Il n’est pas rare, lorsqu’on fait état de la réforme du costume théâtral au XVIIIe siècle, de citer aux côtés d’Hippolyte Clairon et d’Henri-Louis Lekain, à la Comédie Française, ou d’Antoinette Saint-Huberty, à l’Opéra, le nom de Justine Favart, parfois accompagné de celui de Joseph Caillot, à Comédie-Italienne. Ces approches synthétiques soulignent la part prépondérante des interprètes dans l’invention d’une nouvelle conception de l’illusion théâtrale mais tendent parfois à masquer le rôle pionnier de l’actrice-chanteuse de la Comédie-Italienne. Dans une lettre au comte Giacomo Durazzo, Charles-Simon Favart l’avait cependant revendiqué pour son épouse : « J’ose dire que ma femme a été la première en France qui ait eu le courage de se mettre comme on doit être lorsqu’on la vit avec des sabots dans Bastien et Bastienne».
Née en 1727 en Avignon de parents musiciens, élevée à la cour de Lorraine, Marie-Justine-Benoîte Duronceray était une enfant de la balle. Danseuse, actrice et chanteuse, s’accompagnant au clavecin, à la harpe et à la guitare, elle débuta à 18 ans à l’Opéra-Comique de la Foire Saint-Germain sous le nom de mademoiselle Chantilly. Elle épousa quelques mois plus tard le dramaturge Charles-Simon Favart qu’elle suivit à Bruxelles puis, de retour à Paris, fut reçue à la Comédie-Italienne en 1749 où elle tint la vedette jusqu’à sa mort prématurée en 1772. Entre-temps, en 1762, la Comédie Italienne avait fusionné avec l’Opéra-Comique. À la Foire comme dans la nouvelle institution, qui prend le nom de Comédie Italienne, Justine Favart triompha dans les opéras-comiques en vaudevilles, agrémentés d’ariettes de style italien à partir des années 1750, et notamment dans les œuvres de son mari, ne se privant pas de composer elle aussi plusieurs pièces à succès.
La première biographie de Justine Favart fut rédigée par Charles-Simon lui-même, peu après la mort de son épouse. Dans cet éloge ému de plusieurs pages, le dramaturge rend hommage aux qualités de l’actrice, en insistant sur ses innovations en termes de costume :
Avant elle, les actrices qui représentaient des soubrettes, des paysannes, paraissaient avec de grands paniers, la tête surchargée de diamants, et gantées jusqu’au coude ; dans Bastienne, elle mit un habit de laine, tel que les villageoises le portent ; une chevelure plate, une simple croix d’or, les bras nus et des sabots.
Les Amours de Bastien et Bastienne était une parodie en vaudevilles du Devin du village de Jean-Jacques Rousseau, créée en 1753 en pleine Querelle des Bouffons. Dans cette pièce qu’elle avait écrite en collaboration avec Harny de Guerville, Justine Favart transposait la pastorale du philosophe sur un mode paysan, faisant patoiser ses personnages et leur attribuant des accessoires populaires, comme une cornemuse ou un almanach de la bibliothèque bleue. L’œuvre eut un tel succès qu’elle traversa les frontières : une traduction en allemand servit de livret au jeune Mozart pour son premier Singspiel (1768).
Une gravure de Jean Daullé, réalisée d’après une peinture de Carle Vanloo, représente Justine Favart en costume de Bastienne avec sa robe de laine, son tablier, son chapeau de paille, sa croix d’or et ses fameux sabots. Précieux portrait qui rend non seulement les détails de l’habillement mais aussi le regard malicieux de l’actrice et sa posture imitant celle d’une jeune paysanne.
En 1756, l’opéra-comique de Jacques-André Naigeon et de Ch.-S. Favart, les Chinois et son ballet conclusif des Noces chinoises, chorégraphié par Jean-Baptiste Dehesse, remportent un franc succès. Dans son éloge de Justine, Charles-Simon souligne le rôle de l’actrice dans le choix des vêtements et des accessoires :
Dans l’intermède, intitulé les Chinois, représenté aux Italiens, elle parut, ainsi que les autres acteurs, vêtue exactement selon l’usage de la Chine : les habits qu’elle s’était procurés avaient été faits dans ce pays, de même que les accessoires et les décorations, qui avaient été dessinés sur les lieux. En un mot, elle n’épargnait et ne négligeait rien pour augmenter le prestige de l’illusion théâtrale.
[…] Collaborant étroitement pour le même théâtre, les deux époux devaient mettre en commun l’inventivité de l’interprète et l’expérience du régisseur que Charles-Simon avait acquise à l’Opéra Comique de Jean Monnet à la Foire. Malheureusement, s’il nous reste des maquettes de costumes chinois de cette époque, divers théâtres ayant porté à la scène dans les mêmes années des intrigues situées dans un pays alors fort à la mode, nous n’avons pas de précisions supplémentaires sur les habits portés la Comédie-Italienne. La recherche d’authenticité prônée par les époux Favart s’inscrit en tous cas clairement dans un contexte de concurrence et d’émulation entre les salles parisiennes, produisant des spectacles sur des sujets proches quoique traités dans des styles dramatiques différents.
Plusieurs documents iconographiques, en revanche, se rapportent explicitement à un autre spectacle mémorable évoqué par Charles-Simon Favart dans son éloge : Soliman second ou les Trois sultanes, une comédie en vers dont il était l’auteur, mêlée d’ariettes composées par Paul-César Gibert et créée en 1761 au Théâtre Italien. Charles-Simon rapporte qu’on vit alors sur scène, « pour la première fois, les véritables habits des dames turques ; ils avoient été fabriqués à Constantinople avec les étoffes du pays. » Outre la primauté de l’initiative, il faut souligner son influence sur les autres théâtres. Hippolyte Clairon, également ardente promotrice d’une réforme du costume, s’inspira de celui de Justine Favart pour jouer le personnage de Roxane dans Bajazet de Racine à la Comédie-Française, tandis que l’Opéra l’imitait à son tour pour une reprise en 1763, au théâtre du château de Fontainebleau, de Scanderberg, tragédie en musique de François Rebel et François Francœur sur un livret d’Antoine Houdar de la Motte et Jean-Louis de La Serre, mettant en scène le héros de la résistance albanaise à l’expansion ottomane.
La pièce à succès des Trois sultanes ayant été popularisée par l’estampe, nous pouvons comparer diverses représentations de la scène où Roxelane chante en s’accompagnant de la harpe (acte II, scène 15). L’intérêt porte moins sur l’interprète – les visages sont peu ressemblants, contrairement à la Bastienne de Vanloo – que sur la disposition générale des personnages, les accessoires et les costumes. […] On y voit Roxelane à la harpe chanter en duo avec Délia tandis qu’Elmire danse sans parvenir à attirer l’attention de Soliman. Ce sont en réalité deux moments successifs qui sont ici représentés simultanément. Les habits des trois sultanes sont assez similaires, avec des bottes courtes et des pantalons bouffants très apparents sous de longues robes ouvertes sur le devant, des vestes tombant jusqu’à terre, pour certaines bordées de fourrure, des turbans ornés de plumes. On note une grande similitude entre les habits du sultan et ceux des sultanes.
La présence des instruments de musique frappe encore dans cette scène : on observe au second plan le long manche d’un tambur, un hautbois évoquant le zurna turc à anche double et des cymbales que Favart décrit ainsi dans une note :
Les cymbales (ou Zils comme les Turcs les nomment), sont de petits bassins d’airain ou d’argent qui ont 8 à 10 pouces de diamètre ; leur concavité est d’environ 2 pouces de profondeur, & leur plat-bord en a autant ; une anse est soudée sur le côté convexe : on frappe ces Cymbales l’une contre l’autre ; ce qui rend un son éclatant, mais assez agréable.
En revanche, la harpe frappe par son côté fantaisiste, notamment dans le placement des cordes. Gravelot a dû laisser libre cours à son inspiration pour tenter de rendre plus exotique l’instrument de facture probablement française que Justine Favart jouait en scène.
La fiabilité de la reproduction des Costumes et annales est corroborée par la maquette de costume imaginée par Boquet pour Thérèse Vestris, artiste de l’Opéra dansant le rôle d’une sultane dans la reprise de Scanderberg en 1763. Librement adapté aux nécessités de la danse – jupons, robe et veste écourtés – il reproduit cependant plus ou moins les mêmes couleurs et les mêmes motifs, apportant la preuve incontestable de l’influence de l’habit de sultane de Justine Favart au-delà de la Comédie-Italienne et, plus largement, du rôle moteur du genre de l’opéra-comique dans les innovations théâtrales du milieu du XVIIIe siècle.
Évoquant le souvenir de Justine chaussée des sabots de Bastienne, Charles-Simon Favart remarquait : « Ce fut elle qui la première observa le costume : elle osa sacrifier les agréments de la figure à la vérité des caractères. » Or il faut savoir que le sens du mot « costume » ne se bornait pas alors au vêtement : il comprenait les « habits de théâtre » (expression alors usuellement employée) mais aussi les accessoires, la gestique, etc. Encore très proche de l’étymologie latine (consuetudo, habitude) par le biais d’un emprunt à l’italien (costume, coutume) et d’ailleurs encore prononcé à l’italienne (« on prononce Costoumé » précise en 1740 le Dictionnaire de l’Académie), le « costume » est un terme appartenant au premier chef à la peinture : c’est l’« usage des différents temps, des différents lieux auxquels le peintre est obligé de se conformer. »
Comment expliquer l’intérêt passionné de Justine Favart pour « le costume »? Selon Charles-Simon :
Propre à tous les caractères, elle les rendait avec une vérité surprenante. Soubrettes, amoureuses, paysannes, rôles naïfs, rôles de caractère, tout lui devenait propre ; en un mot, elle se multipliait à l’infini ; et l’on était étonné de lui voir jouer le même jour dans quatre pièces différentes des rôles entièrement opposés.
On comprend qu’une artiste aussi polyvalente ait été attentive à « observer le costume », c’est-à-dire à emprunter habits et accessoires, et certainement autant que possible intonations, gestique et interprétation dramatique et vocale aux milieux sociaux ou géographiques qu’elle souhaitait évoquer en scène. Paysanne, Chinoise ou Turque, en chaussant des sabots ou en revêtant de riches étoffes venues de pays lointains, elle tendait à intérioriser d’autres coutumes, ou du moins ce qu’elle en pouvait connaître, afin de contribuer à créer une forme nouvelle d’illusion théâtrale.