L’événement nous a rappelé qu’à d’autres périodes de l’histoire contemporaine, des épidémies avaient touché la France, et plus particulièrement Paris où l’Opéra Comique crée spectacle sur spectacle depuis plus de trois siècles. Que se passait-il alors ? Comment artistes et spectateurs vivaient-ils ces périodes dramatiques ? Les maladies différaient, on les appréhendait avec difficulté : la puissance publique suspendait-elle les spectacles ?
Chapitre 1
1832, LE CHOLÉRA
Le printemps à Paris
Dans Les Misérables, Victor Hugo évoque un début de printemps tout semblable au nôtre : « Le printemps à Paris est assez souvent traversé par des bises aigres et dures. Au printemps de 1832, époque où éclata la première grande épidémie de ce siècle en Europe, ces bises étaient plus âpres et plus poignantes que jamais. C’était une porte plus glaciale encore que celle de l’hiver qui était entrouverte. C’était la porte du sépulcre. On sentait dans ces bises le souffle du choléra. »
Dans ses Mémoires, Charles de Rémusat décrit une société pleine d’assurance : « Il y avait plus d’une année que, parti du fond de l’Asie, le choléra marchait vers l’occident. On en racontait les ravages, on en prédisait l’invasion. Nous écoutions avec curiosité, mais sans effroi. Nous pensions que ces grandes pestes ne pourraient plus pénétrer dans une société aussi avancée : notre climat, la salubrité de notre pays, nos règlements de police, les progrès de la science nous en préserveraient. Comment supposer qu’une ville magnifique telle que Paris serait, comme les cités de l’Orient, la proie d’une contagion indochinoise ? »
Dans Le Choléra-morbus à Paris, l’historien Anaïs Bazin semble parler de nous : « On nous avait fait suivre sur la carte sa marche rapide et menaçante. Le fléau voyageur n'était plus séparé de nous que par une mer étroite. Et pourtant, ce voisinage nous inquiétait moins que ne l'avaient d'abord fait les récits venus des pays lointains. Tout notre effroi s'était usé sur les premières descriptions de ses ravages, sur les premiers dénombrements de ses victimes. Car le Parisien ne peut pas avoir peur longtemps du mal qu'il ne voit pas. Et puis, quoi qu'on veuille lui dire, il a foi dans la salubrité de sa ville. Comme l'épidémie se faisait attendre, il s'est imaginé qu'elle reculait devant nos calembours, nos caricatures, nos patrouilles. Et déjà il l'avait oubliée aussi complètement qu'une émeute du mois dernier, un scandale de la veille… »
La fête et la peur bleue
C’est sur le boulevard des Italiens, où se concentrent théâtres et lieux de restauration, que Chateaubriand (dans les Mémoires d’outre-tombe) met en scène l’irruption du choléra en pleine festivité de la Mi-Carême – qui en 1832 tombe au début du mois d’avril : « Le choléra s’est promené d’un air moqueur, à la clarté du jour, dans un monde tout neuf, accompagné de son bulletin qui racontait les remèdes qu’on avait employés contre lui, le nombre des victimes qu’il avait faites, où il en était, l’espoir qu’on avait de le voir encore finir, les précautions qu’on devait prendre pour se mettre à l’abri, ce qu’il fallait manger, comment il était bon de se vêtir… Et chacun continuait de vaquer à ses affaires, et les salles de spectacle étaient pleines. J’ai vu des ivrognes, assis devant la porte du cabaret, buvant sur une petite table de bois et disant en élevant leur verre : « À ta santé, Morbus ! »
Après l’identification discrète des premières victimes en février 1832, la dernière semaine de mars voit se multiplier les cas, les morts – et les premiers articles dans la presse. « Le choléra morbus est arrivé dans nos murs ! » annonce le Journal des débats le 29 mars. Le gouvernement réserve deux cents lits d’hôpital pour faire face. Mais du 26 au 31 mars, on passe de quatre cas à trois cents…
C’est de cette épidémie de choléra que date l’expression « une peur bleue », par référence au teint cyanosé des cholériques : « C’était, raconte Heinrich Heine, un bourreau masqué qui marchait dans Paris, escorté d’une invisible guillotine. Le soir de la Mi-Carême, les bals publics furent plus fréquentés que jamais : les rires les plus présomptueux couvraient presque la musique éclatante ; on s’échauffait beaucoup ; on engloutissait toutes sortes de glaces et de boissons froides quand tout à coup, le plus sémillant des arlequins ôta son masque et découvrit, à l’étonnement de tout le monde, un visage bleu violet. L’on conduisit bientôt plusieurs voitures de masques du bal à l’Hôtel-Dieu. On prétend que ces morts furent enterrés si vite qu’on ne prit pas le temps de les dépouiller des livrées bariolées de la folie, et qu’ils reposent dans la tombe, gaiement, comme ils ont vécu. »
Contagion et hygiène
La bactérie prolifère dans les eaux souillées. Or en 1832, le ramassage des déchets et l’assainissement des sources et fontaines demeurent d’autant plus problématiques que la ville est très dense. Pour les Parisiens, dont plus d’un sur deux occupe un logement insalubre, l’hygiène reste un luxe. « Toutes les victimes atteintes de ce mal épidémique, mais que l’on ne croit pas contagieux, lit-on dans le Journal des débats du 29 mars, appartiennent à la classe du peuple : elles habitaient les rues sales et étroites de la Cité et du quartier Notre-Dame ».
Le choléra est donc rapidement associé à la misère. Dans ce cas, il n’y a pas de raison de suspendre la vie sociale : « Dans les rues, sur les boulevards, les masques, ainsi qu’à l’ordinaire, traversaient la foule nombreuse des promeneurs ; les théâtres, hier et aujourd’hui, comptaient le même nombre de spectateurs », lit-on encore dans le journal.
Eugène Sue, dans Le Juif errant, raconte que le choléra devient même le thème du cortège populaire de la Mi-Carême : le petit peuple parisien célèbre « la mascarade du choléra ». « La moralité de la chose était celle-ci : pour braver sûrement le choléra, il faut boire, rire, jouer et faire l’amour. »
La première semaine d’avril pourtant, les quarante-huit quartiers de Paris, ainsi que la plupart des communes de banlieue, s’avèrent touchés. C’est pourquoi dès le 2 avril, le Journal des débats croit bon de préciser : « Le directeur du Vaudeville et celui de la Porte Saint-Martin nous prient d’annoncer que toutes les précautions ont été prises pour assurer l’assainissement de leurs salles. Ces deux théâtres n’ont pas vu diminuer le nombre de leurs spectateurs. Nous ne doutons pas, au reste, que tous les autres directeurs de théâtres n’aient pris les mêmes mesures. »
Cinq jours plus tard, la tension est montée d’un cran, ainsi que le raconte le docteur Véron, directeur de l’Opéra, dans ses Mémoires d’un bourgeois de Paris : « J’avais affiché une représentation de Robert le diable. Dès la veille, 6000 francs de location annonçaient la foule pour le lendemain. Le 7 avril au matin, la foule se pressait de nouveau, mais cette fois pour redemander son argent : le choléra venait d’éclater à Paris. »
Les recettes des spectacles vacillent. Or cela présente un gros risque : un dixième de la recette des théâtres est en effet prélevé par l’État au titre du « droit des pauvres » ou « droit des indigents », ceci afin de financer l’Assistance Publique à Paris, les hôpitaux et bureaux de bienfaisance en province. Depuis le début de la Monarchie de Juillet, les directeurs de théâtres se mobilisent justement contre le poids de cette très ancienne fiscalité (qui remonte à la fin du XVIe siècle). Et voilà que non seulement leurs salles doivent rester ouvertes, mais que le public doit garder confiance !
Le 9 avril, le chroniqueur des spectacles du Journal des débats, Jules Janin, mobilise son lectorat : « Vive le théâtre ! Allez au théâtre, je vous prie ! Soyez un homme, ne vous refusez aucune distraction nécessaire, le camphre, la ceinture de laine, la promenade, la calèche rapide et même le vaudeville, s’il vous plaît ! Moi qui vous parle, j’ai eu bien peur, je me suis senti des vertiges sans nombre… Eh bien, tout ce malaise, le vaudeville me l’a enlevé sans coup férir ! Mon cher docteur n’eût pas mieux fait... Quel plaisir aujourd’hui d’aller s’asseoir au théâtre ! Le vestibule est passé à l’éponge depuis le matin, la salle exhale les parfums les plus choisis… Il n’est pas jusqu’au dernier personnage du chœur qui ne se lave avec le plus grand soin le visage et les mains chaque matin. C’est une fête ! »
Et le 13 avril, le même journal, annonçant un concert de bienfaisance au théâtre du Gymnase, au bénéfice des hôpitaux, précise : « L’administration prévient le public qu’elle vient de faire établir un ventilateur qui renouvelle constamment l’air, et que les lotions de chlore, faites d’après les indications des premiers médecins, font de la salle du Gymnase une des plus salubres de la capitale. »
Spectaculaire…
Pourtant, avril 1832 s’avère autrement dramatique : près de 13 000 des 18 400 victimes parisiennes meurent ce mois-là. Paris s’est rapidement vidée de ses touristes, d’une partie de ses habitants fortunés, de ses étudiants, et de ses travailleurs saisonniers originaires de province. Au milieu du mois, échoppes, boutiques, bouquinistes sont fermés. Rues et ponts ne sont plus empruntés que par des brancards, des voitures chargées de malades, des corbillards.
Anaïs Bazin témoigne : « Il semblait que la consommation allait tout à coup s'arrêter, les promenades devenir désertes, les hôtels se dépeupler. Les étrangers peuvent partir, du jour au lendemain, au pied levé. Mais combien y a-t-il dans Paris d'habitants à qui l'intérêt de leur fortune, les engagements de leur métier, les obligations de leur emploi permettent un départ brusquement résolu, une absence dont on ne peut prévoir la durée ? C'est là le privilège de quelques familles heureusement dotées de loisir et de revenu, pour qui l'Opéra et le bois de Boulogne forment tout l'horizon de la vie. Le plus grand nombre travaille, est enchaîné par des liens qui forcent à la résidence, ne fût-ce que pour émarger, le dernier jour du mois, une feuille d'appointements. Tant il y a que le sauve-qui-peut n'entraîna que peu de fuyards. D'ailleurs une autre peur, qui tenait les gens cloués sur place, faisait équilibre avec celle qui les poussait à s'éloigner. On rapportait des exemples de personnes atteintes sur la route, hors de la portée des secours ; et tout le monde ne pouvait pas emmener un médecin dans sa voiture. La crainte de fuir donna le courage de rester. »
Le 4 mai, le Journal des débats tentera de donner un aperçu de la débandade : « Le vent du choléra est tombé des nues à Paris, et cette trombe funeste a soufflé de tous les côtés. Elle a poussé Rossini jusqu’aux bords de la Garonne, Rubini a été emporté à Milan, Mme Devrient à Londres, et Santini écrit de Munich pour s’excuser auprès de ses amis sur ce que l’immensa paura l’a empêché de faire ses adieux en précipitant son départ… »
Les pharmacies sont prises d’assaut, les dons et les initiatives charitables affluent, les bureaux de secours et les dispensaires se multiplient.
Le 16 avril, le Journal des débats constate et encourage : « Plus d’une femme du monde, oubliant sa loge aux Théâtre des Italiens, se penche au lit du malade. Les salons sont changés en ateliers de charité, chacun se passionne jusqu’aux larmes dans le drame dont le malaise public est le sujet : c’est bien ! Soyez donc à vos rôles, héros de cette sublime tragédie ; espérez, aimez, priez. Soyez à l’humanité d’abord, vous reviendrez à l’art ensuite. L’art, c’est la plus sérieuse occupation des temps d’oisiveté et de bonheur. »
L’Opéra Comique, pour sa part, est en proie depuis des mois à des difficultés financières et à un problème de positionnement artistique. En 1832, il affronte un lourd déménagement : il quitte la grande et coûteuse salle Ventadour, qui ferme le 22 mars, pour la petite salle des Nouveautés, place la Bourse, qui ouvre le 22 septembre après restauration complète. À défaut donc de pouvoir abonder le droit des pauvres par ses spectacles, l’Opéra Comique se mobilise d’une façon un peu particulière en faveur des victimes du choléra, comme le révèle sobrement le Journal des débats du 24 avril : « Un bureau de secours pour les indigents cholériques du quartier Feydeau vient d’être établi rue Marsolier, dans un local fourni par M. Cailloué, l’un des administrateurs du théâtre de l’Opéra Comique. »
Sur les planches
Non seulement les théâtres n’ont pas fermé, mais ils ont continué à programmer leurs spectacles, anciens et nouveaux, relativement normalement : « Si nous parlions d’autre chose [que du choléra] ? demande le Journal des débats dès le 30 avril. Savez-vous que les théâtres sont restés ouverts ? Et qu’ils ont donné des pièces nouvelles, comme d’habitude, et de leurs plus grands auteurs encore ? »
Sur la période février-juillet 1832, l’Opéra a ainsi ouvert ses portes quatorze fois en février, quatorze fois en mars, onze fois en avril, douze fois en mai, dix fois en juin, quatorze en juillet : par rapport à 1831 et 1833, le printemps 1832 marque une légère baisse d’activité à hauteur d’une dizaine de représentations seulement. Le Théâtre des Italiens, alors installé dans la deuxième salle Favart, a lui aussi continué à donner avec succès son répertoire lyrique, malgré la désertion de son premier ténor Rubini et de son principal compositeur Rossini...
Avec quelque recul, Anaïs Bazin analysera le changement d’ambiance qui affecte ce printemps-là les représentations : « Les théâtres ouvraient leurs portes tous les soirs, et là, devant un simulacre de public, plus attentif peut-être à sa digestion [le choléra se manifeste par une diarrhée infectieuse] qu'aux jeux de scène, il fallait que de pauvres comédiens, inquiets eux-mêmes de leurs entrailles, ou frappés dans leurs affections, vinssent débiter leur rôle, grimacer la gaieté, ou feindre un autre trouble que celui dont ils étaient émus. Tout cela pour qu'il ne fût pas dit que l'épouvante était dans la cité, pour fournir des distractions à des gens qui n'en cherchaient pas, pour que l'éclairage des spectacles, brillant la nuit dans les rues désertes, vint détourner les yeux de ces lanternes rouges que le vent balançait à la portière des ambulances. On a donné de l'argent aux directeurs pour les dédommager ; c'est fort bien, mais il faut, et je le dis sérieusement, des couronnes civiques pour les acteurs, à ceux qui sont restés fermes sur leurs planches ! »
L’État viendra en effet au secours des théâtres pendant l’été 1832. L’épidémie de choléra connaîtra une nouvelle période de virulence au mois de juillet, avant de s’éteindre en octobre 1832. Elle aura tué environ 100 000 personnes dans toute la France, dont Casimir Périer, le deuxième Président du Conseil de la Monarchie de Juillet, décédé le 16 mai des suites d’une visite à l’Hôtel-Dieu. Elle sera suivie par d’autres vagues épidémiques tout au long du siècle.
Quant à la contribution des théâtres au financement de l’hôpital public par le « droit des pauvres », elle se poursuivra jusqu’en 1942, année de son abrogation par le gouvernement de Vichy.
Agnès Terrier
Quelques lectures en ligne pour aller plus loin :
http://www.bmlisieux.com/curiosa/bazin02.htm : Anaïs Bazin (1797-1850). Le Choléra-Morbus à Paris, in Paris ou le livre des cent-et-un, tome 5, Paris, Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans, MDCCCXXXII.
https://www.persee.fr/doc/r1848_1155-8806_1928_num_25_127_1138 : Gabriel Vauthier. Le Choléra à Paris en 1832, in La Révolution de 1848 et les révolutions du XIXe siècle, Tome 25, Numéro 127, Décembre 1928-janvier-février 1929. pp. 234-241.
https://books.openedition.org/puv/1249?lang=fr : René Garguilo. Mythologie du choléra, in Littérature et Pathologie, sous la direction de Max Milner, Presses universitaires de Vincennes, 1989
https://www.persee.fr/doc/r1848_1155-8822_1958_ant_20_1_2442 : Louis Chevalier. Première Partie : Paris, in Bibliothèque de la Révolution de 1848, Tome 20, 1958. Le Choléra, la première épidémie du XIXe siècle.
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01317496/document : Sylvain Nicolle. La Tribune et la Scène. Les débats parlementaires sur le théâtre en France au XIXe siècle (1789-1914). Thèse d’histoire, Université Paris-Saclay, 2015. Avec un chapitre sur le droit des indigents page 78 et suivantes.