Comment interpréter aujourd’hui pour l’opéra une tragédie shakespearienne ? Plutôt que de livrer une version abrégée et adaptée du texte original, nous avons préféré, avec Pascal Dusapin, créer une sorte de digression noire et enchantée de l’œuvre et de son mythe. Jusqu’à inscrire dans le livret et la musique les cicatrices de nos échanges, de nos lectures, des événements vécus, comme celles de deuils terribles qui nous auront frappés pendant ce travail de trois années.
C’est ainsi tout un monde souterrain que nous avons convoqué. J’ai voulu que les personnages de la célèbre tragédie parlent et chantent avec notre voix. Qu’ils parlent et chantent en anglais avec les mots de Shakespeare mais que l’on entende aussi d’autres voix plus contemporaines, et les échos d’autres paroles. Jusqu’à ne plus distinguer le présent du passé. J’ai voulu écrire une libre réapparition lyrique du couple maudit au cœur d’un poème contemporain, personnel, hanté par le texte shakespearien. Lady Macbeth et Macbeth ne sont plus seulement les protagonistes d’une machination sanglante qui se retourne contre eux, mais ce couple à la fois déchiré et uni qui revient nous appeler depuis leur enfer. Parce que leur histoire pour moi, aujourd’hui, c’est l’histoire lyrique d’un amour qui affronte sa propre sauvagerie contraire. Miroir déformant derrière lequel nous découvrons un autre monde, un outre-monde où notre force est impuissance, notre désir un impossible assouvissement. Underworld, l’outre-monde ou les enfers, le monde souterrain des créatures bizarres, mais aussi la pègre, le crime, les mondes parallèles… Et encore le monde du double, du jeu, du théâtre. Parce que revisiter une œuvre, c’est toujours la rappeler comme on rappelle des spectres, comme un cauchemar devenu le nôtre qui ravive nos propres peurs et culpabilités bien réelles. « I like the thrill » [J’aime le frisson], s’écrie Macbeth comme une révélation.
Le drame est resserré autour du couple Macbeth et de ses obsessions sanglantes. Une sombre féerie menée par les Weird Sisters, sorcières mais littéralement « Sœurs bizarres », voire dérangées, par le Portier –, ou le gardien des enfers et un enfant mystérieux 14 (inspiré dans la pièce de Shakespeare par le fils de Lady Macduff mais aussi et surtout par l’étrange et terrible déclaration de Lady Macbeth sur sa connaissance de l’amour maternel, comme si elle avait eu un enfant). Les personnages sont hantés par l’enfance. Tous orchestrent ce cauchemar répétitif qui devient le nôtre : que s’est-il passé ? quel acte a été commis ? quelle pièce a été jouée ? « Les choses sont- elles vraies de ne pouvoir être vraies ? » (pour reprendre l’interrogation de Macbeth dans le livret).
J’ai repris, sous la conduite de Pascal Dusapin, le texte de la tragédie shakespearienne, en prélevant en quelque sorte des éléments de langage, des refrains, des phrases et des mots qui ont constitué l’alphabet du livret, et en les réinterprétant dans un texte inédit qui se voudrait comme une machine lyrique contemporaine de l’œuvre dont il s’est inspiré. Tout est joué déjà, tout est dit et entendu, mais les mots et les actes reviennent pour écrire cet opéra contemporain, opéra sur la tragédie, opéra sur la mémoire de la violence et de l’acte régicide, fratricide également (le meurtre de l’ami Banquo). Si j’osais, je dirais qu’il s’agit d’un opéra exégèse de Macbeth, ou un midrash poétique moderne de l’œuvre. Un opéra de la culpabilité dans lequel résonnent également les paroles bibliques de Caïn et Abel ou celles de saint Paul, et un requiem. Mais aussi d’autres drames de Shakespeare (King Lear), quelques vers de ses sonnets, des citations de Lewis Caroll, du poète E. E. Cummings, ou encore des chansons populaires écossaises, des berceuses anciennes…
La situation pourrait être celle-ci : une cour maléfique de démons lunaires, ou mieux encore une petite bande de sœurs malades, dérangées et folles, plutôt drôles et méchantes, organise une sorte de cérémonie chamanique, théâtrale, de convocation du passé et de l’histoire. Les spectres réapparaissent. Les fantômes dansent. L’opéra devient le lieu magique de la répétition. Le couple maudit est condamné à revivre l’histoire qu’on lui prête et dont il s’accuse. Bref, les personnages sont tous confrontés à leur réalité spectrale, à revenir hanter leur mémoire et la nôtre. Une sorte de fête macabre, où le Portier du château apparaît pour ce qu’il était : le gardien de notre enfer, de notre conscience et de notre mélancolie. Macbeth Underworld explore la frontière sonore entre notre réalité contemporaine et l’œuvre ancienne, active le texte fantôme de tout amour et de tout désir.
Direction musicale Franck Ollu • Mise en scène Thomas Jolly • Avec Katarina Bradić, Jarrett Ott, Maria Carla Pino Cury, Mélanie Boisvert, Melissa Zgouridi, Hiroshi Matsui, John Graham Hall, Rachel Masclet • Orchestre de l’Opéra national de Lyon • Choeur accentus