Pourvu qu’un homme ait de l’esprit, une figure distinguée et de l’entregent, les femmes ne lui demandent jamais d’où il sort, mais où il veut aller.
Balzac, Physiologie du mariage, 1829
En 1836, la première ligne de chemin de fer civile de France est en cours d’achèvement. Elle reliera l’année suivante, à toute vapeur et en moins d’une demi-heure, Paris au Pecq, une commune située au pied de la magnifique terrasse de Saint-Germain-en-Laye. On le pressent alors, cette adaptation au transport de passagers d’un moyen de locomotion développé pour le charbon va révolutionner le territoire. Bientôt on pourra contempler la mer en Normandie, prendre les eaux dans les Pyrénées, escalader le Mont-Blanc !
Il est donc temps, en 1836, de consacrer un opéra-comique – en forme de chant du cygne – à la figure familière du postillon : c’est en effet lui qui conduit les équipages des voyageurs, depuis plus de deux siècles, sur les routes de France. En ces années 1830, l’Opéra Comique engrange ainsi de bonnes recettes en célébrant métiers et conditions, avec des titres aussi attrayants que Le Marchand forain, Le Porte-faix, Le Luthier de Vienne, Le Brasseur de Preston, Le Perruquier de la Régence... En dépit de l’impossibilité de faire caracoler des chevaux sur le plateau de l’Opéra Comique, alors logé dans un petit théâtre sis place de la Bourse, mettre en scène un postillon est à trois titres un bon calcul.
D’abord ce personnage, que l’on croise à tous les carrefours, aura le méritede séduire le public des départements – un public auquel tient l’Opéra Comique qui fournit aux nombreux théâtres de province la majeure partie de leurs saisons.
Ensuite le prétexte du voyage, avec ses rencontres imprévues, est un merveilleux point de départ pour une comédie, dont la fonction reste de peindre la société dans tous ses états. Parmi les titres à succès du répertoire de l’Opéra Comique figure, depuis 1820, cet opus de Boieldieu, Les Voitures versées, où l’on voit un nobliau angevin laisser en piteux état une route longeant sa propriété afin de pouvoir recueillir les Parisiens accidentés et se tenir ainsi informé des dernières tendances…
Enfin, le costume et les attributs officiels (fouet et cor) du postillon n’ayant pas changé depuis l’Ancien Régime, d’habiles librettistes comme Brunswick et Leuven peuvent placer l’action sous le règne libertin de Louis XV. En 1836, cela ne peut qu’amuser le bon roi Louis-Philippe d’Orléans et cela permet de camper, dans un décor rococo, un postillon-joli coeur. Cette réputation avantageuse, les postillons la doivent à leur élégance, à leur autorité de cavalier et au fard qu’ils portent pour se protéger des intempéries.
S’il est séducteur, notre postillon ne peut s’exprimer qu’avec une voix de ténor – il en va ainsi dans la typologie vocale et théâtrale de l’opéra-comique. Et comme le public qui s’embourgeoise n’aime rien tant que les histoires d’ambition et d’ascension sociale, notre postillon d’Île-de-France, officiant à Lonjumeau (sans g) sur la route d’Orléans, montera à Paris pour devenir... un divo d’opéra. D’opéra et non d’opéra-comique, ce qui permet comme au XVIIIe siècle une parodie du grand genre.
Le postillon Chapelou (nom dérivé de chapelle ou de chapeau…) ne peut devenir un ténor de l’Opéra à l’époque des Lumières – ou plus exactement un « premier sujet de l’Académie Royale de Musique » – que sous la plume d’un compositeur fin connaisseur de l’Ancien Régime. Or Adolphe Adam est, en son temps, à peu près le seul à se passionner pour les prédécesseurs de Gluck : Rameau et ses contemporains. Ce répertoire baroque a disparu avec la Révolution. Adam, lui, retrouve les oeuvres à la Bibliothèque du Conservatoire, les étudie, les apprécie. Il arrange et programme maintes pages de Rameau en concert, en ville et à la cour. Il lui consacre aussi plusieurs essais, convaincu que s’est écrite au siècle précédent une grande page de la musique française, relativement isolée d’une Europe dont Paris, au XIXe siècle, est devenue la capitale culturelle.
Le postillon Chapelou tient donc autant du ténor fétiche de Rameau, Jélyotte, que de son créateur de 1836, Jean-Baptiste Chollet. Au premier il doit son parcours professionnel, au second son tempérament charmeur et hâbleur, hérité des grandes créations de Chollet, le Fra Diavolo d’Auber et le Zampa d’Hérold.
Puisqu’à tout bon opéra-comique il faut de l’amour, auteurs et compositeur ont le bon goût d’opposer à leur postillon de grand chemin une remarquable figure de femme forte, Madeleine, comme on n’en trouve plus beaucoup depuis l’établissement du Code Napoléon. Il faudra peut-être attendre Carmen en 1875 pour revoir sur les planches de l’Opéra Comique une telle meneuse de jeu – et cela coûtera alors sa place à Leuven, devenu entretemps le directeur du théâtre. Cette Madeleine est créée par Zoé Prévost, alors en pleine crise matrimoniale avec Chollet, ce qui contribue probablement à la vérité de leur interprétation.
Comme elle, les autres interprètes issus de la troupe de l’Opéra Comique reçoivent des rôles sur mesure : c’est le cas d’Henry pour le charron Biju, de Ricquier pour le marquis de Corcy, mais aussi du couple Roy pour les rôles de Bourdon et de Rose. Les auteurs précisent, en tête de la partition publiée chez Delahante et dédiée au roi de Prusse, combien les rôles secondaires sont importants pour la réussite de cette comédie en trois actes, émaillée de treize numéros musicaux.
La création du 13 octobre 1836 remporte un succès formidable et essaime vite dans les régions puis en Europe. Dès 1837, Der Postillon von Lonjumeau est joué à Berlin, Vienne, Leipzig, Prague, partout dans le vaste Empire allemand, jusqu’à Riga où un jeune chef d’orchestre nommé Richard Wagner le dirige à plusieurs reprises, le fixant à vie dans sa mémoire… À l’Opéra Comique, l’oeuvre quitte le répertoire en 1894, peu avant avoir atteint les 700 représentations en moins de soixante ans.
En compagnie de Michael Spyres, aujourd’hui l’un des rares artistes capables d’endosser ce rôle-titre aux redoutables contreré, Sébastien Rouland et Michel Fau dépoussièrent et réhabilitent Le Postillon de Lonjumeau, avec l’amour qu’ils portent à ce répertoire élégant et insolent. Une insolence qui les pousse à convoquer Louis XV en scène – une apparition royale qu’interdisait la censure ! Mais en 2019, pourquoi se priver d’un hommage, en forme de clin d’oeil, au monarque qui donna à l’Opéra Comique le statut de troupe royale, et dont le ministre offrit à l’institution le terrain sur lequel s’élève toujours la salle Favart ?