Lorsque l’Opéra Comique affiche Manon en 1884, cela fait quelques décennies que la littérature est devenue une source de renouvellement pour l’art lyrique, offrant aux compositeurs des atmosphères plus poétiques, des situations plus complexes, des personnages plus profonds. Après les adaptations du répertoire dramatique, de Shakespeare à Beaumarchais, paraissent des opéras tirés de romans signés Scott, Mérimée, Hugo...
À l’Opéra Comique, la tendance s’accentue à partir du succès de Mignon en 1866 : Manon est ainsi précédé de Robinson Crusoé, Carmen, Cinq-Mars, Les Contes d’Hoffmann, Lakmé... Massenet va devenir coutumier du fait : à Prévost succèderont Goethe, Daudet, Perrault, Cervantès... Quoique chaque adaptation soulève des critiques tatillonnes, la tendance est générale et rapproche même écrivains et compositeurs. Bientôt Massenet sollicitera Zola et le poussera indirectement dans l’écriture de livrets originaux… Mais revenons à Manon.
C’est pendant son exil en Hollande que l’abbé Prévost a publié le tome VII de ses Mémoires d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde. L’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut est sortie à Amsterdam en 1731 et aussitôt censurée. Mais le ton autobiographique et l’héroïne de seize ans enchantent les lecteurs. L’action se déroule autour de 1717, année des vingt ans de Prévost et des premières condamnations à la déportation en Louisiane. Une plume à la fois tendre et moraliste y dépeint Paris au début de la Régence, basculant dans le libertinage des mœurs et la spéculation financière. Le roman sera réédité vingt fois du vivant de l’auteur et plus de cent fois jusqu’à la création de Massenet, inspirant une douzaine d’éditions illustrées. Au XIXe siècle, il est le modèle des romanciers. Référence d’Alexandre Dumas fils dans La Dame aux camélias, il fera dire à Maupassant : « C’est avec Manon Lescaut qu’est née l’admirable forme du roman moderne ».
Entretemps, Manon est montée en scène, portée par la vogue des tableaux d’époque flattant l’histoire nationale. En 1820 d’abord, un mélodrame signé Gosse est créé à la Gaîté. Puis en 1830, année romantique : l’Opéra la fait danser en mai dans un ballet-pantomime d’Aumer sur une partition d’Halévy ; l’Odéon la programme en juin dans un drame de Carmouche et Courcy ; les Variétés l’affichent en juillet dans un vaudeville de Dupin et Dartois. Après un répit, la fameuse Rose Chéri la ranime au Gymnase en 1851, dans un drame signé Barrière et Fournier. Si bien qu’en 1856, trois ans après la création de La Traviata de Verdi d’après Dumas fils, l’Opéra Comique propose enfin son adaptation, signée Scribe et Auber. Créé par la colorature Marie Cabel, leur opéra-comique est un demi-succès. Joué 63 fois, il n’est redonné qu’exceptionnellement pour le centenaire d’Auber, début 1882.
Cette commémoration de 1882 éclaire Massenet, qui vient de remporter à Bruxelles un énorme succès avec Hérodiade. En plein engouement fin-de siècle pour les fêtes galantes, pourquoi ne pas consacrer un grand ouvrage à cette héroïne, qui a prouvé son potentiel sans trouver sa voix ? Fort d’une commande de l’Opéra Comique signée le 2 février, Massenet aborde Manon avec deux librettistes expérimentés, Henri Meilhac et Philippe Gille.
Leur livret reprend du roman les épisodes que les illustrés ont rendu incontournables. Dans l’ordre : le parloir de Saint-Sulpice, la rencontre à Amiens, les retrouvailles sur la route du Havre – ce qui explique que Manon y meurt, plutôt qu’en Louisiane. Les emprisonnements des amants sont prudemment élidés. L’Opéra Comique est en effet le théâtre chéri d’une bourgeoisie qui commence tout juste à accepter Carmen, créé neuf ans plus tôt. Il faut donc assagir Manon, innocenter Des Grieux, adoucir Lescaut qui, de frère proxénète, devient un cousin désinvolte. Très impliqué, Massenet conçoit le spectaculaire tableau du Cours-la-Reine afin d’y disposer des pastiches de danses baroques et une apothéose de Manon – scène qu’on retrouve au plafond de l’actuelle salle Favart, peint par Benjamin- Constant.
Massenet simplifie le titre : « Manon tout court » souligne l’atemporalité de l’histoire d’amour. Manon incarne cet éternel féminin qu’on aime alors, séduisant et inconséquent, chanté par Musset dans des vers que reprend Meilhac. Des Grieux, lui, est le type même de l’amoureux prêt à toutes les folies – ses amis traitaient ainsi Berlioz de « Des Grieux éternel » …
Comme souvent, Massenet cherche l’interprète idéale. Ce sera Marie Heilbronn, qui a participé à son premier opéra-comique, La Grand-Tante, et qui chante La Traviata en français et en italien. Ses partenaires sont deux piliers de la troupe, le ténor Talazac et le baryton Taskin, créateurs des récents Contes d’Hoffmann. L’œuvre entre en répétitions le 7 septembre 1883. Comme Massenet a pris soin de publier sa partition, aucune coupure n’est possible. « Elle est donc en bronze ? » maugrée Léon Carvalho, le directeur du théâtre, qui assure la mise en scène.
À la première du 19 janvier 1884, dirigée par l’excellent Jules Danbé, le succès se dessine. Massenet a pourtant infléchi la forme de l’opéra-comique en remplaçant les traditionnels dialogues, facultatifs depuis deux ans seulement, par du mélodrame, lequel consiste à parler sur un accompagnement orchestral. Cette formule, que Mozart exploitait dans Zaide, lui permet de donner une couleur XVIIIe à sa pièce tout en lui conférant une souplesse et une continuité nouvelles. Surpris par la richesse musicale de l’œuvre comme par sa tonalité dramatique, les critiques reprocheront à Massenet son « wagnérisme » : Wagner est mort un an plus tôt et son fantôme rôde...
L’oeuvre est jouée 88 fois et paraît à Bruxelles et Amsterdam en 1884, puis de Londres à Prague et de Saint- Pétersbourg à New York en 1885. Tandis que sortent des versions anglaise, russe, italienne, Massenet ne cesse de la retoucher. Mais en 1886, tout s’arrête avec le décès prématuré de Heilbronn.
Massenet attend une rencontre. Ce sera Sybil Sanderson, première Esclarmonde, pour qui il adapte Manon. Elle la recrée en Hollande, puis à l’Opéra Comique le 12 octobre 1891 – place du Châtelet, la salle Favart ayant brûlé entretemps. Traduction et diffusion reprennent de plus belle, en commençant par Buenos Aires. À Vienne, le succès de Manon entraîne la création de Werther l’année suivante. À Milan, les représentations de 1893 incitent le jeune Puccini à écrire sa propre Manon Lescaut.
À l’Opéra Comique, Massenet lui donne une suite en 1894, Le Portrait de Manon. Le 16 décembre 1898, dans la salle Favart reconstruite (et ornée d’une statue de Manon dans le hall d’accueil), la 285e inaugure la mise en scène du nouveau directeur, Albert Carré : Georgette Bréjean-Gravière et Alphonse Maréchal sont dirigés par André Messager. En 1905, la 500e affiche Marguerite Carré et Edmond Clément. À la mort de Massenet en 1912, on avoisine la 900e… En 1950, Louis Musy propose une troisième production avec Géori Boué et Libero de Luca, dirigés par André Cluytens. L’oeuvre quitte le répertoire en 1959, après 2133 représentations (elle paraît au Palais Garnier en 1974 sous la baguette de Serge Baudo, avec Ileana Cotrubas et Alain Vanzo). Mais son centenaire est célébré à l’Opéra Comique, dans des décors inspirés de 1884. La dernière production de Manon, signée Christiane Issartel, date de 1990. Avec un total de 2157 représentations, Manon est le deuxième ouvrage le plus joué à l’Opéra Comique après Carmen.
L’Opéra Comique est donc heureux de restaurer en 2019 ce grand titre dans la salle pour laquelle Massenet l’a pensé, écrit et orchestré, en coproduction avec le Grand Théâtre de Genève où le spectacle a vu le jour le 12 septembre 2016, et avec en 2019 la participation de l’Opéra de Bordeaux.