Alors que dans le hall minéral de l’Opéra Garnier, des figures austères de compositeurs assis dans de profonds fauteuils accueillent le public, le vestibule lumineux de l’Opéra-Comique ouvre ses portes sur deux personnages féminins debout et en mouvement, Carmen et Manon.
Le ton est donné car l’architecture en dit long sur les institutions, leurs répertoires respectifs et l’esprit dans lequel s’y rendent les spectateurs. Si l’Opéra est la vitrine du genre officiel, l’Opéra-Comique est le lieu du spectacle vivant. Si l’Opéra, maison de la tragédie en musique où les héroïnes font souvent figures de sacrifiées, élève un palais aux passions masculines et politiques, l’Opéra-Comique – maison de la comédie – promeut des protagonistes féminines qui revendiquent le sentiment, savent partager leurs émotions et inscrivent leurs passions dans la société qu’elles interrogent, défient et font évoluer.
L’Opéra-Comique se consacre depuis le siècle des Lumières à la comédie en musique, c’est-à-dire à la peinture grave ou plaisante de la société, des conditions, des âges de la vie et des ambitions, mais aussi des sensibilités propres à chaque époque. L’Opéra-Comique a développé ses spectacles au plus près des publics de la capitale et des régions, reflétant autant les transformations sociétales que les mutations esthétiques du théâtre et de la musique.
L’Opéra-Comique apparaît parmi les spectacles forains parisiens en 1714 : il naît de la volonté d’une femme entrepreneuse, Catherine Vondrebeck : elle est la première directrice de la troupe (à qui succèdera sa fille), qui acquerra un statut officiel (royal) en 1762. Le genre de l’opéra-comique trouve sa forme définitive au milieu du XVIIIe siècle grâce aux génies conjugués d’un couple, les époux Charles-Simon et Justine Favart, actifs lui dans l’écriture de livrets, elle dans l’invention et le développement du costume et du jeu de scène. En 1780, leur nom est donné à la rue sur laquelle le nouveau théâtre est construit – d’où aujourd’hui le nom de « Salle Favart ». Un siècle plus tard, Offenbach célèbrera leurs tribulations conjugales dans un opéra-comique, Madame Favart.
Le répertoire de l’institution, riche de près de 3000 œuvres, regorge de titres annonçant des personnages féminins au caractère bien trempé, de La Fille mal gardée au Génie des Dames, en passant par Les Femmes vengées. Le travesti étant une tradition maison, d’autres titres jouent sur l’équivoque : La Fille garçon, Léonore et Félix ou C’est la même !, Jeanne d’Arc, La Fiancée du diable, Rita ou le Mari battu, Le Domino noir… Surtout, les principales héroïnes de l’art lyrique français sont nées à l’Opéra-Comique : Cendrillon, La Fée Urgèle, Nina (ou la Folle par amour), Léonore (ou l’Amour conjugal), La Dame blanche, La Fille du régiment, (Les Noces de) Jeannette, Mignon, Carmen, Lakmé, Manon, Sapho, Louise, Grisélidis, (Pelléas et) Mélisande, Ariane (et Barbe-bleue), La Voix humaine…
Outre Carmen et Manon qui accueillent les spectateurs, le théâtre de l’Opéra-Comique décline dans son décor architectural, qui date de 1898, les motifs végétaux et les emblèmes de la comédie. Peintures et sculptures font triompher la mobilité, la vitalité, la sensibilité et le plaisir des rencontres et des échanges : des valeurs longtemps considérées comme féminines, et qui ont inspiré leurs plus beaux chefs-d’œuvre aux auteurs et aux compositeurs français.
Si actrices et chanteuses ont joué un rôle central dans la prospérité du théâtre et de son répertoire, les compositrices ont été plus rares. Parmi les plus de 3 000 pièces créées à l’Opéra-Comique depuis sa naissance, seuls une trentaine ont été composées par des femmes. Elles sont signées Justine Favart, Élisabeth Jacquet de La Guerre, Marie-Emmanuelle Bayon, Florine Dezède et Lucile Grétry au XVIIIe siècle ; Mlle Le Sénéchal de Kercado, Julie Candeille, Sophie Gail (la plus prolifique avec cinq titres), Louise Bertin et Clémence de Grandval au XIXe siècle ; Pauline Viardot, Elsa Barraine, Jeanne Leleu, Germaine Tailleferre, Marguerite Monnot, Rebekah Harkness, Marga Richter, Jeannine Richer, Michèle Bokanowski, Manon Landowski et Graciane Finzi au XXe siècle ; Violeta Cruz en 2017, Missy Mazzoli en 2023, et Isabelle Aboulker dont la création Archipel(s) verra le jour en avril 2024.