Poème dramatique de Lord Byron, avec musique. Plongez dans les tourments de l’âme romantique par excellence : l’orgueilleux Manfred, en proie à ses démons, se repaît de ses souffrances tout en invoquant l’oubli de ses péchés.
Pour la génération romantique, la poésie s’incarnait en Lord Byron qui avait fait de sa vie la substance de son œuvre. Au terme d’une carrière hantée par le désir d’opéra, Robert Schumann aborda Manfred pendant son ultime époque créatrice, donnant libre cours à sa fascination pour les abîmes, six ans avant son internement. En proie à ses démons, l’orgueilleux Manfred se repaît de ses souffrances tout en invoquant l’oubli de ses péchés.
Contemporaine de l’opéra Genoveva, la partition rejette tout pragmatisme scénique afin de mieux explorer les possibles de l’expression musicale conjuguée à la déclamation. Schumann en accepta la création sous la baguette et dans une mise en scène de Franz Liszt à Weimar en 1852, mais ne put y assister, terrassé par ses propres hallucinations. En 1979, Carmelo Bene en signa une adaptation scénique à la Scala de Milan. Georges Lavaudant et Emmanuel Krivine partent de cette version pour nous inviter à plonger dans les tourments de l’âme romantique.
Spectacle en allemand et français surtitré
Durée: 1h20 sans entracte
Spectacle enregistré et retransmis par France Musique le 26 décembre 2013 à 20h.
1ère Partie
En son château des Hautes-Alpes, le seigneur Manfred, qui a renoncé à tous les biens de la vie, ne parvient pas à mourir.
Ouverture
La puissance de son esprit lui permet d’invoquer les génies de l’univers. Habité par la pensée tenace de sa malédiction, il leur demande l’oubli de lui-même.
N°1. Les génies de l’air, de l’eau, de la terre et du feu peuvent tout lui donner, hormis cela. Quant à la mort, elle ne lui assurera pas l’oubli.
Pour distraire son angoisse et sa solitude, Manfred leur demande de lui apparaître sous la forme de leur choix.
N°2. Lorsque son étoile lui apparaît sous les traits d’une belle femme, il s’effondre.
N° 3. Une quadruple voix de basse lui annonce qu’il est condamné à être à lui-même son propre enfer.
Le lendemain, à l’aube, Manfred gravit le mont de la Jungfrau et y éprouve plus fortement sa condamnation à vivre.
N° 4. Le vol de l’aigle et la flûte du berger ne font que souligner pour lui la vanité de l’existence, et pourtant la nature lui refuse la mort. Au moment où il va se jeter dans l’abîme, un chasseur de chamois retient son geste.
N° 5. Entracte symphonique
2ème Partie
Dans le chalet du chasseur qui l’a recueilli, Manfred refuse tout secours, convaincu d’être condamné à souffrir éternellement pour un péché qu’il ne peut révéler. Il fuit la bonté simple de son hôte et gagne la montagne.
N°6. À midi, près d’une cascade, Manfred invoque la Fée des Alpes pour la contempler et s’oublier dans les mystères de la nature qui l’ont toujours consolé de la médiocrité humaine.
À la divinité il avoue enfin ce qui le torture : l’amour qu’il éprouva pour celle qu’on devine avoir été sa propre sœur, dont il brisa le cœur. Rien n’a calmé sa douleur : ni démence ni mort, ni imagination ni même fréquentation du monde. Pourtant, lorsque la Fée propose de lui venir en aide en échange de son obéissance, Manfred refuse fermement. Puis il décide, en vertu de ses pouvoirs, de faire paraître la Morte elle-même.
N° 5. Entracte symphonique
N°7. Sur son trône de feu, Arimane, prince de la terre et de l’air, maître de la vie et de la mort, est célébré par les Génies qui regardent les maux les plus variés s’abattre sur les humains.
N°8 et 9. Manfred fait irruption et refuse de s’incliner. Malgré l’affront, la Première Destinée prend sa défense car sa volonté et ses souffrances en font un être d’exception.
N°10. Manfred reçoit la possibilité de faire appeler Astarté par Némésis elle-même.
N°11. Il supplie la disparue d’avoir une parole de pardon ou de condamnation. Sous la plume de Byron, elle ne prononce que deux mots : « Manfred » et « Adieu ».
3ème Partie
N°12. De retour dans son château, Manfred a tout fait disposer pour la mort promise par Astarté.
Il reçoit l’abbé de Saint-Maurice qui lui reproche, plus que sa solitude, ses relations avec les esprits de la mort, et lui propose de se réconcilier avec l’Église. Manfred ne veut pas d’un homme pour médiateur entre le Ciel et lui : il entend rester libre jusqu’au bout. L’abbé a beau lui promettre l’absolution, Manfred a abandonné l’espérance qui le lierait aux hommes
N°13. Manfred dit adieu au soleil.
N°14. L’homme d’église assiste à l’apparition du génie de Manfred, puis des esprits infernaux venus chercher le condamné qui jusqu’au bout refuse de se soumettre, refuse jusqu’à l’enfer puisqu’il le porte déjà en lui, assume son péché et veut être son propre bourreau.
N°15. Ajouté par Schumann au texte de Byron, un chœur religieux accompagne la mort de Manfred qui reste inflexible.
Moins connue de nous que celles de Don Juan et de Faust, la figure de Manfred, qui naît et meurt avec le romantisme, est prégnante dans les arts du XIXe siècle.
Son auteur, mieux identifiable que pour ces deux autres mythes modernes, a de son vivant la réputation de se peindre dans ses créations. Lord Byron a 29 ans lorsque paraît Manfred en 1817. Dans l’Europe de la culture, la célébrité de sa poésie n’égale que sa sulfureuse réputation. Sa jeune épouse ne vient-elle pas de le quitter, laissant planer de lourds soupçons de violence conjugale, d’actes de démence et de pratiques incestueuses ?
Réfugié en Suisse, Byron y est poursuivi par ses admirateurs et des femmes éperdues d’amour. Il trouve du réconfort dans le spectacle de la nature et dans ses discutions avec deux autres écrivains également en rupture de ban : le poète Percey Shelley et sa future femme Mary. Celle-ci, sur la suggestion de Byron, conçoit alors un personnage littéraire qui va envoûter le XXe siècle : Frankenstein ou le Prométhée moderne. Né durant le même été 1816, dans les mêmes montagnes de l’Oberland bernois, de qui Manfred, figure prométhéenne affrontant la puissance divine, est-il le frère ? Du Docteur Frankenstein dont il a le pouvoir de commander à la nature ? Ou de sa créature monstrueuse dont il partage la misanthropie et la solitude ?
Annonçant le fameux Voyageur contemplant une mer de nuages que Caspar David Friedrich peint l’année suivante, Manfred donne en 1817 son verbe poétique à l’âme romantique. Si Shakespeare et Goethe y font sentir leur influence, le héros éponyme se bat essentiellement contre lui-même, ce qui rend le drame irreprésentable – Byron l’a d’ailleurs composé « avec une véritable horreur du théâtre et afin de le rendre injouable ». Sa forme pourtant théâtrale et versifiée s’émancipe des genres littéraires en vigueur par le déploiement de ses trois actes dans huit lieux différents, par son absence d’action au profit de discours radicaux, livrés par des locuteurs invisibles, des créatures imaginaires et des allégories. L’œuvre est vite traduite en français – langue culturelle en Europe – par Amédée Pichot et elle inspire immédiatement les poètes, comme Lamartine âgé de 27 ans ou le jeune Hugo de 15 ans, pour ne citer que des Français.
En 1824, sa mort prématurée au côté des Grecs insurgés contre la domination turque fait de ce poète voyageur et engagé un héros supranational. Ses créations offrent le moyen de décliner dans tous les arts un propos sur la place de l’homme moderne dans le monde. Vont s’en inspirer des générations de peintres – dont Toulouse-Lautrec, Delacroix et Turner – et de musiciens, à commencer par Hector Berlioz en 1834 avec sa symphonie Harold en Italie.
Le premier compositeur à s’emparer de Manfred est Robert Schumann, âgé de 14 ans à la mort du poète. Anglophile comme toute sa génération, il aime d’autant plus Byron que son père, si crucial dans l’éveil de sa vocation et qui meurt quelques mois plus tard, a traduit plusieurs ouvrages du poète. Manfred est son livre de chevet depuis l’adolescence lorsque Schumann décide à 38 ans, surmontant l’échec de son unique opéra Genoveva, de composer sur ce poème un théâtre de l’imaginaire, à l’image du Lelio (1832) de Berlioz, dont leur ami commun Franz Liszt va bientôt commander une révision pour son théâtre de Weimar (1855). Les trois musiciens ont en ce milieu de siècle une même ambition : le développement d’une musique instrumentale expressive qui puisse rivaliser avec le verbe poétique.
Contrairement à Faust dont la postérité musicale est abondante, peu d’autres Manfred verront le jour. Balakirev échoue à y intéresser le vieux Berlioz en 1868 : « On ne saurait refuser toutes ses sympathies à un héros de cette trempe » insiste-t-il, comme si Berlioz pouvait aborder Manfred après avoir écrit La Damnation de Faust. Balakirev convaincra Tchaïkovski dont la Manfred-Symphonie, opus 58, sera créée en 1885 à Moscou.
L’opus 115 de Schumann est écrit principalement en 1848, dans une période de grave dépression mais de pleine possession de ses moyens créatifs. « Je ne me suis jamais encore donné à une composition avec tant d’amour, jamais je n’ai dépensé autant de forces que pour Manfred » confie-t-il à Wasielewski, ayant interrompu pour elle… ses Scènes du Faust de Goethe.
La culpabilité du héros à l’égard de sa sœur Astarté, inspirée par l’amour de Byron pour sa demi-sœur Augusta Leigh, permet au musicien d’exprimer ses propres angoisses et regrets à l’égard de sa sœur peut-être, ou encore de sa mère, ou plus probablement de Clara, sa jeune épouse au génie tôt étouffé. Cette dernière confie d’ailleurs à son journal : « Me revient la mélodie de Manfred qui, enfouie dans mon cœur, me harcèle souvent, plus que tout autre mélodie ! ». La détermination de Manfred à mourir consumé par sa pensée, comme le poète par sa création, soutient aussi le compositeur toujours plus à l’écoute de ses voix intérieures.
Schumann travaille d’après une traduction de 1839 signée Carl Adolf Suckow. Il retranche deux tiers des vers (975 sur 1336), intervertit ou concentre certaines scènes, ré-agence certains rôles vocaux, ajoute un chœur final, tout en respectant au maximum l’intégrité des vers et du propos général. Véritable appropriation, son remaniement doit, dans son esprit, favoriser une représentation scénique mais d’une forme nouvelle, non opératique.
Dénommé sobrement « poème dramatique en trois parties » (Dramatisches Gedicht in drei Abtheitungen), Manfred implique un récitant (Manfred), des interventions solistes parlées, un chœur dans différents rôles collectifs et un orchestre. Ses seize numéros de musique comptent une ouverture développée qui fonctionne comme un condensé de la pièce, un entracte symphonique, des airs, des chœurs et, entrecoupant des passages de pure déclamation, des mélodrames de dimensions diverses.
Le mélodrame, qui consiste à déclamer sur un support musical, est typique du théâtre lyrique allemand depuis le milieu du XVIIIe siècle. Il est né avec Benda et s’est développé avec Mozart (dans Zaïde), Beethoven et Weber (le rôle de Samiel dans Le Freischütz). Son succès est tel qu’à l’époque romantique, certains acteurs allemands sont plébiscités pour interpréter les grands rôles lyriques, du Papageno de Schikaneder à la Leonore de Schöder-Devrient.
Très satisfait de son Manfred, Schumann dirige la création de l’ouverture à Leipzig le 14 février 1852, à l’occasion d’un festival dévolu à son œuvre. C’est Liszt qui, en son théâtre de Weimar, dirige la création scénique intégrale quelques mois plus tard, le 13 juin 1852. La partition, dont le manuscrit lui est alors offert, doit sceller leur amitié. Si Schumann veille de loin à la réalisation, faisant imprimer le livret pour le public et insistant pour « faire comprendre à l’acteur de Weimar la signification de sa haute tâche », il doit renoncer à assister au spectacle, terrassé par sa dépression au cours du voyage entrepris avec Clara.
En France, l’œuvre est créée dans une traduction française de Victor Wilder au Concerts Colonne le 13 mars 1886, avec dans le rôle-titre le génial Mounet-Sully de la Comédie-Française, qui l’interprètera régulièrement jusqu’en 1909. Si elle reste un ovni dans la production lyrique occidentale, on peut cependant détecter son influence, voisine à celle de Berlioz, dans quelques œuvres rares dont le Guercoeur de Magnard, achevé en 1900.
Manfred est donné pour la première fois en 2013 à l’Opéra Comique. Emmanuel Krivine dirige la version intégrale de la partition et Georges Lavaudant s’inspire pour sa mise en scène du parti pris adopté par Carmelo Bene à la Scala de Milan en 1978. Un unique comédien prend en charge le rôle-titre ainsi que les figures secondaires, assumant ainsi la volonté schumanienne de créer un théâtre de l’âme.
Direction musicale, Emmanuel Krivine • Mise en scène et lumières, Georges Lavaudant • Avec Pascal Rénéric, Astrid Bas
Anneke Luyten, Sarah Jouffroy, Norman Patzke, Luc Bertin Hugault, Geoffroy Buffière, Olivier Dumait, Cyrille Gautreau • Orchestre, La Chambre Philharmonique • Chœur de chambre, les éléments
Lundi 09 Décembre 2013 - 20h
Mercredi 11 Décembre 2013 - 20h
Jeudi 12 Décembre 2013 - 20h
Samedi 14 Décembre 2013 - 20h
Dimanche 15 Décembre 2013 - 15h
1h20 - Salle Favart
110, 87, 67, 41, 15, 6 €
Distribution
Génies et Esprits, Anneke Luyten, Sarah Jouffroy, Olivier Dumait, Norman Patzke, Luc Bertin Hugault, Geoffroy Buffière, Cyrille Gautreau
Chœur, les éléments
Orchestre, La Chambre Philharmonique
Production, Opéra Comique