Aujourd'hui, Kein Licht se crée.
C'est à Duisbourg, dans la Ruhr allemande, que le Thinkspiel de Philippe Manoury et Nicolas Stemann fait sa première. Le drame s'ouvre ce soir sur les incantations piquantes et enchanteresses du trompettiste Philippe Ranallo. Puis la voix du chien, la lente ascension d'une citerne d'eau fluorescente et le lamento de Christina Daletska.
Il y a deux jours, la répétition générale a fixé les derniers détails. La production et toutes les équipes techniques de la Salle Favart présentes depuis plusieurs semaines sur place voient éclore un travail intense mené depuis plusieurs semaines sous la houlette de l’Opéra Comique.
Dans la Gebläsehalle, c’est au milieu d’outils et de machines d’époque que s’entreposent certains bureaux de la production, les portants, les décors et les ordinateurs. D’énormes armoires rouillées couvertes de compteurs et de boutons s’adossent à celles qui contiennent les costumes que porteront bientôt les artistes. Si le fruit de la rencontre originale entre musique et théâtre se veut étonnant, atypique, organique, le lieu qui l'accueille l'est tout autant. Au milieu du vaste Landschaftspark, parc paysager du Nord de la ville, dans un bâtiment rempli de vieux ventilateurs et autres machines rouillées aux dimensions impressionnantes et aux fonctions inconnues, Kein Licht trouve un lieu de résidence stimulant, déroutant, méditatif et grisant. Entre modernité artistique et tradition technologique. Les murs de la salle, gris et immenses, portent la trace du travail de ceux qui produisaient là du métal et l’usure du temps. Bien que la charpente semble neuve autant que la scène et les gradins sont optimisés pour le spectacle, l’originalité du lieu se rappelle sans cesse à nous.
Pour qui s'égare au milieu de ces colossales installations métalliques, l’endroit est spectaculaire, grandiose, impressionnant. Un assemblage dantesque de tuyauterie court le long d'un dédale d'échelles, de passerelles, de tours. La rouille, le fer, et les perspectives nettes dominent l'ensemble, et dégagent une beauté singulière, apaisante, qui incite presque à l’humilité. Partout autour de la Gebläsehalle, de monumentales structures métalliques flanquées de milliers de tuyaux du plus fin au plus immense parsèment le parc comme autant d’arbres géants ; des entrepôts gigantesques ; des cuves d’un diamètre énorme. Le Landschaftspark accueillait, du XXème siècle au début des années 1980, date à laquelle les dernières usines ont fermé, un immense complexe industriel de sidérurgie dont le caractère pharaonique n’a d’égal que l’ambition démesurée de production de cette époque.
Aujourd’hui, la plupart des structures ont été entretenues et réhabilitées. La ville de Duisbourg a décidé de conserver l'usine comme un élément de son patrimoine industriel, et l'aménage à partir des années 1990 en parc d'exposition ouvert aux visiteurs, où de nombreuses activités de loisirs et de production artistique sont organisées. Un ancien entrepôt de minerai est aujourd’hui un parc d’escalade ; un ancien gazomètre, le plus grand centre de plongée artificiel d’Europe.
Depuis une quinzaine d'années s'y tient la Ruhrtriennale où Kein Licht est cette l'année à l'affiche. Le festival, combinant opéras lyriques et musiques électroniques, en est d’ailleurs un des coproducteurs. Suite à la commande du spectacle passée par le Théâtre National de l’Opéra Comique, de nombreux contributeurs se sont joints à la coproduction, notamment les Théâtres de la Ville de Luxembourg, le Théâtre National Croate de Zagreb, le Festival Musica de Strasbourg et l’Opéra National du Rhin, le Münchner Kammerspiele, l’Ircam–Centre Pompidou ou encore l’ensemble United Instruments of Lucilin. Récompensé par le prix Fedora en 2016, Kein Licht est aussi la première production d’opéra-comique contemporaine partiellement financée par la générosité de 105 donateurs privés individuels grâce au crowdfunding, un mode de financement à l’image de l’œuvre et de son sujet : actuel et atypique. Depuis son financement jusqu’à sa création, on retrouve ainsi dans le projet Kein Licht ce même désir de nouveauté et de subversion.
C’est donc à Duisbourg, berceau de la civilisation du charbon et du métal, que l’oeuvre lyrique et électrique est créée. Quoi de plus cohérent en effet que de chanter la technologie et de parler de ses dérives dans un lieu qui l’a lui-même connue ? Le continuum est édifiant et la problématique universelle, symbiose dont on imagine qu’elle ne peut que mieux rendre compte du sujet de l’œuvre et de son énergie. Création mobile et malléable, Kein Licht porte à merveille sa vocation d'adaptabilité aux fluctuations contextuelles. On se croirait pris dans un réseau social d'un nouveau genre, surfant sur un internet aux fenêtres et suggestions infinies, saisi par les kilomètres de gazoducs en ferraille qui se perdent dans la forêt.
Mais chut… la contra-alto s'avance légèrement sur le devant de la scène et lance les premiers mots du texte d'Elfriede Jelinek « Das Land bebt, aber nicht vor Angst » (La terre tremble, mais sans avoir peur). Kein Licht sera à l’Opéra Comique les 18, 19, 21 et 22 octobre. Public parisien, la balle est dans votre camp.
Léo MIGOTTI & Gustave CARPENE
Chronique des Conteurs Geiger pour Kein Licht