Marie-Thérèse Laruette (1744-1837), créatrice du rôle de Zémire
« À celle qui sût à la fois,
Nous charmer d’un double délire,
Enchanter nos sens par sa voix,
Et nous attendrir pour Zémire ;
Honneur aux talents précieux
Qui sont réunis en ces lieux. »
(« Vaudeville de la Rosière » en l’honneur de Marie-Thérèse Laruette, Mémoires secrets, mars 1781)
Les parents de Marie-Thérèse Villette décèlent en elle des dispositions à la musique et convoquent un maître de chant nommé Champion pour la préparer à entrer à l’Opéra-Comique. C’est chose faite : elle paraît à la foire Saint-Laurent en août 1758, et obtient un succès tel qu’elle débute à l’Académie royale de musique (l’actuel Opéra de Paris) le 7 décembre 1758, à seulement 14 ans. Elle y est remarquée dans le rôle de Colette dans Le Devin du village de Rousseau (1752), par « la vérité de son jeu, et les grâces naïves de son chant » (Le Mercure de France, 1er avril 1777). Mais sa voix « légère et argentine » (Le Mercure de France, octobre 1770) dont Fétis loue la « pureté » (Biographie universelle des musiciens) convient mieux aux rôles d’opéra-comique. Le 11 août 1761, un ordre du duc d’Aumont l’invite à rejoindre la Comédie-Italienne, institution concurrente de l’Opéra-Comique. Le volume de voix de Marie-Thérèse Villette, « transfuge de l’Opéra », « trop médiocre » (Louis de Bachaumont, Mémoires secrets, 1777-1789) pour l’Opéra, correspond mieux aux dimensions de l’Opéra-Comique.
Au cœur du renouvellement de l’emploi de la jeune amoureuse
En 1762 s’opère la fusion de l’Opéra-Comique et de la Comédie-Italienne ainsi qu’une mutation dans le genre de l’opéra-comique. Lors des premières années de Marie-Thérèse Villette en tant que sociétaire de la Comédie-Italienne, l’opéra-comique à ariettes se substitue progressivement à l’opéra-comique à vaudevilles, sous l’impulsion des compositeurs Grétry, Philidor, Monsigny et Duni, et des dramaturges Favart, Anseaume et Sedaine.
En cette même année, Marie-Thérèse Villette devient Laruette lorsqu’elle épouse Jean-Louis Laruette, haute-contre de la Comédie-Italienne, qui va donner son nom à un emploi. Son âge avançant l’empêchant de tenir les rôles de jeunes amoureux qu’il défendait auparavant, il doit songer à sa reconversion. Il pense alors à investir les rôles comiques : « Il prit d’abord les rôles d’amoureux, mais son défaut de voix et l’air vieux de sa figure l’empêchèrent d’y réussir. Il eut le bon esprit de comprendre ses défauts, et les fit tourner à son avantage en prenant les rôles de pères et de tuteurs, où il se fit une grande réputation comme acteur. » (Fétis, Biographie universelle des musiciens, tome 5)
Voici comme on parle de ses rôles et de son emploi un siècle plus tard : « Le Laruette est quelque fois un comédien qui s’est trompé sur sa vocation, qui a pris du ventre – et dont la voix s’est perdue. Jadis la voix était jugée nécessaire pour cet emploi. Mais il y a longtemps que l’on a pris le parti de s’en passer. Ce que l’on demande au Laruette, c’est d’être comique. […] Le Laruette, c’est le bailli, c’est le tuteur, c’est la ganache. Quand on a vingt ans, on rêve tout naturellement autre chose. On n’obtient des Laruettes qu’avec le temps, que grâce à certaines circonstances, aux modifications que l’âge apporte nécessairement dans la nature et dans les moyens de tels artistes. » (Vert-vert, 7 août 1877)
Marie-Thérèse Laruette, elle, se développe à la charnière entre deux conceptions du genre de l’opéra-comique. Elle participe, en remplaçant Justine Favart en 1764 dans l’emploi de la jeune amoureuse, à la construction et au renouvellement de l’image des rôles d’amoureuses. À la fois chanteuse, danseuse, librettiste et compositrice, Justine Favart contourne la bienséance scénique en préférant un jeu et des costumes réalistes : « N’a-t-elle pas poussé la témérité jusqu’à paraître dans Bastien et Bastienne en costume paysan, avec une jupe de laine, des sabots et des bras nus ? C’était plus qu’une réforme : bel et bien une révolution. Les bergères se montraient jusqu’alors en scène avec des paniers et des gants, des pierreries dans leurs coiffures poudrées. » (Femina, 1er août 1912)
En comparaison, le jeu de Marie-Thérèse Laruette est volontiers qualifié de « prude » ou de « décent », s’attachant plus à l’opéra-comique mêlé d’ariettes qu’à l’opéra-comique mêlé de vaudevilles. Grimm évoque dans sa Correspondance dramatique (mars 1777) l’importance de la chanteuse dans la construction du rôle de Clémentine dans Le Magnifique, composé par Grétry à partir d’un livret de Sedaine (1773) : « La délicieuse scène de la rose, dans Le Magnifique, fut pour ainsi dire tout entière son ouvrage ; elle y répandait un mélange de décence et d’intérêt dont la magie est inexprimable. C’est un mot singulier peut-être, mais plein de vérité, que celui de Mme d’Houdetot, qui disait que dans ce moment Mme Laruette avait de la pudeur jusque dans le dos… »
Son jeu « décent » dans La Rosière de Salency, composé par Blaise, Philidor, Monsigny et Duni, sur un livret de Charles-Simon Favart, n’est pas au goût de Marmontel, librettiste de Zémire et Azor (1771), qui lui demande d’interpréter le rôle d’Agathe dans L’Ami de la maison de Grétry (1771) avec moins de « pruderie », ce qu’elle refuse :
« Quant à L’Ami de la maison, ma complaisance pour Mme Laruette, mon actrice, fut la cause du peu de succès que cet ouvrage eut à la cour. […] De son côté, Mme Laruette qui avait un peu de pruderie, se persuadant que la finesse et la malice que j’avais mises dans le rôle d’Agathe n’étaient pas convenables à une si jeune personne, avait cru devoir émousser cette pointe d’espièglerie. Elle y avait substitué un certain air sévère et réservé qui ôtait au rôle toute sa gentillesse. […] Mme Laruette était peu disposée à entendre ce que j’avais à lui dire ; je lui ai dit cependant : " Madame, nous serons froids si nous voulons être trop sages ; faites-moi la grâce de jouer le rôle d’Agathe au naturel. Son innocence n’est pas celle d’Agnès, mais c’est encore de l’innocence ; et, comme elle n’emploie sa finesse et sa malice qu’à se jouer du fourbe qui cherche à la séduire, croyez qu’on lui en saura gré." » (Marmontel, Mémoires)
Mais son interprétation des rôles des jeunes amoureuses évolue au gré de près de cinquante créations de pièces, où elle interprète les amoureuses. Peu à peu, elle utilise la pudeur et la décence que l’on prête à son jeu au service du succès de l’œuvre. Grétry lui-même constate une évolution dans l’art de ses chanteurs dans Le Tableau parlant (1769) :
« Le succès augmenta avec les représentations. Les acteurs, qui d’abord n’avaient pas osé se livrer à la gaieté de ce genre, finirent par y être charmants. Clairval, dans le rôle de Pierrot, et madame Laruette, dans celui de Colombine, furent inimitables, parce qu’ils surent unir la décence et la grâce à la gaieté la plus folle. » (Grétry, Mémoires, vol. 1)
Un congé anticipé
Souffrant d’une santé fragile qui l’avait déjà menée le 15 juin 1770 à être remplacée dans son emploi pour ne reparaître qu’en hiver de la même année, elle prend sa retraite en 1777, à seulement 33 ans, et est remplacée par Marie-Jeanne Trial. Contrairement à Justine Favart qui change d’emploi et passe aux rôles de jeunes mères, jouant notamment la mère de Marie-Thérèse Laruette dans Isabelle et Gertrude, Nanette et Lucas et Les Moissonneurs, la santé de Laruette l’empêche de poursuivre sa carrière. Le 10 mars 1777, elle obtient son congé de retraite avec 1 500 livres de pension :
« Brevet d’une pension de 1 500 livres en faveur de Marie-Thérèse Villette, née à Paris le 6 mars 1744, baptisée le même jour dans la paroisse Saint-Merry de ladite ville, épouse du sieur Laruette, comédien ordinaire du Roi, pour lui tenir lieu de gratification annuelle qui lui a été accordée sur les dépenses extraordinaires des Menus Plaisirs, sans retenue, en considération de ses services, par décision du 27 juillet 1772. »
Elle joue pour la dernière fois dans L’Ami de la maison et Isabelle et Gertrude :
« Madame Laruette jouait avec un charme, une finesse, chantait avec un goût et une expression indicible. Elle avait plus de cinquante ans qu’elle n’en paraissait pas avoir seize, tant sa taille était jeune et ses traits délicats. Non seulement elle n’était pas ridicule dans les rôles naïfs, mais elle était charmante ; et jamais peut-être les transports et les regrets du public n’ont été aussi loin que le jour où quittant enfin le théâtre, elle joua pour la dernière fois dans Isabelle et Gertrude, et dans je ne sais quel autre opéra, les deux plus jeunes rôles du répertoire. Quoique je l’aie très peu vue jouer, je me la rappelle parfaitement. » (Souvenirs, Élisabeth Vigée Lebrun, tome 1, 1837)
Parcours vocal (non exhaustif) de Marie-Thérèse Laruette
1758 : Les Surprises de l’amour, Rameau (Gentil-Bernard)
1760 : L’Île des fous, Duni (Anseaume/Marcouville)
1761 : La Servante maîtresse, Pergolèse (Federico)
1762 : Le Roi et le fermier, Monsigny (Sedaine)
1763 : Le Devin du village, Rousseau (Rousseau)
1763 : Les Deux Chasseurs et la laitière, Duni (Anseaume)
1764 : Le Sorcier, Philidor (Poinsinet)
1765 : Isabelle et Gertrude, Blaise, Grétry (Favart)
1765 : La Fée Urgèle, Duni (Favart)
1765 : Tom Jones, Philidor (Poisenet, Davesne/ révisé par Sedaine)
1765 : L’École de la jeunesse, Duni (Anseaume)
1767 : Le Huron, Grétry (Marmontel)
1767 : Le Déserteur, Monsigny (Sedaine)
1769 : Le Tableau parlant, Grétry (Anseaume)
1769 : Lucile, Grétry (Marmontel)
1769 : La Rosière de Salency, Blaise, Philidor, Monsigny, Duni (Favart)
1770 : Silvain, Grétry (Marmontel)
1770 : Les Deux Avares, Grétry (Marmontel)
1771 : Zémire et Azor, Grétry (Marmontel)
1771 : L’Ami de la maison, Grétry (Marmontel)
1773 : Le Magnifique, Grétry (Sedaine)