L'orchestre de Rameau vu du pupitre des bassons

Entretien avec Evolène Kiener, bassoniste, membre de Pygmalion

Publié le 11 novembre 2020
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Bien que pilier de la polyphonie, le basson est peut-être l’instrument le plus mystérieux de l’orchestre…

Cet instrument à vent et à anche double, qui appartient à la famille des bois, est chargé dans l’orchestre « des sons bas » – de même que le hautbois produit « les sons hauts ». Dans Pierre et le loup, le basson joue la voix du grand-père : les professeurs de basson et leurs élèves doivent d’ailleurs beaucoup à Prokofiev !

Le pupitre des bassons joue souvent en doublure des parties de violoncelles ou de contrebasses. Dans l’orchestre baroque, ce pupitre, généralement constitué de deux interprètes, appartient au « petit chœur » : il s’agit de la partie de l’orchestre qui assure la basse continue, c’est-à-dire le soutien constant du chant et de toute l’harmonie.


Qu’est-ce que le basson baroque présente de spécifique ?

Héritier de la doulciane ou douçaine – instrument de la Renaissance –, le basson baroque comporte un nombre réduit de clés : cinq à l’époque de Rameau. Aujourd’hui, le basson de système allemand ou Heckel, généralement appelé Fagott, comporte dix-neuf clés !

La multiplication de ces clés au XIXe siècle a permis de stabiliser et d’homogénéiser le son de l’instrument, à une époque où les orchestres croissaient en importance, et alors que l’écriture musicale se faisait de plus en plus précise depuis la fin du XVIIIe siècle.

Pour revenir au basson baroque, on peut bien imaginer qu’avec si peu de clés, la production de la note résulte autant du doigté que du positionnement de la bouche, de la place de l’anche dans l’embouchure, de la maîtrise de sa colonne d’air par l’interprète. Il faut « penser la note », la viser avant de la jouer. Et avoir pris le temps, au préalable, d’apprivoiser longuement son instrument. Car le basson baroque n’est, par définition, pas stable : un doigté permet de jouer des tons et des demi-tons qui couvrent environ l’étendue d’une tierce.

Ni stable, ni homogène, chaque instrument a sa couleur spécifique. C’est ce travail créatif sur la qualité du son qui m’a, pour ma part, orientée vers le basson d’époque – associé au rôle de premier plan du basson dans la basse continue, et au bonheur de jouer fréquemment Rameau ou Bach... Ce choix m’a amenée à m’équiper de plusieurs instruments – doulcianes et bassons d’époques différentes – afin de pouvoir m’adapter à chaque partition, à chaque projet.


Présentez-nous le basson sur lequel vous jouez Hippolyte et Aricie.

Avec plaisir. D’autant qu’à la différence du basson moderne, le basson de facture ancienne est évidemment une pièce unique, qui n’est pas produite sur une chaîne de fabrication mais par un artisan. Chaque instrumentiste établit avec son facteur une complicité privilégiée, nécessaire. C’est le maître d’art Olivier Cottet, bien connu des musiciens baroques, qui a fabriqué dans du bois d’érable l’instrument sur lequel je joue Hippolyte et Aricie.

Le bassoniste doit lui-même assurer l’entretien de son instrument, ainsi qu’une partie importante de réglages, de bricolages. Tout comme nous nous chargeons de façonner et d’assembler les anches à partir de lamelles de roseau. Cet aspect artisanal du métier peut occuper jusqu’à 40 % de notre temps de travail, et renforce la relation presque organique qu’il faut nouer avec l’instrument baroque.

Chaque projet artistique donnant lieu à de nouvelles expérimentations, on sollicite le facteur de l’instrument avant toute production importante – une fois arrêté le diapason dans lequel se joueront les représentations. Pour Hippolyte et Aricie, que nous interprétons avec le diapason d’époque, à 400Hz, Olivier Cottet a ainsi refait la petite branche de l’instrument sur lequel je joue.


L’art de Rameau marque-t-il une étape dans le répertoire du basson ?

Oh oui ! D’abord parce que chez Rameau, le pupitre compte en général quatre et non deux musiciens – il en va de même pour les flûtes et les hautbois. C’est l’occasion de développer un beau travail d’équipe, d’autant que nous avons le plus souvent deux parties – deux voix différentes – à interpréter. Cette division du pupitre, très stimulante pour nous, enrichit la polyphonie. Et lorsque nous jouons tous les quatre la même partie, on nous entend très bien.

Ceci d’autant que l’autre caractéristique de l’écriture ramiste, à l’échelle de tout l’orchestre cette fois, c’est de pousser très loin chaque pupitre dans l’expressivité et la virtuosité, en tirant parti des couleurs instrumentales pour faire de l‘orchestre un acteur majeur du drame. Autrement dit, aucun musicien ne s’ennuie, il n’y a jamais de remplissage, on est toujours stimulé par un défi. Instruments et pupitres sont tour à tour traités comme des solistes.

Les bassons quittent régulièrement la basse continue pour entrer en dialogue avec les solistes du chant et avec tout l’orchestre. L’instrument ​peut avoir une couleur sombre du fait de son diapason grave à 400Hz, mais Rameau le pousse dans son registre le plus aigu, lui permettant de passer par-dessus tout l'orchestre.

Dans Hippolyte et Aricie, les passages les plus remarquables pour les bassons sont la célèbre ritournelle fuguée, qui finit l’acte I dans notre version, le duo entre Tisiphone et Thésée (« Contente-toi d'une victime ») au début de l’acte II, où les bassons commentent dans le suraigu les deux voix de basses, le prélude pour le frémissement des flots à l’acte III, extrêmement virtuose, ou encore la scène de la chasse…

Hippolyte et Aricie en dit long sur l’excellence des « symphonistes » qui jouaient à l’Opéra en 1733 : Rameau leur a lancé un véritable défi de virtuosité et d’endurance. Et il n’a visiblement pas été déçu, car ses ouvrages ultérieurs sont tout aussi inventifs et difficiles. Pour les musiciens d’aujourd’hui, l’interprétation d’un opéra de Rameau s’apparente toujours à un marathon !


Pour finir, comment se déroulent répétitions et représentations à l’Opéra Comique, à huis clos en raison de la pandémie, mais dans la perspective de la captation pour Arte Concert le 14 novembre ?

C’est d’abord un immense plaisir de retrouver la salle Favart, un lieu magique que j’adore et où on se sent tout de suite bien : familial, convivial, avec une acoustique incomparable.

Puisque le public n’est pas dans la salle, mais convié à une retransmission du spectacle en direct, puis en rediffusion, nous avons pu monter la fosse au niveau du parterre et nous installer en partie sur les premiers rangs du parterre – ceci pour appliquer les mesures de distanciation. Du coup, nous jouons en contact visuel avec les interprètes au plateau. En outre, alors que notre pupitre est d’habitude positionné face au chef, Raphaël Pichon nous a ici installés sur la même ligne que lui, à sa droite, orientés vers la scène. Nous sommes « aux premières loges », comme l’étaient les musiciens de l’Opéra jusqu’à la fin du XIXe siècle – ce que montrent les tableaux de Degas. Cette disposition est très confortable : elle nous permet un travail chambriste avec les chanteurs.

Même si rien ne remplace la chaleur, la qualité d’écoute et l’émotion que procure la présence du public…

Propos recueillis par Agnès Terrier
 

Partition d'Hippolyte et Aricie, première édition utilisée pour les représentations à l'Opéra, avec annotation de la main de Rameau à l'intention des bassonistes.

Evolène Kiener

Biographie

Passionnée par l’interprétation musicale sur instruments d’époque et le répertoire ancien, Evolène Kiener obtient un master de flûte à bec et de basson ancien respectivement au CNSM de Lyon et de Paris, complété par un diplôme d’orchestre sur instruments classiques et romantiques à l’Abbaye aux Dames de Saintes.

Elle se produit à travers le monde principalement avec l’Ensemble Pygmalion dirigé par Raphaël Pichon, mais aussi avec Les Arts Florissants dirigé par William Christie. Au-delà de sa vie de musicienne d'orchestre, elle participe également à des projets de musique de chambre, notamment avec Jean Rondeau, Skip Sempé, Le Consort et Résonance.

Passionnée par l’enseignement et soucieuse de partager son expérience d’artiste musicienne, elle est également professeure de basson ancien et de flûte à bec au sein du département de musique ancienne du CRR de Saint Maur des Fossés.

Hippolyte et Aricie

Jean-Philippe Rameau

11 au 22 novembre 2020

Avec cette tragédie lyrique d’une intensité extraordinaire, Rameau produisait son premier opéra… et changeait le cours de la musique française. Jeanne Candel et Raphaël Pichon s’allient pour la première fois, autour de cette œuvre révolutionnaire.

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