Célestine Galli-Marié, Créatrice de Fantasio | Par Patrick Taïeb

Fille d’un baryton talentueux qui détermina sa vocation, Célestine Galli-Marié (1837-1905) sut s’inventer une trajectoire artistique originale dans le système de production français.

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Forte chanteuse

Élève de son père, Claude Marié de L’Isle, qui chanta à l’Opéra-Comique puis à l’Opéra, Célestine accomplit sa formation hors du Conservatoire, en marge des canons et, pour ainsi dire, par imitation. Elle assista enfant aux triomphes de Rosine Stoltz, dont Marié de l’Isle était le comparse (rôle d’Éléazar) dans La Juive d’Halévy et à ceux de Pauline Viardot. Son ambition première en découla : elle serait « Forte Chanteuse ». C’est-à-dire qu’elle se prépara à tenir, au sein des troupes lyriques de l’époque, cet emploi – caractérisation à la fois dramatique et vocale – de tragédienne et de contralto puissante propre au répertoire du Grand Opéra. Et c’est dans cet emploi qu’elle fit ses débuts au cours des saisons 1858-1859 à Strasbourg, 1859- 1860 à Toulouse et 1861-1862 à Rouen. Rouen où Émile Perrin, directeur de l’Opéra-Comique, devait la recruter et faire bifurquer sa carrière.

Sous le Second Empire, les débuts permettaient aux artistes les plus solides et chanceux de tester leur talent et de se définir au sein des répertoires, dans plus de 120 théâtres des départements. Mais il s’agissait d’un rituel difficile, source de débats, qui consistait à éprouverles recrues chaque automne, lors de mises à l’épreuve débordant parfois en affrontements et en cruautés. Qu’on en juge : le 8 décembre 1861, le coup de sifflet d’un spectateur caennais provoqua le décès en scène de Mme Faugeras qui, pétrifiée par le trac, avait accepté de tenir un rôle hors de son emploi de « Duègne » pour venir en aide au directeur du théâtre de Caen dont le public avait chassé la « Dugazon ».

Affiche de la création de Robinson Crusoé d’Offenbach à l’Opéra-Comique le 23 novembre 1867, avec Célestine Galli-marié en Vendredi

Protégée par son ascendance artistique et portée par un talent original, Galli-Marié n’eut pas à supporter un comportement semblable de la part de ses publics. Mais à Toulouse, elle fut la cible d’un agent dramatique et critique acerbe, Jean-Baptiste Léon Dupin, qui profita de sa position de journaliste pour protéger sa clientèle en la condamnant dans son emploi de « Forte Chanteuse » :

« J’ai vainement cherché à découvrir les notes graves qui caractérisent les termes de son emploi et de ses obligations vocales, je n’ai entendu qu’une voix fraiche, dont le médium constitue toute la beauté. […] Elle n’a qu’une seule corde à sa chanterelle et elle la fait vibrer tant qu’elle peut ; ne lui demandez pas autre chose, la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. »

Midi Artiste, 1859

Reconversion vocale

C’est par réaction que, sur cette scène du Capitole, Galli-Marié fit sa première incursion dans l’opéra-comique en tenant le rôle délicieux et subtil de Rose Friquet des Dragons de Villars d’Aimé Maillard. Une saison passée à Lisbonne, dans une troupe franco-italienne, fit office de purgatoire et précéda sa saison rouennaise, décisive pour sa carrière. Au printemps 1862, elle intégra le Théâtre des Arts de Rouen dans l’emploi de « Forte Chanteuse » et créa le rôle de Mab dans la version française de La Bohémienne, « grand opéra » de Balfe. Émile Perrin perçut ses potentialités dans l’opéra-comique alors qu’elle élargissait d’elle-même son répertoire à d’autres genres. La reconversion fut rapide car après Azucena (dans Le Trouvère de Verdi) en avril 1861, Rose Friquet en octobre, Léonor (dans La Favorite de Donizetti) en novembre, Mab en avril 1862, elle répétait Zerline de La Servante maîtresse (Pergolèse) pendant l'’été, en vue de son intégration à la troupe parisienne dès septembre. Le critique rouennais Amédée Méreaux laissa de son passage en Normandie un témoignage prophétique : « Mme Galli-Marié a donné au rôle passionné de la reine des Bohémiens un caractère de vérité et un dramatique entraînement qui témoignent de ses hautes facultés comme comédienne et comme cantatrice. Sans efforts, sans exagération vocale, elle a produit les plus profondes sensations ; elle a chanté l’air du deuxième acte avec une charmante expression et celui du quatrième avec une grande puissance de diction. […] En l’entendant parler [dans La Servante maîtresse], on se prend à regretter qu’elle chante, on voudrait qu’elle ne fût que comédienne ; mais quand on l’entend chanter, on sent combien on aurait eu à regretter qu’elle ne fût pas cantatrice. C’est ce talent double et si parfaitement équilibré qui a séduit les Parisiens et qui assure à Mme Galli-Marié une place exceptionnelle dans le monde lyrique. […] on ne craint pas de dire qu’elle est destinée à la création d’un emploi mixte sur la scène de l’Opéra-Comique, tel que peuvent seules en créer des organisations analogues à celles des Malibran et des Viardot. (Journal de Rouen, 1862)

Célestine Galli-Marié dans trois rôles travestis non identifiés à l’Opéra-Comique dans les années 1860

À l'Opéra-Comique

Sa carrière à l’Opéra-Comique accomplit cette prédiction. De 1864 à 1878, elle ne reprit que deux rôles et en créa dix-sept, de plus en plus façonnés par son profil artistique. Après le succès de Lara de Maillart (1864, rôle de Kaled) et le triomphe de Mignon d’Ambroise Thomas (1866, rôle-titre), les auteurs la réclamaient et conçurent leurs personnages sur mesure. Pour Les Noces de Fernande (1877), Victorien Sardou ferrailla pendant des semaines avec le directeur pour l’imposer dans le rôle de l’Infant. Nombre des œuvres qu’elle créa allaient alimenter la programmation des théâtres de province. Deux s’inscrivirent très vite au répertoire international : Mignon puis Carmen (1875).

Pourtant, à une époque où des interprètes féminines telles qu’Adelina Patti ou Christine Nilson donnaient naissance au vedettariat – rivalités, exhibition de la vie privée, cachets exorbitants, caprices – Galli-Marié faisait figure d’exception par son implication dans la troupe, par son sens du service – qui motiva, par exemple, la tournée de l’été 1872 pour transmettre aux départements L’Ombre de Flotow – et par la discrétion qu’elle entretenait autour de sa vie de jeune veuve absorbée par l’éducation de sa fille.

Célestine Galli-Marié dans trois rôles travestis non identifiés à l’Opéra-Comique dans les années 1860

Sa physionomie artistique – s’il est permis de désigner ainsi un talent défini par une tessiture, par une manière de projeter le texte chanté, mais aussi par un corps, un visage et un jeu – combinait une voix peu étendue, parfaite pour la diction, puissante dans le médium, avec des attitudes corporelles et des expressions que l’on disait « mutines », « piquantes », « malicieuses », « sardoniques » ou bien « tendres », « touchantes », voire « pathétiques ».

Célestine Galli-Marié dans son costume de Fantasio

Travesti

Son rôle le plus emblématique est peut-être la petite Fadette que George Sand lui confia en 1869, une figure féminine, féministe même, qui est comme le fil conducteur de ses créations et qui inspira beaucoup de rôles travestis.


Dans l’opéra-comique, les rôles travestis pour les femmes représentaient généralement des personnages d’enfants. Ceux de Galli-Marié se situent plutôt à la frontière du Chérubin et d’une androgynie précédant la féminité. Mignon en fournit le parangon dans la scène du miroir où, à  la différence de la Marguerite de Faust (Gounod, 1859), qui s’abandonne avec jubilation à une contemplation narcissique, elle découvre sa féminité et son pouvoir avec un mélange de joie et de frayeur qui compose un trouble profond, presque un délire. Ainsi sont les personnages de Kaled (Lara, 1865), de Marthe/Piccolino (Piccolino, 1876) ou d’Urielle « diable femelle […] cachée sous des habits masculins » dans Les Amours du diable d’Henri de Saint-Georges (1863), où l’androgynie se traduit par un changement, magique et à vue, de costume.

Le travestissement était parfois motivé par la création de personnages véritablement androgynes, comme le Vendredi sauvage du Robinson Crusoé d’Offenbach (1868), où le maquillage la rendait méconnaissable, et comme le Fantasio d’Offenbach inspiré du jeune Musset, dont un journaliste disait qu’au « moyen d’une perruque et d’une barbe rouges, [l’auteur] a su rendre grotesque le visage sympathique et intelligent de Mme Galli-Marié. Heureusement pour celle-ci qu’elle porte à ravir le travesti et que, sous le simple et gracieux costume d’étudiant, elle s’est montrée charmante. »

Un héritage fragile

À la fin du siècle, les rôles de Galli-Marié étaient requalifiés, dans certains théâtres de provinces, de « Forte Dugazon », un oxymore. Car la carrière de Galli-Marié se situait à un moment charnière, celui de l’« opératisation » des opéras-comiques voués à l’exportation : d’abord portés par sa voix, Mignon et Carmen circulaient désormais dans des versions presqu’entièrement expurgées de leurs dialogues parlés, pendant que l’opérette commençait à concurrencer l’opéra-comique en province. Si Galli-Marié s’était forgé un emploi original, son succès même le condamnait à disparaître dans l’hexagone comme à l’étranger.

Les rôles demeurent. Sans rapport pour nous aujourd’hui, Fantasio et Carmen, créés à trois ans d’intervalle, avaient pour les abonnés de l’Opéra-Comique de fascinants liens de parenté. Troubler les frontières entre les genres, telle devait être décidément la vocation de Galli-Marié.

En 1866, célestine Galli-Marié crée le rôle-titre de Mignon d’Ambroise Thomas. Costume, coiffure et pose copient un tableau d’Ary Scheffer, Mignon regrettant sa patrie (1839), que les gravures d’Aristide Louis ont popularisé.

Cet opéra-comique inspiré des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe restera pendant un demi-siècle le titre le plus joué de la Salle Favart, comme sur l’ensemble du territoire français.

Patrick Taïeb

Professeur des universités (Université Paul-Valéry, Montpellier 3), Patrick Taïeb est spécialiste de la musique et de la vie musicale françaises aux XVIIIe et XIXe siècles. Il a publié plusieurs articles et ouvrages dont L'Ouverture d'opéra en France de Monsigny à Méhul (Société française de Musicologie, 2007) et Opéra-ci, opéra-là (Gallimard, 2009) en collaboration avec Dorian Astor et Gérard Courchelle. Il dirige le groupe RPCF (Répertoire des programmes de concert en France) et une collection de monographies sur le sujet.

Fantasio

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13 au 23 décembre 2023

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