Pour retrouver Eurydice, disparue le jour de leurs noces, le chanteur Orphée part séduire les Enfers de son art divin. Ce sont ses plaintes qui convainquent Pluton de libérer Eurydice – sous conditions. Au terme de l’épreuve, le maître de l’harmonie s’avère une figure faillible, profondément humaine, que Monteverdi a su nourrir de sa sensibilité.
Il est exceptionnel de pouvoir dater la naissance d’un art. C’est pourtant le cas pour l’opéra. Le 24 février 1607 à Mantoue, la création de L’Orfeo de Striggio et Monteverdi donnait une forme inédite à la rencontre du théâtre et de la musique. L’expressivité nouvelle du recitar cantando s’y combinait avec les formes variées du spectacle de cour, dans une égale maîtrise de l’ensemble et du détail.
L’œuvre était à la fois une synthèse et un prototype. Son succès entraîna d’autres représentations, sa diffusion, d’autres commandes... Trois décennies plus tard, à Venise, Monteverdi présidait à l’avènement de l’opéra, devenu phénomène économique et culturel. Le personnage d’Orphée illustre cette transition. Après Alcione en 2017, nous retrouvons Jordi Savall et remontons aux sources avec le Concert des Nations. Autour de Marc Mauillon, Pauline Bayle fait revivre ce drame inaugural, intérieur et universel.
Prologue
La Musique accueille les spectateurs à l’orée de la représentation. Déployant l’expressivité du poème et guidant la temporalité du spectacle, elle montrera qu’elle sait tour à tour décrire, narrer, charmer, émouvoir et inspirer.
Acte I
Dans le radieux royaume de Thrace, bergers et nymphes se rassemblent pour danser et chanter. Ils célèbrent la fin des souffrances de leur dieu Orphée, à qui la nymphe Eurydice s’est longtemps refusée avant de lui accorder ses faveurs. Hyménée, dieu du mariage, est invité à favoriser le bonheur des époux. Après s’être recueilli, Orphée invoque le soleil et la nature, témoins de son bonheur parfait auquel la tendre Eurydice se voue de toute son âme. Tous se dirigent vers le temple en affirmant la suprématie de l’espoir.
Acte II
Orphée dirige à présent les réjouissances de son peuple en l’absence d’Eurydice et de ses compagnes. Il se remémore ses souffrances avec un soulagement joyeux : le plaisir n’est-il pas plus complet après l’expérience de la douleur ? Survient alors Sylvia, compagne d’Eurydice et porteuse d’un message funeste. Eurydice vient de mourir, piquée par un serpent venimeux. Tandis que les bergers cèdent au désespoir, Orphée passe de la stupeur à la révolte, puis à la résolution. Ce protégé d’Apollon ira rejoindre Eurydice aux Enfers pour l’en ramener ou y rester à jamais.
Acte III
Orphée s’avance vers les Enfers guidé par l’Espérance. Elle est venue soutenir son courage mais doit l’abandonner sur le seuil fatal, car le Royaume des morts lui est interdit. Orphée affronte alors Charon. Le fils des ténèbres et de la nuit fait traverser le fleuve Achéron aux âmes des morts mais refuse d’embarquer les vivants, surtout depuis qu’il a cédé aux entreprises d’Hercule et de Thésée. Orphée tente de le charmer par le chant le plus sublime, puis par des supplications pathétiques. Seule une polyphonie instrumentale aura raison du farouche nocher qui succombe au sommeil.
Acte IV
Proserpine plaide pour Orphée auprès de son époux Pluton, le maître des Enfers. Elle éprouve d’autant plus de compassion pour l’amour humain qu’elle est fille de la terre. Pluton se laisse fléchir à une condition : que sur le chemin du retour, Orphée ne regarde pas Eurydice. Malheureusement, Orphée se réjouit trop vite du pouvoir de sa lyre, puis met en doute l’autorité de Pluton. Cédant à l’orgueil et la défiance, il se retourne. Tandis que la malheureuse Eurydice exhale un dernier adieu, Orphée est refoulé vers la sortie des Enfers.
Acte V
De retour dans le paysage témoin de ses souffrances et de son bref bonheur, Orphée demeure inconsolable. Seul l’écho répond à son chant de deuil. Évoquant les charmes d’Eurydice, Orphée se promet avec virulence de ne plus jamais aimer de femme. Apollon apparaît alors pour modérer ses fureurs. Le dieu des arts encourage son protégé à surmonter ses passions et à le rejoindre dans la véritable félicité, au Ciel, où il pourra contempler, parmi les astres, l’image d’Eurydice.
« J’ai décidé de faire représenter une fable en musique pendant la période de Carnaval… »
Francesco Gonzaga, héritier du duché de Mantoue, le 5 janvier 1607
Le premier opéra de l’histoire de la musique ne pouvait naître que sous l’égide d’Orphée, héros unissant la poésie et la musique pour charmer humains, animaux, rochers et divinités infernales.
Mais le 24 février 1607, Monteverdi était loin de se douter que sa favola in musica initierait un phénomène culturel aux retentissements considérables en Europe, même s’il allait participer activement à ses prémices trois décennies plus tard à Venise.
Car pour l’heure, âgé de 40 ans, Monteverdi avait à cœur de satisfaire son employeur, le duc de Gonzague, tout en défendant sa vision de la musique, qu’il savait novatrice. Maître de chapelle de la cour de Mantoue, Monteverdi était, comme le seraient encore, plus tard, Mozart ou Haydn, un domestique, et ceci depuis 17 ans. S’il disposait des moyens de créer – des musiciens, un public de courtisans – il travaillait beaucoup, sur ordre, et souvent dans l’urgence.
En février 1607, justement, il y avait urgence. L’héritier du duc s’était lancé dans une entreprise délicate : présenter devant l’académie de beaux esprits présidée par son père un spectacle d’un genre tout nouveau, à l’occasion du carnaval. Ce type de « divertissement » hautement intellectuel, la favola in musica, était apparu quelques années plus tôt dans une académie florentine, et les Gonzague aimaient se comparer aux Médicis. L’érudit Alessandro Striggio, diplomate mantouan, et le maestro di cappella Claudio Monteverdi étaient pleinement mobilisés : le premier sur le livret, le second sur la musique.
À Florence, l’expérience avait mis en scène la figure d’Eurydice. À Mantoue, ce serait Orphée. Le prétexte était, à chaque fois, nuptial. La pièce florentine avait été créée à l’occasion de noces princières, Eurydice représentant la mariée. À Mantoue, les négociations matrimoniales n’en finissaient pas avec la Savoie et le Saint-Empire… Orphée ferait un portrait gracieux du prétendant, Francesco lui-même.
Le mythe d’Orphée, central au Moyen Âge, remis à l’honneur par les humanistes, avait pris une couleur mantouane en 1480 : Agnolo Poliziano en avait fait une pièce en vers, inspirée d’Ovide, de Virgile mais aussi de Dante et de Pétrarque, qui avait été donnée, ornée de musiques et de danses, à la cour des Gonzague. C’est surtout lors des fêtes princières que fleurissaient les spectacles convoquant tous les arts – et annonçant l’opéra. Les académies restaient des laboratoires, et le carnaval une période de défoulement populaire. Le théâtre public n’existait pas encore…
Proche de Poliziano, le philosophe Marcile Ficin avait mis en lumière l’œuvre d’Orphée, traduisant et commentant ses hymnes – des textes antiques ésotériques – dans son traité sur l’immortalité de l’âme. Ficin faisait d’Orphée un fondateur : de la poésie, de l’écriture, de la civilisation. Platon, que Ficin avait révélé à ses contemporains, n’affirmait-il pas que la musique et la danse étaient les moyens de réguler les passions et les mœurs au service d’une société consolidée ? De ces sources antiques, les néoplatoniciens avaient bien entendu une lecture chrétienne. Orphée, plus ou moins assimilé au roi David au Moyen Âge, offrait désormais l’image de Jésus, avec sa double nature mi-homme mi-dieu, son verbe pacificateur, sa capacité à surmonter la mort, et sa tentative de sauver l’âme/Eurydice.
Monteverdi était à l’aise avec la pensée humaniste comme avec son public érudit. La création se déroulerait dans un salon du palais ducal, devant un parterre d’invités. Elle n’impliquait ni chorégraphe, ni architecte. Maître du spectacle, le compositeur pouvait élaborer une dramaturgie musicale ambitieuse, en utilisant le savoir-faire qui faisait déjà de lui le premier compositeur d’Italie.
Il pouvait mettre en œuvre la « seconde pratique », nom qu’il donnait à son ambition d’écrire une musique vocale émouvante directement inspirée des paroles poétiques. Sur ce plan, les recherches florentines sur le recitar cantando rejoignaient celles qu’il menait dans ses madrigaux. Et il allait compléter le récitatif par un art de l’accompagnement, la basse continue, qui unifierait dans la pièce toutes les formes vocales et instrumentales héritées de son siècle. L’Orfeo lui permettait de se montrer homme de son temps et novateur visionnaire.
Si les deux ou trois représentations de 1607 motivèrent l’impression d’un livret, la partition ne fut publiée qu’en 1609. Cela la sauva d’une disparition probable, puisque seul le lamento d’Ariane subsiste de L’Arianna créée l’année suivante, avec un bien plus grand retentissement, pour les noces de Francesco. Entre 1607 et 1609, le dénouement de L’Orfeo fut cependant changé : le meurtre d’Orfeo par les Bacchantes, conforme au mythe et à Poliziano, fut remplacé par l’union céleste des amants sous l’égide d’Apollon – une issue métaphorique plus appropriée à l’édition.
Apollon conclut la fable qu’ouvre, dans le prologue, l’allégorie de la Musique, qui annonce les cinq actes de ses cinq strophes poétiques. Tout commence et finit donc au niveau des sphères célestes dont philosophes, savants et musiciens de la Renaissance célébraient l’harmonie. Au centre de l’œuvre, Orfeo descend aux Enfers et affronte la mort avec ses seules armes : la musique et l’amour. Les actes intermédiaires déploient les émotions humaines dont Monteverdi faisait l’alpha et l’oméga de son art. Ainsi, de notre fragile condition à l’éternité, l’œuvre forme un tout uni par un héros à la fois souffrant et triomphant, le musicien.
Grand connaisseur et interprète de Monteverdi, Jordi Savall nous convie à ce retour aux sources de notre art tandis que Pauline Bayle déploie au plateau l’émotion de ce mythe atemporel. Après 15 mois d’enfer sanitaire, avec tous les artistes guidés par la Musica, rouvrons le théâtre à la lumière !
Par Agnès Terrier
Et pour aller plus loin, (ré)écoutez les clés du spectacle pour tout savoir sur la naissance de l'œuvre, son histoire, son contexte historique, Agnès Terrier vous dit tout > Les clés du spectacle : L'Orfeo
Direction musicale Jordi Savall • Mise en scène Pauline Bayle • Avec Luciana Mancini, Marc Mauillon, Sara Mingardo, Marianne Beate Kielland, Furio Zanasi, Salvo Vitale • Chœur La Capella Reial de Catalunya • Orchestre Le Concert des Nations
Voir toute la distribution2h - Salle Favart
145, 125, 100, 75, 50, 35, 15, 6 €
Spectacle en italien, surtitré en français et en anglais
Chaque année, des opéras sont accessibles en audiodescription. Des programmes en braille et en gros caractères sont disponibles gratuitement sur place. Un dispositif de « Souffleurs d’images » est aussi disponible sur demande.
16 emplacements spécifiques sont accessibles aux personnes à mobilité réduite, sur réservation au guichet ou par téléphone. Ascenseur accessible par le 5 rue Favart.
01 70 23 01 44 | accessibilite@opera-comique.com
Des représentations inclusives et accueillantes pour les personnes avec autisme, polyhandicap, handicap mental ou psychique, maladie d’Alzheimer…
Autour du spectacle
Dimanche 6 juin à 15h
Cette représentation est une séance RELAX
Elle propose un dispositif accueillant et bienveillant aux personnes avec autisme, polyhandicap, handicap mental ou psychique, maladie d'Alzheimer… dont le handicap peut entraîner des comportements atypiques pendant la représentation. Chacun pourra ainsi profiter du spectacle et vivre ses émotions sans crainte du regard des autres. N'hésitez pas à joindre nos services par téléphone au 01 70 23 01 31.
Dimanche 6 juin 2021 à 15h, Jeudi 10 juin 2021 à 20h
L'Orfeo sera accessible en audiodescription, diffusée par casque, accompagnée d’un programme en braille ou en gros caractères.
Réservation au +33(0)1 70 23 01 31
Distribution
Production
Opéra Comique
Coproduction
Opéra Royal - Château de Versailles Spectacles, Opéra Grand Avignon