Raúl Angulo Díaz, vous avez réalisé la première édition critique de Coronis. Comment les zarzuelas baroques sont-elles appréhendées en Espagne aujourd’hui ?
Raúl Angulo Díaz : Le public espagnol, passionnés de musique baroque compris, ne connaît qu’en partie les œuvres des compositeurs qui ont travaillé dans la péninsule ibérique aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il reste encore beaucoup de partitions à éditer, et celles qui le sont déjà sont rarement jouées. Les raisons de cette situation sont complexes et méritent d’être débattues. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les institutions culturelles n’ont pas de politique forte sur le long terme pour appuyer ce répertoire. Les musiciens n’ont pas l’aide suffisante pour monter ces œuvres qui exigent un orchestre, un chœur et sept à onze solistes. Les artistes qui osent les interpréter manquent donc de références, en termes de chant et de scénographie notamment.
Dans quel contexte Coronis fut-elle interprétée ?
Raúl Angulo Díaz : La zarzuela Coronis était un spectacle de cour, destiné à la famille royale et à la haute noblesse. Malheureusement, aucun document administratif ni témoignage de l’époque n’est parvenu jusqu’à nous. C’est pourquoi nos affirmations ne peuvent être qu’hypothétiques, basées sur ce que nous savons de spectacles similaires. Les fables mythologiques offraient des sujets idéaux pour représenter la majesté de la monarchie. D’une part, elles introduisaient le merveilleux en scène, permettant de concevoir une scénographie spectaculaire et de composer une musique sophistiquée. D’autre part, les dieux de l’Olympe étaient considérés comme des reflets des nobles et des rois, et l’argument transmettait un message moral ou politique à l’auditoire courtisan. Durant les premières années du règne de Philippe V, on célébrait avec des représentations les anniversaires et saints patrons de la famille royale.
Une des fonctions du théâtre de cour était la propagande, à travers l’ostentation des fêtes palatines spectaculaires. Le théâtre à l’italienne permettait d’y parvenir. Entre 1638 et 1640, on a construit le Coliseo du Buen Retiro, un théâtre avec des coulisses, une frise et un rideau. Cependant, ce n’était pas la seule scène sur laquelle on montait des fables mythologiques. Alors qu’on représentait au Coliseo les grandes comédies en trois actes, qui exigeaient la participation de dizaines d’acteurs, d’autres genres plus modestes, comme la zarzuela, étaient représentés dans des théâtres installés dans les appartements du roi ou de la reine, des jardins, ou des dépendances : ainsi du Salon doré de l’Alcázar ou du Saloncete du Buen Retiro. Ces espaces ne disposant pas d’une scène fixe, on y installait une scène démontable. Le Salon doré est peut-être la dépendance où fut jouée Coronis.
La particularité de l’opéra baroque espagnol, c’est qu’il est interprété par des femmes. Comment cela fonctionnait-il ?
Raúl Angulo Díaz : On ne faisait pas appel aux chanteurs professionnels de la Chapelle royale pour l’interprétation des fables mythologiques, peut-être parce que la majorité d’entre eux étaient des ecclésiastiques, mais on mobilisait plutôt les membres des compagnies madrilènes. Les actrices interprétaient la majorité des rôles chantés, qu’ils soient masculins ou féminins. L’Espagne et l’Italie avaient en effet une appétence commune pour les voix aiguës, à la différence qu’on n’employait pas de castrat en Espagne. On cherchait à obtenir un effet éthéré, exquis, irréel, en dépit de la vraisemblance. Les registres graves de ténor et de basse étaient considérés comme grossiers. Les voix graves étaient donc réservées à des personnages qui avaient perdu la grâce de la jeunesse, et que les sentiments amoureux n’affectaient plus – les barbas –, comme Protée dans Coronis.
Parmi les tessitures féminines, celle de tiple se situe dans un registre assez grave par rapport aux sopranos actuelles. On remarque aussi que Durón confie un traitement vocal spécifique aux personnages, suggérant des spécialisations : l’interprète d’Apollon est confrontée à des passages mélismatiques difficiles ; celle qui chante Triton se situe souvent dans un registre plus grave ; Neptune a une partie syllabique et incisive ; les graciosos Ménandre et Sirène chantent une musique simple et de grande vivacité rythmique, qui suggère des gestes et mouvements exagérés dans le but d’augmenter le comique de leurs interventions.
Y a-t-il une influence de la vocalité italienne ?
Raúl Angulo Díaz : Les actrices apprenaient l’art du chant dans le cadre familial et au sein de leur compagnie. Elles étaient souvent filles d’acteurs ou de musiciens de théâtre, la plupart du temps mariées à des musiciens. Leur formation différait de celle des chanteurs professionnels, qui se produisaient dans les chapelles. Elles n’apprenaient pas le plain-chant, ni la solmisation (ancêtre du solfège). Certaines jouaient toutefois d’un instrument.
Leur technique n’était pas celle des chanteurs italiens de l’époque, comme en témoigne la princesse des Ursins, Marie-Anne de La Trémoille, qui assista à de nombreuses célébrations à Madrid au début du règne de Philippe V, et qui tenait la musique d’Alessandro Scarlatti pour un modèle de bon goût. La princesse n’aimait pas le chant des actrices espagnoles : selon elle, bien qu’elles aient de belles voix, elles n’étaient pas formées dans une véritable école de chant. Ces femmes jouaient habituellement dans des pièces déclamées : on peut supposer qu’elles transmettaient le sens du texte non par des effets mélodiques, mais surtout par des inflexions de voix, des élargissements, accélérations, ruptures, et autres procédés qui ont plus à voir avec l’art de l’acteur. Cette façon de chanter se reflète dans la musique écrite pour elles. Alors que les compositeurs italiens recouraient à la dissonance et à la virtuosité vocale pour exprimer les affects, les compositeurs hispaniques préféraient travailler avec le rythme prosodique du texte, en allongeant ou contractant les syllabes, en déplaçant les accents quand ils souhaitaient souligner un mot. Ils attendaient des chanteuses qu’elles reprennent l’art de réciter dans la musique.
Cependant, dans la dernière décennie du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, on observe plus de virtuosité dans la musique destinée aux actrices. Dans Coronis, on trouve des passages mélismatiques difficiles, dans le rôle d’Apollon par exemple, auxquels seules des chanteuses réellement virtuoses pouvaient se confronter. Au même moment, les compositeurs espagnols découvraient les partitions italiennes contemporaines, et certains travaillaient même avec des virtuosi italiens. Durón a ainsi écrit des œuvres pour le célèbre castrat Matteo Sassano, dit Matteuccio, qui fut chanteur de la Chambre de Charles II à partir de 1698.
Docteur en philosophie, Raúl Angulo Díaz est le président de l’association Ars Hispana, qui met au jour et diffuse le patrimoine musical espagnol au travers de conférences, publications, enregistrements et concerts. Il a édité plus d’une centaine de partitions de compositeurs espagnols, notamment Carlos Patiño, José de Torres et Sebastián Durón. Il est l’auteur des monographies Historia de la cátedra de Estética en la universidad española (2016), La música escénica de Sebastián Durón (2016) et Coronis. Una zarzuela en tiempos de guerra (2018).