À lire avant le spectacle
« Faire tout le bien qu'on peut,
Aimer la Liberté par-dessus tout
Et, quand bien même ce serait pour un trône,
Ne jamais trahir la Vérité.»
Beethoven, 1792
Beethoven a 18 ans lorsqu’éclate la Révolution française. Si rien de cet événement inouï n’échappe au vieux Kant en son lointain Königsberg (« dès le début, la Révolution française ne fut pas l’affaire des seuls Français »), Bonn où vit Beethoven est particulièrement exposée à la déflagration : le prince-archevêque de Cologne, qui y réside, est le frère cadet de Marie-Antoinette.
Dès son arrivée à Vienne, en 1792, Beethoven se montre fils de la Révolution. Il est le premier compositeur à conduire sa carrière en toute indépendance, refusant de s’asservir à un prince, au contraire de ses prédécesseurs Haydn et Mozart. Sa vie sera un combat pour obtenir de ses mécènes la reconnaissance et les moyens de son indépendance.
À 27 ans, la surdité apparaît. Elle signe sa mise à l’écart progressive de la sociabilité, le long deuil de sa vie affective. Souvent amoureux, Beethoven renonce à 32 ans, dans son « testament de Heiligenstadt », au bonheur conjugal ardemment désiré. Au moment où ses contemporains, au terme d’un siècle galant, font du couple marital le fondement de la société nouvelle.
« Je n'ai pas le droit au repos dans la société humaine, aux conversations délicates, aux épanchements réciproques. Presque absolument seul, […] je dois vivre comme un exilé. »
Voué à l’idéalisation de son art, Beethoven découvre peu après, en 1803, une pièce enthousiasmante qui a vu le jour à Paris six ans plus tôt : Léonore ou l’Amour conjugal.
Ce « fait historique » de Jean-Nicolas Bouilly s’inspire d’une « action vertueuse » remontant à la Terreur, mais qui est par prudence située « à quelques lieux de Séville ». Léonore a été créé au Théâtre Feydeau, institution de premier plan, avec une partition signée du premier ténor de la troupe, Pierre Gaveaux. Car il s’agit formellement d’un opéra-comique. On lit dans la presse qu’un « succès complet et universel » a couronné ce « drame sombre et lugubre » qui se déroule intégralement dans une prison. Il devient un pilier du répertoire du Théâtre Feydeau, que l’Opéra Comique absorbera en 1801 : Fidelio y sera repris, puis rapidement oublié.
Partitions et livrets des opéras-comiques français circulent dans toute l’Europe et frappent par leur modernité de ton. Comme d’autres titres de Gaveaux, Léonore parvient à divers compositeurs du Saint-Empire romain. La propriété intellectuelle étant encore balbutiante, trois d’entre eux s’en approprient le livret. Dévolus au genre italien, Ferdinando Paër et Simon Mayr (futur mentor de Donizetti) présentent respectivement Leonora à Dresde en 1804 et L'amor coniugale à Padoue en 1805.
Épris des productions françaises contemporaines, et n’ignorant rien de ces versions, Beethoven est touché par l’intrigue. Retournant complètement le mythe d’Orphée, elle résonne intimement et peut aussi être traitée comme un hymne à la justice, à la fraternité et à la liberté.
Fidelio est le pseudonyme masculin qu’adopte Léonore pour se faire engager comme gardien dans la prison où elle croit son époux Florestan détenu au secret. La voix de mezzo et le costume de travesti sont utilisés de façon dramatique et dénuée de sensualité dans un contexte périlleux, celui d’un changement de régime. Craignant l’inspection du ministre, le gouverneur de la prison s’affole. L’arbitraire s’abat sur les prisonniers maltraités et les gardiens craintifs. Avant que l’amnistie soit prononcée, Fidelio/Léonore aura ouvert les cœurs à la générosité et les cellules à l’espérance. Beethoven se projette tout à la fois dans l’homme muré et dans la femme exemplaire, qui sacrifie son existence personnelle pour servir l’humanité.
Beethoven honore une commande du Theater an der Wien. Régnant sur les concerts viennois, il a refusé plusieurs projets et attendu le sujet parfait – alors que tant de carrières comme celle de Rossini se bâtissent au théâtre. Le livret est traduit : comme Mozart (mort douze ans plus tôt), Beethoven veut toucher ses concitoyens en allemand, langue encore très minoritaire dans les opéras créés sur les scènes germaniques. La censure impose le déplacement de l’action au XVIe siècle de l’Inquisition espagnole.
En dépit de ses contacts littéraires, Beethoven n’écrira pas d’autre opéra. Il va en revanche peaufiner Fidelio : pour développer son impact dramatique, pour résorber son hétérogénéité – où l’a conduit la forme du Singspiel, discontinue comme l’opéra-comique –, et aussi pour renforcer son héroïne et son message philosophique. Commençant comme un singspiel, l’œuvre tourne à l’opéra romantique quand Florestan apparaît, avant de finir comme un oratorio qui annonce l’Hymne à la joie de la 9e Symphonie.
Il faut aussi convaincre le public. Car le succès manque aux quatre représentations de novembre 1805, comme aux deux de mars 1806. Les premières ont lieu en pleine débâcle de l’armée austro-russe et fuite des Viennois, devant un public d’officiers napoléoniens, deux semaines avant Austerlitz… et les dernières après un remaniement qui ne satisfait pas du tout Beethoven.
À cause de Paër, l’œuvre s’appelle Fidelio. Mais on appellera plus tard, par commodité, ces deux premières versions Leonore I et II.
Début 1814, trois chanteurs demandent à reprendre Fidelio au Théâtre de la Kärntnertor. Parmi eux figure, en méchant gouverneur, Sebastian Mayer, beau-frère de Mozart, lequel aurait alors 58 ans. Beethoven révise l’œuvre avec un nouveau librettiste, Treitschke. La création du 23 mai 1814 est triomphale. Les représentations vont bénéficier du contexte politique : le Congrès de Vienne rassemble dès l’été toute l’Europe diplomatique pour dessiner une paix durable suite à l’abdication de Napoléon. Beethoven s’impose comme le plus grand compositeur du continent malgré sa surdité désormais patente.
Après des représentations pragoises dirigées par Weber, l’œuvre conquiert le public germanique, puis russe et scandinave. Créée entre La Flûte enchantée de 1791 et Le Freischütz de 1821, elle marque un jalon dans l’appropriation de l’opéra par les Allemands, artistes et publics.
À Paris, elle est d’abord donnée en 1829 par une troupe allemande – dans la 1ère salle Favart –, puis en italien au Théâtre Italien en 1852, et enfin en français en 1860 au Théâtre Lyrique, tandis que des extraits sont régulièrement joués en concert. À l’Opéra Comique et sous la baguette d’André Messager, une version française avec récitatifs marque l’ouverture de la 3e salle Favart en 1898, 100 ans après la création de Gaveaux, et se maintient jusqu’en 1906. Fidelio devient une prérogative de l’Opéra de Paris à partir de 1926, donné d’abord par des troupes germaniques, puis en français par la troupe de l’Opéra à partir de 1936, et en version originale de 1955 à 1982, et encore en 2008.
La salle Favart présente des dimensions similaires aux théâtres dans lesquels Beethoven créa et recréa Fidelio. L’ensemble Pygmalion joue sur instruments d’époque. Raphaël Pichon et Cyril Teste parient sur le potentiel théâtral et émotionnel intact d’une œuvre qui est plus qu’un opéra : un message d’humanisme et d’espoir.
Agnès Terrier
Argument
Acte I
Marcelline vit avec son père Rocco dans la prison dont il est le gardien en chef. Courtisée par le portier Jaquino, elle est amoureuse d’un gardien nouveau venu, Fidelio. Rocco, qui est favorable à leur union, se laisse questionner par Fidelio sur le travail à la prison et sur les détenus. Parmi ceux-ci figure Florestan, au secret depuis deux ans et dont les rations diminuent, à la demande du gouverneur de la prison, Pizarro.
Or Pizarro apprend que le ministre Fernando, alerté sur des irrégularités, va inspecter la prison. Redoutant qu’il ne découvre Florestan, Pizarro ordonne son élimination. Devant le refus de Rocco, il décide qu’il s’en chargera.
Fidelio a tout écouté et s’émeut. Le jeune gardien est en vérité l’épouse de Florestan, Léonore, qui s’est travestie et infiltrée dans la prison pour sauver le malheureux.
Fidelio/Léonore convainc Rocco d’offrir un moment de promenade aux prisonniers. On ouvre les cellules et tous sortent à l’air libre, sauf Florestan. Mais Fidelio a obtenu d’aider Rocco à préparer la sépulture du mystérieux prisonnier et espère pouvoir ainsi l’approcher.
Acte II
Dans son cachot, Florestan se livre au désespoir puis accepte la volonté de Dieu. Il évoque l'image consolatrice de son épouse Léonore avant de sombrer dans l’inconscience.
Rocco et Fidelio viennent préparer la disparition du corps. Comme Florestan s’éveille, ils décident de lui donner une dernière collation, ce qui permet à Fidelio/Léonore d’identifier son époux.
Lorsque Pizarro surgit pour poignarder Florestan, Fidelio s'interpose, menace Pizarro d’une arme et révèle être Léonore. Comme l’arrivée du ministre est annoncée, le gouverneur est rappelé à ses fonction et part l’accueillir. Le couple se retrouve avec bonheur.
Le ministre fait ouvrir les cellules et découvre la forfaiture de Pizarro. Il ordonne la libération de Florestan, en qui il retrouve un ami, et rend publiquement justice à Léonore. Le drame s’achève sur une célébration générale de l'amour conjugal
Direction musicale Raphaël Pichon | Mise en scène Cyril Teste
Avec Siobhan Stagg, Michael Spyres, Mari Eriksmoen, Albert Dohmen, Gabor Bretz, Christian Immler, Linard Vrielink
Chœur et orchestre Pygmalion