L'inondation de Joël Pommerat et Francesco Filidei
CHRONIQUE D'UNE CRÉATION 2019
Depuis l’automne 2016, dans les locaux temporaires de la rue du Sentier puis dans la salle Favart restaurée, l’auteur-metteur en scène Joël Pommerat et le compositeur Francesco Filidei collaborent à une création lyrique qui verra le jour en 2019. Joël Pommerat ne procède pas à l’adaptation d’un de ses spectacles à la scène lyrique, comme il l’a par exemple fait pour Au monde, donné en 2015 à l’Opéra Comique avec une musique de Philippe Boesmans.
À l’invitation de l’Opéra Comique, il a accepté de se confronter pour la première fois à l’écriture d’un livret original. Le défi est particulier pour cet « écrivain de plateau » : ses collaborateurs ne sont plus les acteurs de sa compagnie Louis Brouillard mais des chanteurs, aux habitudes de travail très différentes. Il lui faut aussi et surtout partager avec un compositeur le discours et le temps du spectacle. Francesco Filidei aborde son deuxième opéra après Giordano Bruno, très remarqué lors de sa création le 12 septembre 2015 à la Casa da Música à Porto, représenté ensuite à Strasbourg, Reggio Emilia, Milan, Gennevilliers et Caen. Joël Pommerat a proposé à Francesco Filidei d’adapter L’Inondation,
une nouvelle d’Evgueni Zamiatine publiée en Union soviétique en 1929. Cette histoire dramatique, celle du dérèglement du monde qu’une femme s’est construite pour survivre, est aussi l’histoire de personnages qui parlent peu, ou ne savent pas communiquer, autour d’une héroïne murée dans le silence. Du récit, Joël Pommerat a retenu les trois personnages principaux – la femme, son mari, une jeune fille – ainsi qu’un couple de voisins et il ajoute un narrateur proche du choeur tragique. En novembre 2016, l’écrivain a commencé par élaborer un synopsis puis il a écrit des bribes de dialogue, avec des didascalies, pour les trois premières scènes. En février 2017, auteur metteur en scène et compositeur ont décidé d’entamer leur travail commun lors d’un premier atelier avec des chanteurs spécialement engagés pour cette étape préparatoire. Comme pour un sculpteur ou un peintre, la présence des chanteurs permet d’écrire
une première esquisse.
Ce premier atelier a permis d’identifier des qualités de voix, de déterminer comment débutera l’opéra, d’appréhender un rythme scénique, de définir le rôle que jouera l’orchestre à l’égard de l’action et du décor. Peu à peu, les deux auteurs ont élaboré une méthodologie, même si rien n’est systématisé : en général, une séance commence par des lectures à la table du premier jet de texte écrit par Joël Pommerat. S’ensuivent des discussions sur les inflexions vocales et la temporalité de la scène, puis des essais accompagnés par la violoncelliste Séverine Ballon et parfois par Francesco Filidei lui-même au piano. Le violoncelle permet d’explorer une palette variée, proche du monde sonore d’un orchestre. Compositeur et auteur-metteur en scène reviennent ensuite sur leurs écritures respectives, resserrent, allègent, fluidifient et précisent ici et là. Dans le même temps, tous deux s’accordent sur le dialogue, les formes musicales, les actions scéniques, leurs dynamiques, les contrastes et transitions. Les versions se succèdent séance après séance, dûment corrigées et numérotées par la dramaturge de la Compagnie Louis Brouillard, Marion Boudier, également en charge de recherches visuelles pour cette première étape exploratoire de création. Chaque nouvel atelier permet de faire le tri dans ce qui a maturé, tout en intégrant de nouvelles scènes au processus. Les deux auteurs élaborent ainsi en même temps le portrait des protagonistes. Il se dessine, à la fois physique et musical (quelle musique caractérisera chacun ? quelle tessiture vocale convient à chacun ?).
Ces portraits sont déterminants pour établir la distribution du spectacle. Il s’agit d’une façon nouvelle de procéder : la majeure partie du corpus lyrique a été composée pour des artistes de troupe connus des compositeurs et marqués par un répertoire de rôles. Dans la création contemporaine, les artistes sont souvent engagés tôt et la musique est alors écrite non seulement sur le texte, mais aussi pour leurs voix et leurs personnalités.
Dans L’Inondation, l’image des personnages que Joël Pommerat a en tête se précise à travers les mots et les notes. Ce processus original de travail rejoint ce qu’a si bien analysé Debussy lorsqu’il a expliqué son choix de Maeterlinck pour Pelléas et Mélisande : la répartition du sens entre les paroles et la musique, afin que chacune des composantes de l’opéra endosse, dans la complémentarité et l’économie, une partie du discours, de l’action, de l’évocation du monde extérieur et des mondes intérieurs. La pièce ne pourra être appréciée sans la musique, la partition ne prendra sens qu’avec les mots. Pour l’heure, l’oeuvre prend vie, dicte ses besoins.