la réalité complexe de la pièce de Shakespeare, comme une pièce rentrée, fantôme. Cette distance m’a passionné, comme me fascine l’imaginaire collectif autour du répertoire. On parle souvent de tradition d’interprétation chez les acteurs : elle existe aussi chez les spectateurs. Strates de lectures accumulées au fil des siècles, gravures, couvertures des livres de poche, films, opéras, en encore balcons transfuges de Shakespeare à Rostand… Ces confusions altèrent la lecture de la pièce et lui font perdre des plumes : la rudesse, la luxuriance, l'humour de Shakespeare s’en trouvent tamisés, arasés.
Pour commencer, il fallait revenir à l’essentiel, tenter ce viatique hérité de Patrice Chéreau : raconter une histoire. Donc faire une lecture littérale, en m’efforçant d’ôter les filtres, de déblayer parmi les couches de sédiments successives. Shakespeare est un immense raconteur d’histoires et celle de Roméo et Juliette est d'un foisonnement extraordinaire. Ce n’est pas l’œuvre d'un Shakespeare assagi et univoque, mais celle de l’auteur du Songe et de Macbeth mêlés.
Pour faire entendre ce texte, il était nécessaire de déplacer la mire, de trouver un entre-deux d'époque, d’esthétique, suffisamment inactuel et contemporain pour que le spectateur n’y reconnaisse pas immédiatement une intention manifeste mais se laisse porter par l’histoire. »
Laurent Campellone, chef d'orchestre
Comment abordez-vous la partition de Roméo et Juliette à l’Opéra Comique ?
« Œuvre mythique du répertoire, Roméo et Juliette est aussi une œuvre ouverte. À chaque reprise du vivant de Gounod, à l’Opéra-Comique puis à l’Opéra, la partition a été adaptée aux contraintes qui s’imposaient, notamment aux changements d’interprètes. Difficile de déterminer quelle serait la version originale, ou définitive, même pour moi qui suis très soucieux des souhaits des compositeurs et de la vérité musicologique. En vérité, c’est cela, l’esprit de Roméo : faire du sur-mesure, favoriser l’esprit pragmatique. Gounod et son metteur en scène et producteur Carvalho pensaient qu’il fallait privilégier la puissance du spectacle vivant par rapport au strict respect de l’écrit. J’ai dirigé Roméo plusieurs fois : à chaque reprise se pose la question de ce que l’on va jouer exactement. Maintient-on l’air du poison ? Si oui, en entier ? Quelle conclusion pour l’acte IV ? On n’est pas dans un opéra durchkomponiert à la Wagner, mais dans une partition à numéros, même si Gounod s’efforce de l’unifier par la tension dramatique : on peut donc enlever certains morceaux en fonction de l’orientation que l’on veut donner à la fin de l’opéra, à l’issue du drame. Un nouveau projet se crée avec chaque équipe artistique. Cela confère à l’œuvre un très grand potentiel de modernité. La situation est très différente avec Faust, qui ne tolère pas de coupe. »
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Les articles sur le spectacle sont à retrouver en intégralité dans le programme de salle, en vente dans le théâtre à chaque représentation (10€).
Direction musicale Laurent Campellone • Mise en scène et scénographie Éric Ruf
Avec Jean-François Borras, Julie Fuchs, Patrick Bolleire, Adèle Charvet, Philippe-Nicolas Martin, Jérôme Boutillier, Marie Lenormand, Yu Shao, Yoann Dubruque, Geoffroy Buffière, Arnaud Richard, Julien Clément
Choeur accentus / Opéra de Rouen Normandie • Orchestre de l’Opéra de Rouen-Normandie