Un opéra méconnu de l’un des plus grands compositeurs français : derrière ce titre intimidant, se cache la promesse d’un moment rare, mis en scène par David Bobbée.
Opéra de Charles Gounod en cinq actes. Livret d'Eugène Scribe et Germain Delavigne. Créé le 18 octobre 1854 à l’Opéra (salle Le Peletier).
Dans une Bohême médiévale qu’agitent des conflits héréditaires, Rodolphe brave son père et défie ses ancêtres par amour pour la fille du clan rival, offerte en gage de paix à son propre frère. Or Agnès ressemble étrangement au fantôme qui hante le château des Moldaw…
Sur un livret inspiré du Moine de Lewis, roman gothique furieusement à la mode dans la génération romantique, La Nonne sanglante inspira à Gounod son deuxième opéra. Un directeur pudibond la retira vite de l’affiche de l’Opéra en dépit de sa partition raffinée, sombre et labyrinthique, au service d’un texte qui faisait la part belle à des pulsions encore inexplorées.
L’Opéra Comique confie la résurrection de La Nonne sanglante à trois grands passionnés des tourments romantiques : Laurence Equilbey à la tête de ses phalanges musicales, le pluridisciplinaire David Bobée à la mise en scène et en images, et Michael Spyres qui fut le Masaniello incandescent de La Muette de Portici.
Des douze opéras signés Charles Gounod, seuls trois sont encore régulièrement joués – Mireille, Roméo et Juliette et Faust. C’est la raison pour laquelle, en cette année du bicentenaire de Gounod, l’Opéra Comique, fidèle à son esprit découvreur, a préféré ressusciter La Nonne sanglante avec le Palazzetto Bru Zane : créée en 1854, l’œuvre fut vite enterrée par le directeur de l’Opéra de l’époque, puis par le compositeur lui-même – un comble pour une histoire de revenant.
Faut-il de ce titre, La Nonne sanglante, déduire que Gounod, dont on connait la ferveur catholique, se serait précipité sur une histoire de stigmates ? Ou, au contraire, aurait plongé dans la dévotion pour expier le choix d’un sujet satanique ? Ni l’un ni l’autre : la Nonne sanglante était une figure littéraire connue, susceptible d’inspirer un ouvrage de couleur gothique comme on les aimait à Paris. Il s’agissait surtout pour le jeune compositeur de 36 ans d’une prestigieuse commande de l’Opéra, alors situé rue Le Peletier (à deux pas de l’Opéra Comique, dans une salle un peu plus grande), sur un texte du librettiste le plus en vue d’Europe, Eugène Scribe. Gounod raconta : « Nestor Roqueplan, directeur de l’Opéra, s’était pris d’affection pour Sapho [mon premier opéra] et d’amitié pour moi : il disait qu’il me trouvait une tendance à faire grand. C’était lui qui avait désiré que j’écrivisse pour l’Opéra un ouvrage en cinq actes. »
Gounod accepta le projet sans réserve, sinon avec la crainte de déplaire à Berlioz, de quinze ans son aîné, qui y avait renoncé cinq ans plus tôt : « Je m’étonne, lui écrivit gentiment ce dernier, que vous ayez pu éprouver un instant d’embarras : je n’éprouve ni regrets ni la moindre arrière amertume. Nous sommes des artistes, que Diable ! »
Ébauché pour Berlioz en 1841, le livret fut donc achevé pour Gounod. Il adaptait dans la structure d’un « grand opéra » – avec ballet intégré – une légende médiévale publiée en 1786 par le conteur allemand J.K.A. Musaeus. Ou plutôt une version retraitée par le romancier anglais Matthew Gregory Lewis comme anecdote centrale de son fameux roman The Monk. Traduit en français dès 1797, aussitôt adapté au théâtre, Le Moine avait été retraduit en 1840 par Léon de Wailly, le librettiste de Benvenuto Cellini. Car des deux côté de la Manche, la Nonne de Thuringe était devenue une figure populaire inspirant spectacles effrayants, éditions illustrées, jeux de lanterne magique, mais aussi des érudits comme Charles Nodier, Victor Hugo, E.T.A. Hoffmann...
Avec sa légendaire habileté, Scribe adapta l’épisode à l’opéra romantique. Il le plaça dans un contexte de conflit politique, le rendit au Moyen Âge dont la légende est issue et à la Bohême du Freischütz, pays des contes inquiétants. Ainsi étaient assurés, sur la scène de l’Opéra, de beaux tableaux collectifs avec force figurants ainsi que tout le décorum gothique. Scribe tourna le dos au drame du même titre qu’Anicet-Bourgeois avait donné au Théâtre de la Porte-Saint-Martin en 1835, principalement parce qu’à Venise Donizetti en avait aussitôt fait un opéra, Maria di Rudenz. Mais le souvenir du succès de 1835 ne pouvait qu’attirer le public de 1854, même pour une histoire différente. Les apparitions vengeresses de la Nonne et le serment liant le héros Rodolphe à cette créature fantastique s’inscrivaient dans une mode lyrique bien établie, de Robert le Diable de Meyerbeer au Don Juan de Mozart traduit par Castil-Blaze, du Zampa de Hérold au Freischütz de Weber traduit par Berlioz.
Scribe moralisa le sujet : autant le roman anglais était sulfureux et anti-religieux, autant le théâtre se devait d’être correct à l’égard de la morale et de l’Église. La Nonne n’est plus une criminelle lubrique assassinée par son amant, mais une innocente amoureuse qui, croyant son fiancé mort, est entrée dans les ordres. Un personnage d’ermite fait son apparition, à la grande joie de Gounod qui aimait composer de la musique sacrée – à défaut d’être entré dans les ordres. Gounod lui-même remania le livret pour plus de fluidité, et pour donner à sa musique un rôle dramaturgique.
À l’Opéra, les études puis les répétitions durèrent douze mois. Le jeune Bizet avait réalisé pour cette phase préparatoire la réduction pour piano et chant de La Nonne sanglante : il allait la faire infuser jusqu’à la composition de son premier opéra, Les Pêcheurs de perles… Créé le 18 octobre 1854, La Nonne sanglante bénéficia d’une production coûteuse : décors réalisés par six peintres, commande de 387 costumes, magnifique distribution. Les scènes fantastiques étaient montées avec efficacité grâce aux ressources de l’éclairage au gaz et à l’implication de Palmyre Wertheimber, qui ne craignit pas de s’enlaidir dans le rôle de la Nonne, tandis que le ténor Louis Guéymard excellait dans l’écrasant rôle principal. Les recettes étaient bonnes, les critiques favorables et Gounod disposé à retoucher son œuvre pour plaire davantage, satisfait qu’il était de son orchestration. Mais, raconta-t-il ensuite, « elle n’eut que onze représentations, après lesquelles Roqueplan fut remplacé à la direction de l’Opéra par Monsieur Crosnier. Le nouveau directeur ayant déclaré qu’il ne laisserait pas jouer plus longtemps pareille ordure, la pièce disparut de l’affiche et n’y a plus reparu depuis. »
Gounod s’attacha à éditer sa partition, dédiée à Halévy, puis tourna la page. L’année suivante, sa rencontre avec un tandem d’auteurs de sa génération, Barbier et Carré, porta son inspiration encore toute frémissante vers un nouveau projet fantastique, Faust, pour le Théâtre Lyrique, institution plus audacieuse que l’Opéra, et aussi plus intime, où il allait connaître ses grands succès.
De la vaste production scénique de Gounod, seul Cinq-Mars (l’histoire d’un favori de Richelieu) fut créé à l’Opéra Comique, même si c’est Roméo et Juliette qui devint un pilier de son répertoire. Or pour programmer, l’Opéra Comique a à cœur de faire coïncider, surtout depuis sa réouverture en 2017, ses convictions avec le désir des artistes, qu’il écoute et accompagne. C’est ainsi qu’avec Laurence Equilbey et David Bobée, nous avons identifié La Nonne sanglante comme musicalement remarquable et capable de parler à nos sensibilités : dans l’accueillante salle Favart, puisse cette revenante ressusciter de sa malédiction !
Par Agnès Terrier
I. Au XIe siècle en Bohème, un conflit héréditaire oppose les Moldaw et les Luddorf. Dans la perspective de la croisade, l’ermite Pierre obtient des deux seigneurs qu’ils s’allient en mariant leurs enfants : Théobald de Luddorf épousera Agnès de Moldaw. Tous s’apprêtent à célébrer le projet dans le château de Moldaw. Or Agnès et Rodolphe, le cadet des Luddorf, s’aiment. Rodolphe tenant tête à son père, il est chassé. Les amants prévoient de s’enfuir à la faveur de l’apparition rituelle d’un fantôme, celui d’une Nonne sanglante.
II. Au cœur de la nuit, tandis que son page Arthur prépare sa fuite, Rodolphe guette Agnès. À la femme voilée qui paraît, il jure une fidélité éternelle avant de l’emmener dans le château abandonné de ses ancêtres. Or à leur arrivée, les ruines se raniment, un riche banquet apparaît, les fantômes des aïeux prennent place à table : la femme voilée n’est autre que la Nonne sanglante qui entend à présent épouser Rodolphe.
III. Rodolphe s’est réfugié chez des paysans mais reste hanté, chaque nuit, par la Nonne sanglante qui réclame son dû. Arthur vient lui annoncer la mort de son frère au combat. Rodolphe pourrait épouser Agnès, n’était le serment qui le lie au fantôme. Or la malédiction de la Nonne ne sera levée qu’à la mort du meurtrier dont elle fut la victime. Il s’engage à le tuer lorsqu’elle le lui désignera.
IV. En pleine fête nuptiale, sur le point d’épouser Agnès, Rodolphe voit paraître la Nonne sanglante qui lui désigne son propre père, Luddorf. Épouvanté, Rodolphe quitte la cérémonie, ce qui ranime l’animosité entre les deux clans.
V. Près de l’ermitage, le comte de Luddorf est prêt à payer de ses crimes pour sauver son fils. Il surprend un projet de guet-apens des Moldaw à l’égard de Rodolphe, puis entend la confession de Rodolphe à Agnès : maudit par la Nonne, incapable de tuer son père, il veut s’exiler à jamais. Le père se jette dans le piège tendu à son fils. Il meurt sur la tombe de la Nonne qui implore la clémence de Dieu et délivre enfin Rodolphe de ses vœux.
Direction musicale, Laurence Equilbey • Mise en scène, David Bobée • Avec Michael Spyres, Vannina Santoni, Marion Lebègue, Jérôme Boutillier, Jodie Devos, Jean Teitgen, Luc Bertin-Hugault, Enguerrand De Hys, Olivia Doray, Pierre-Antoine Chaumien, Julien Neyer, Vincent Eveno • Choeur, accentus • Insula Orchestra
Voir toute la distribution3h (entracte inclus) - Salle Favart
135, 125, 97, 75, 50, 30, 16, 6 €
16 emplacements spécifiques sont accessibles aux personnes à mobilité réduite, sur réservation au guichet ou par téléphone. Ascenseur accessible par le 5 rue Favart.
01 70 23 01 44 | accessibilite@opera-comique.com
Avant Spectacles
Introduction au spectacle
Agnès Terrier, la dramaturge du théâtre vous dit en 15 minutes tout ce qu’il faut savoir sur l'œuvre et le contexte de sa création.
Chantez les airs de l'opéra
Rendez-vous décomplexé avec Geneviève Boulestreau, cheffe de chœur pour découvrir en chantant quelques airs de l’opéra que vous vous apprêtez à voir !
Rencontrez les artistes
Rencontre mardi 5 juin à 19h avec Laurence Equilbey, chef d’orchestre de la production, Corinne Meyniel, dramaturge de la production au côté de David Bobée, et Martine Lavaud, spécialiste du romantisme noir.
Distribution
Danseurs :
Stanislas Briche, Arnaud Chéron, Simon Frenay, Florent Mahoukou, Papythio Matoudidi, Marius Moguiba
Choeur :
accentus
Orchestre :
Insula Orchestra
Nouvelle production : Opéra Comique
Coproduction : Insula Orchestra, Bru Zane
Partition éditée par : le Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française