Entre la 1ère et la 5ème édition du Dictionnaire de l’Académie française, de 1694 à 1798, bien des mots ont vu leur sens évoluer, témoignant de la vitalité de notre langue soumise à des usages encore largement oraux. Ainsi, l’adjectif « barbare », issu du grec, a connu une inversion sémantique. Synonyme de « sauvage qui n’a ni lois ni politesse » sous le règne de Louis XIV, il a vu son sens figuré « cruel, inhumain » s’imposer en tête de définition après la Révolution, et après un siècle de réflexion philosophique sur les « sauvages » et « l’état de nature ».
Pour les penseurs des Lumières comme pour les Anciens, la Médée d’Euripide cumule les sens propre et figuré du mot : elle est la barbare par excellence. Venue de la lointaine Colchide (actuelle Géorgie) dans le Péloponnèse, à la fois princesse en exil et magicienne, elle commet l’impensable : un double infanticide maternel.
Les scènes classiques ont exploité le personnage, idéal dans les genres nobles et spectaculaires qu’étaient la pièce à machines et l’opéra. Ce rôle dit « à baguette » (de magicienne), ses connivences avec les puissances infernales, ses passions violentes et ses comparses héroïques ont inspiré, en France, les frères Corneille, les compositeurs Lully, Charpentier, Colasse et Salomon. À la fin de leurs tragédies, qu’elles soient déclamées ou chantées, Médée tue ses enfants en coulisse. La fille de Créon, sa rivale, agonise sur scène, puis son époux Jason se suicide en public, tandis que la magicienne s’enfuit sur une machine de théâtre qui horripile Voltaire : « Un homme sensé a bien de la peine à supporter Médée traversant les airs dans un char traîné par des dragons ! »
À la Comédie-Française, une Médée signée Longepierre, créée en 1694, est jouée tout au long du XVIIIe siècle, d’une à dix fois par an. « Lorsqu’une actrice imposante fait valoir le rôle de Médée, cette pièce a quelque éclat aux représentations », concède Voltaire, qui pense à la grande Mlle Clairon dont circulent des portraits en Médée.
Une Médée plus moderne échoue à la détrôner en 1779. Dans sa préface, son auteur Clément fait un sort au mythe : « Il est difficile de nous attacher à un personnage fictif dont on ne saurait partager les douleurs puisqu’il ne lui faut qu’un coup de baguette pour sortir d’embarras. Ce merveilleux si éloigné de nos idées et de la vraisemblance, ce ridicule attirail de sorcière, qui ne se pardonne qu’à l’Opéra, n’est-il pas absurde sur un théâtre consacré à la peinture du coeur humain ? » Homme des Lumières, Clément redéfinit le potentiel du personnage, « une femme que l’amour seul a conduite dans le crime, malheureuse et à plaindre puisqu’elle est abandonnée, extrême dans sa jalousie comme dans sa tendresse, dans sa vengeance comme dans ses bienfaits, troublée, furieuse et désespérée ».
Désormais, Médée n’est plus réductible à « une méchante femme qui se venge d’un malhonnête homme » (Voltaire). Le sujet peut gagner l’opéra-comique, ce genre bourgeois qui se développe dans le Paris des Lumières, et qui fait souvent de la famille l’alpha et l’oméga de ses intrigues.
Car Médée questionne la famille. La sienne d’abord, dont elle s’est arrachée par la violence, entraînée par son amour pour Jason à trahir son père et tuer son frère. Puis celle qu’elle forme avec Jason, et qu’il menace pour convoler avec une femme plus jeune doublée d’une héritière, la fille du roi Créon. Lors de leur rupture se pose alors, centrale, la question des enfants. Médée veut les emmener ; Jason exige de les garder afin d’assurer leur avenir.
Leur conflit résonne d’une façon nouvelle dans la société révolutionnaire qui voit voter, le 9 octobre 1792, la première loi française sur le divorce. « Article 1er - Dans le cas du divorce par consentement mutuel, ou sur la demande de l’un des époux pour simple cause d’incompatibilité de caractère, les enfants nés du mariage dissous seront confiés, savoir : les filles à la mère, les garçons âgés de moins de sept ans également à la mère ; au-dessus de cet âge au père, et néanmoins le père et la mère pourront faire à ce sujet tel autre arrangement que bon leur semblera. »
Dans l’ordre patriarcal qui se met en place, Médée fait donc figure de mère victime du double arrachement des liens de l’amour et du sang. Ses fameuses « fureurs » gagnent en motivation psychologique et elles devront bientôt plus à la folie qu’à la magie. Médée n’est-elle pas plus désespérée que vengeresse ?
En 1790, au lendemain du succès de son Euphrosine ou le Tyran corrigé à l’Opéra-Comique (avec musique de Méhul), François-Benoît Hoffman (1760-1828) propose à l’institution de la rue Favart une Médée. Les dialogues parlés sont écrits en vers et non en prose afin de rendre justice à la grandeur du sujet. Le compositeur est cette fois Luigi Cherubini, le nouvel Italien cosmopolite à la mode, attaché depuis son arrivée de Londres à une compagnie voisine – et concurrente –, le Théâtre Feydeau né de l’abolition des privilèges. Émules de Gluck, Hoffman et Cherubini ont conçu des personnages aussi touchants que possible, mus par un amour légitime, filial, paternel ou marital, combiné à une aspiration constante à la respectabilité, à distance des excès baroques.
Amateur de scènes de groupe, de grandes formes, d’un orchestre éloquent et nourri, Cherubini aurait sa place à l’Opéra, mais la création y est alors absente. Écrite dans la fièvre révolutionnaire, Médée est rejetée par l’Opéra-Comique comme relevant d’un esprit trop tragique. Sous le Directoire, elle finit par être reçue au Théâtre Feydeau, réputé pour la splendeur de ses mises en scène.
Cherubini y assied sa notoriété avec deux premiers titres avant d’y créer Médée le 13 mars 1797 (« 23 Ventôse an 5 ») avec la charismatique Julie-Angélique Scio, Mlle Rosine en Dircé, Alexis Dessaules en Créon et Mme Verteuil en Néris. Comme le veut tout succès, les auteurs sont appelés sur scène à grand renfort d’applaudissements le soir de la première, et deux parodies en vaudevilles paraissent dès la fin du mois : Bébée et Jargon au Théâtre Montansier et La Sorcière au Vaudeville.
Cependant, la critique regrette que forme et sujet divergent, l’une pas assez tragique, l’autre trop, et déplore l’absence de scènes de magie : « Pourquoi Médée s’abîme-telle sous la terre avec les Furies qui l’environnent ? Il eût été aussi facile de la faire enlever dans l’air sur un char traîné par des dragons. On eût alors conservé la vérité de la fable ». Le char est rétabli, mais pas la scène d’empoisonnement par la robe de Médée : au coeur du drame, l’émotion prime sur les effets visuels. L’oeuvre ne va pas au-delà de 39 représentations et quitte l’affiche en 1799.
Après l’absorption de Feydeau par l’Opéra-Comique, en 1801, elle ne sera pas reprise. Cherubini se réorientera vers la comédie avant de se vouer à la direction du Conservatoire national de musique.
C’est hors de France que Médée, ou plutôt Medea, va s’imposer : en allemand à Berlin en 1800 et à Vienne en 1802, où elle éblouit Beethoven et Weber ; en français à Bruxelles en 1814 ; en danois à Copenhague en 1826. En 1855, à Francfort, elle prend la forme d’un opéra allemand avec des récitatifs signés Franz Lachner : Brahms admire « cette Médée [qui] est ce que nous, musiciens, considérons comme un sommet de musique dramatique. »
Cette version traduite en italien s’imposera en 1909 sous la baguette de Toscanini, à la Scala de Milan où Leonard Bernstein et Maria Callas lui donneront un nouveau souffle en 1953.
L’Opéra de Paris programme cette version opéra chantée en français en 1962, avec Rita Gorr dirigée par Georges Prêtre, puis en 1986 avec Shirley Verrett dirigée par Pinchas Steinberg. Le Châtelet accueille la version opéra italienne en 2005 avec Anna Caterina Antonacci dirigée par Evelino Pidò. Enfin, le Théâtre des Champs Élysées affiche en 2012 la version originale, avec dialogues parlés réécrits par Krzysztof Warlikowski, avec Nadja Michael dirigée par Christophe Rousset.
Laurence Equilbey dirige donc le retour à l’Opéra- Comique de la version originale de Médée et l'entrée à la salle Favart d’une oeuvre qui a initié le romantisme musical européen. Marie-Ève Signeyrole relève le défi de mettre en scène un mythe qui, depuis ce grand drame moderne, n’a cessé d’évoluer avec la condition des femmes et des mères, jusqu’à devenir aujourd’hui à la fois une figure d’apatride et le nom d’un syndrome psychologique. Inhumaine et barbare, Médée s’adresse à notre humanité.
Argument
Ouverture
Privé de son trône par son oncle, l’aventurier Jason se rend en Colchide à bord de l’Argo afin d’y dérober la fabuleuse Toison d’or. Il y parvient grâce au savoir de Médée, fille du roi de Colchos, qui
accepte par amour de trahir les siens et de le suivre jusqu’en Grèce. Après un long périple à travers les mers, ils finissent par trouver un asile à Corinthe, où ils élèvent leurs deux enfants.
Acte I
Jason a répudié Médée pour épouser la princesse Dircé, fille unique du Roi Créon, en échange de la Toison d’or. Alors que la cour de Corinthe célèbre leurs fiançailles, Médée apparaît et demande à
Jason de revenir auprès de lui, rappelant tous les sacrifices auxquels elle a consenti pour lui.
Acte II
Créon trouve Médée auprès de Néris, sa compagne d’infortune, et lui annonce son bannissement. Médée supplie qu’on ne lui arrache pas ses enfants et obtient de Créon le droit de passer une dernière
journée avec eux. Médée implore Jason de la laisser partir avec leurs enfants, mais celui-ci refuse. Elle assiste à la cérémonie du mariage tout en préparant sa vengeance contre Créon et Dircé.
Acte III
Alors que Médée profite avec ses enfants des derniers instants que lui a octroyés Créon, Néris lui apprend la mort de Dircé. Jason et la cour de Corinthe cherchent Médée pour l’appréhender, mais découvrent que celle-ci a commis l’irréparable.