Comment avez-vous rejoint ce projet autour de la Médée de Benda ?
J’avais travaillé sur Le Domino noir avec Louis Langrée, une première collaboration que nous avions tous deux appréciée, et que j’étais prête à renouveler. Il m’a donc recontactée pour me proposer de transmettre aux académiciens ma façon de m’emparer d’un texte parlé, à partir de mon expérience de comédienne. En travaillant avec des chanteurs, je me suis aperçue qu’il y a une appréhension de la voix parlée, qui doit être portée, de la même manière que chez les acteurs, il y a parfois une appréhension de la voix chantée, difficile à placer. Les chanteurs pensent immédiatement à la technique, alors qu’il s’agit d’abord d’un travail d’interprétation, de jeu, d’analyse des situations qu’ils n’ont pas l’habitude de faire, surtout lorsqu’il y a assez peu de musique sur le texte, comme dans Médée.
Heureux concours de circonstance, je travaille cette forme qu’est le mélodrame depuis dix ans. Louis Langrée m’a parlé de Benda, que je ne connaissais pas. Le texte s’inspire de la Médée de Sénèque, qui est assez brutale, assez directe. Dans le livret en langue allemande, il y a ce côté un peu âpre, plus difficile à trouver en français, mais dont la traduction de Laurent Muhleisen vise à rendre compte.
Le planning était très court ; j’ai relevé le défi ! J’ai accepté d’interpréter le rôle de Médée et de diriger les académiciens. Je leur ai proposé des improvisations pour qu’ils se familiarisent avec ce travail du texte parlé, en essayant de faire en sorte que ce soit pédagogiquement intéressant pour eux, de leur donner des outils dont ils pourront se servir par la suite.
Qu’est-ce qui vous passionne dans le genre du mélodrame ?
Mon rapport à la musique est assez viscéral. J’ai une double formation de comédienne et de chanteuse, et j’ai toujours souhaité et fait en sorte d’être dans des spectacles qui lient la musique et le texte. À quinze ans, je m’imaginais chanteuse lyrique, mais ce qui m’intéressait ce n’était pas la mélodie, c’était l’opéra, le fait de jouer en chantant. Dans le mélodrame, le travail est proche de la mélodie, mais ce n’est pas chanté, donc il y a pour moi une nécessité d’interprétation. C’est un ami pianiste, Thierry Ravassard, qui m’a proposé de travailler sur cette forme, et à force de m’y confronter, j’ai vu à quel point elle pouvait être riche et répondait à cette envie permanente que j’avais de lier la musique et le texte, sans rester dans quelque chose de purement formel. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment le jeu peut aussi porter la musique avec la voix parlée.
En tant qu’interprète, on peut justement se servir de la musique, chercher comment elle peut nous nourrir mais aussi comment l’utiliser pour parfois aller contre, quand elle n’est pas forcément dans le tempo qu’on aurait imaginé pour le texte, ou qu’elle n’en souligne pas la violence. Je demande par exemple à Vincent Guérin de se servir de tout ce qui, en apparence, pourrait le gêner, en travaillant à partir du bruit environnant ou en ayant un débit assez lent dans une scène musicalement assez rapide, pour rendre compte de l’état de traumatisme de Jason, contraire à l’urgence induite par la musique.
À quoi pensez-vous pour incarner le personnage de Médée dans toute son ambivalence ?
C’est un personnage que je connais bien, pour l’avoir déjà travaillé il y a quelques années, dans le cadre des rencontres de la Cartoucherie proposées par Philippe Adrien, et qui avaient lieu au théâtre de la Tempête. Un metteur en scène avait écrit un texte pour moi, une petite forme à partir d’un fait divers vu dans la presse, l’histoire d’une femme inculpée pour un triple infanticide. On la questionnait sur ce geste, et ce qu’elle disait m’avait frappée : elle se voyait faire comme à la télévision, c’est-à-dire qu’elle n’avait pas l’impression que c’était elle qui agissait, qui commettait cette horreur. Il y avait une distanciation, un dédoublement que le cerveau crée dans des cas d’extrêmes violences, pour survivre à l’impensable.
Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est cette vision psychiatrique. On peut penser au syndrome de Médée, quand un parent, dans une rupture ou un divorce, donne une image totalement négative de l’autre parent et lui ôte la possibilité de voir ses enfants, ou aux dénis de grossesse, à ces femmes qui tuent leurs enfants en accouchant, pour diverses raisons. De la même manière, il y a cette dissociation. Médée est un personnage de femme rejetée, exilée, considérée comme une barbare – qu’est-ce que ça veut dire de nos jours ? Elle dérange, est vue comme une marginale, une meurtrière qui, pour arriver à Corinthe et aider Jason, a dû commettre des forfaits.
Je suis plus âgée que l’interprète qui va jouer Jason, mais ce couple est imaginable : tout d’un coup, il quitte cette Médée plus âgée pour convoler en nouvelles noces avec une femme plus jeune. C’est cet axe de la douleur qui m’intéresse ; comment l’extrême douleur peut provoquer une perte de repère, se mettre à posséder un être jusqu’à le pousser à commettre l’innommable.
Comment dirigez-vous les chanteuses de l’Académie ?
Pour les rôles des enfants, je ne cherche pas à les rajeunir. J’ai parfaitement l’âge d’être leur mère, et je voulais donc axer le travail sur un rapport beaucoup plus mature. Les enfants, quand elles revoient Médée, prennent fait et cause pour leur pauvre mère qui a été abandonnée et qu’elles ne veulent plus quitter, ce qui peut arriver à tout âge.
Souvent, et c’est normal quand on débute, on a tendance à se faire une image d’un personnage comme s’il existait de toute éternité, qu’il n’avait qu’une seule forme, plutôt que d’essayer de voir quelles sont les intentions, quelle est la situation, l’adresse, et par conséquent partir de soi. C’est ce que j’essaie de leur faire sentir, en travaillant sur quelque chose de beaucoup plus proche d’elles-mêmes. Je voudrais que Flore Royer, qui joue la préceptrice, puisse avoir une autorité par sa fonction plus que par son âge, et que Fanny Soyer et Michèle Bréant ne cherchent pas à jouer les petites filles, pour créer entre elles trois une relation de complicité, un lien de confiance propice aux confidences.
Je cherche à les faire travailler sur quelque chose de réel, de concret, qui leur parle tout de suite et leur soit familier, pour qu’elles n’aient pas à chercher des images trop éloignées d’elles et qu’elles comprennent que c’est un travail qui ne leur est pas si étranger.