La querelle des gluckistes et des piccinnistes (1776-1779)

Par Dina Ioualalen

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En 1776, Paris est le théâtre d'une querelle singulière. À l'Académie royale de musique se joue un affrontement involontaire entre deux compositeurs, Christoph Willibald Gluck et Niccolò Piccinni, soutenus par leurs défenseurs. Ils contribuent respectivement au renouvellement de la musique française et de la musique italienne.

L’Académie royale de musique en 1777

L’Académie royale de musique, ancêtre de l’actuel Opéra national de Paris, a été fondée en 1672 par Louis XIV sur proposition de Lully qui avait récupéré le privilège de la précédente Académie d’opéra de Perrin et Cambert, créée en 1669. La nouvelle Académie a été logée jusqu’en 1673 dans la Salle du Bel Air, rue de Vaugirard, avant de s’établir dans le théâtre du Palais-Royal en 1674, après la mort de Molière qui occupait celui-ci avec sa propre troupe. Dès le XVIIe siècle, on appelle communément l’institution « Opéra », en francisant le mot italien par l’ajout d’un accent.

Salle de l’Opéra au Palais-Royal, lors d’une représentation de l’Armide de Lully en 1761, par Saint-Aubin, © Boston Museum of Fine Arts. Détruite par un incendie en 1763, elle est reconstruite et rouvre en 1770. En 1781, un second incendie entraîne sa disparition définitive.

L’Académie royale de musique se distingue de la Comédie-Française en ce qu’elle détient le monopole du théâtre chanté et dansé, et non parlé. Elle abrite une troupe complète, orchestre, ballet et chant, dans laquelle nous trouvons, en 1777, Rosalie Levasseur, Joseph Legros et Henri Larrivée, respectivement créateurs des rôles d’Armide, de Renaud et d’Ubalde dans l’Armide de Gluck.  

Une querelle éveillée par les directeurs de l’Opéra

Au XVIIIe siècle, la santé économique de l’Académie royale de musique repose en grande partie sur ses recettes de billetterie. Les directeurs qui se succèdent pour la sauver de la débâcle financière doivent adapter leur programmation aux attentes du public. Or, après la mort de Rameau en 1764, l’Académie peine à retrouver un compositeur français à l’identité musicale forte. Les directeurs généraux Pierre-Montan Berton (1775-1777) et Jacques de Vismes (1778-1780) relancent une polémique, laquelle peut rappeler la « Querelle des Bouffons » qui a opposé quelque vingt ans plus tôt Rameau, partisan de la musique française, et Rousseau, partisan de la musique italienne. Cette fois, les nouveaux protagonistes seront Gluck et Piccinni.  

C’est paradoxalement en convoquant des compositeurs étrangers que Berton et de Vismes espèrent renouveler l’attrait du public parisien pour l’identité musicale française. À ces fins, l’institution invite, avec le soutien de la régente Marie-Antoinette, son ancienne élève, le grand compositeur allemand Gluck. Ses œuvres alimenteront les saisons musicales lors de son séjour à Paris, du succès d’Iphigénie en Aulide (1774) à l’échec d’Écho et Narcisse (1779). Fort de la réforme qu’il a conduite à Vienne sur l’opéra italien, il revient donc à Gluck de renouveler à son tour la musique française. Pour ce faire, il compose Armide sur un livret de Quinault qui avait déjà servi à l’opéra éponyme de Lully en 1686. À ce propos, Pierre-Jean-Baptiste Nougaret imagine une parodie (« Armide à son tailleur », 1778) dans laquelle Armide s’indigne de voir son ancien vêtement (Lully) réactualisé (Gluck) :  

 

« Vous vous flattez en vain de me mettre à la mode, 
En me recrépissant d’après votre méthode ; 
Je ne brillerai pas sous un nouveau vernis, 
Qui choque les regards de mes anciens amis. 

Français évaporés, que le spectacle attire,  
Plus j’observe vos goûts ; et moins je les admire ; 
Par quel transport étrange avez-vous résolu 
D’anéantir Lully pour un nouveau venu ? 

Pendant près de cent ans, j’ai jouï de ma gloire, 
Et vous preniez plaisir à chanter mon histoire. 
Vêtue à la française, on m’admettait partout ; 
L’on croyait voir en moi le modèle du goût. 

Faut-il donc qu’un habit italo-tudesque,  
Vienne rendre aujourd’hui ma figure grotesque,  
Et qu’on ose changer mes sons affectueux 
En un chaos de chants aigus, laborieux ? »
 

 

Là où Berton compose, pour l’année 1777, une saison majoritairement gluckiste, programmant quatre opéras de Gluck dont une création (Armide) jouée 21 fois à partir du 23 septembre, de Vismes va s’appuyer l’année suivante sur Piccinni, et relancer la programmation d’opere buffe si contestée au milieu du siècle, lors de la « querelle des Bouffons » (1752-1754).  
La comparaison entre opera italien et opéra français a été discutée avec véhémence au début du XVIIIe siècle par François Raguenet, dans son Parallèle des Italiens et des Français en ce qui regarde les opéras (1702) et par Jean-Laurent Lecerf de la Viéville dans sa Comparaison de la musique italienne et de la musique française (1704-1708).  

Le premier introduit en France ses connaissances sur l’opéra italien après son voyage en Italie au côté du cardinal de Bouillon, en 1698, tandis que le second réfute le premier en favorisant l’opéra français.

 

« L’Italien gazouille donc joliment sur l’amour : cette langue a des mots doux et flatteurs qui l’expriment à merveilles. Oui, l’amour naissant, l’amour plein d’espoir, l’amour heureux, ou du moins l’amour qui ne sent que des peines aimables. Cela est fort bien. Mais les dames, et surtout les héroïnes d’opéra, sont-elles toujours bonnes ? Quand il leur plaît de livrer leurs amants de théâtre au dépit, à l’envie, à la colère, ou plutôt au désespoir, à la rage et à la fureur, comment faire avec de l’italien, si cette langue ne donne point de termes convenables à ces passions violente ? […] Il est pourtant vrai […] que la langue italienne a l’inconvénient de cette douceur fade et excessive, de cette puérilité efféminée. Ses z fréquents, ses terminaisons perpétuelles en e, en i, en o, etc, lui ôtent la gravité, la vivacité noble et les expressions énergiques. » 
Jean-Laurent Lecerf de la Viéville, Comparaison de la musique italienne et de la musique française

Au milieu du XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau (Lettre sur la musique française, 1753) et Jean-Philippe Rameau (Observations sur notre instinct pour la musique, 1754) se querellent à propos de l’Armide de Quinault et Lully. Rousseau, contrairement à Rameau, défend la mélodie italienne.  

En 1778, cette querelle est relancée lorsque, autour de titres sérieux principalement signés Gluck, Piccinni et Rameau (reprise de Castor et Pollux), de Vismes programme des ballets (dont Les Petits Riens de Mozart, qui séjourne alors à Paris) et invite des Bouffons italiens à jouer, deux soirs sur quatre, quinze ouvrages de Paisiello, Sacchini, Traetta et Piccinni. De Vismes confie aussi à son frère la révision d’Amadis de Gaule, livret de Quinault, pour Jean-Chrétien Bach, fils de Jean-Sébastien, qui développe alors sa carrière à Londres.  

Sous l’impulsion des deux directeurs successifs de l’Académie, une rivalité est donc montée entre les deux compositeurs Gluck et Piccinni, malgré eux. La querelle a débuté en 1776, lorsque Gluck apprend que Piccinni et lui composent en même temps un opéra sur le personnage de Roland à partir d’un livret de Quinault, révisé par Marmontel, « le double de Quinault ». Gluck brûle (ou prétend brûler) sa partition tandis que Piccinni mène la sienne à son terme. La querelle est lancée. 
 

Lettre de Gluck à Du Roullet, début 1776 :  

« Je viens de recevoir, mon ami, votre lettre du 15 janvier 1776, par laquelle vous m’exhortez à continuer de travailler sur les paroles de l’opéra de Roland ; cela n’est plus faisable parce que, quand j’ai appris que l’administration de l’Opéra, qui n’ignorait pas que je faisais Roland, avait donné ce même ouvrage à faire à M. Piccinni, j’ai brûlé tout ce que j’en avais déjà fait, qui peut-être ne valait pas grand-chose ; et en ce cas, le public doit avoir obligation à M. Marmontel d’avoir empêché qu’on ne lui fît entendre une mauvaise musique. » 

 

Jean-François Marmontel, Essai sur les révolutions de la musique en France, 1777 :  

« M. Gluck a brûlé, dit-il, ce qu’il avait fait de Roland en apprenant que M. Piccinni travaillait sur le même poème. Mais n’avait-on pas donné avant lui en Italie l’Antigone, le Titus, la Camille ? Pourquoi sur un Théâtre où il est applaudi, craindrait-il les comparaisons ? Pourvu qu’il eût fait de Roland ce qu’il nous dit qu’il a fait d’Armide, son triomphe était assuré. »  

 

L’abbé Arnaud, Journal de Paris, 19 février 1777 : 
« Puisque les deux compositeurs travaillent sur le même sujet, nous aurons un Orlando et un Orlandino. »
 

Gluck établit les conditions de représentations pour son Armide, dont il promet que la musique « ne vieillira pas de sitôt ». Il demande deux mois, quand il sera à Paris, pour former ses chanteurs. Il exige aussi de faire autant de répétitions qu’il le souhaite, qu’on ne double aucun rôle, « et que l’on tienne un opéra prêt pour pallier l’éventualité qu’un chanteur soit incommodé ». La création d’Armide a lieu le 23 septembre 1777. 

 

Marie-Jeanne Riccoboni à David Garrick, 9 octobre 1777 :  

« On s’arrache les yeux ici pour ou contre Gluck. Les parents, les amis se disputent et se brouillent au sujet de la musique. » 

 

En décembre 1777, pendant qu’Armide remporte un succès croissant, et qu’on répète le Roland de Piccinni, L’Opéra de province, parodie d’Armide, est joué à la Comédie-Italienne. 

Niccolò Piccinni (1728-1800), l’éternel rival ?

Nommé directeur artistique de l’Académie royale de musique en 1778 par de Vismes, Piccinni va composer de nombreuses tragédies lyriques à la française, telles Atys, Iphigénie en Tauride ou encore Adèle de Ponthieu. Mais avant cela, Piccinni s’est distingué, à Naples et à Rome, avec ses opere buffe. Le succès de l’opera seria Alessandro nelle Indie sur un livret de Metastasio en 1758 l’a rendu irremplaçable à Rome. Deux ans plus tard, son dramma giocoso La Cecchina, ossia La buona figliuola a passionné le public romain.  

 

Fétis, Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique, t. 7 :  

« […] Piccinni retourna à Rome et y écrivit La Cecchina, ossia La buona figliuola qui excita une admiration poussée jusqu’au fanatisme. On le déclara le plus parfait des opéras bouffes : il n’y avait point eu jusqu’alors de succès plus brillant, plus universel. On voulut entendre La Cecchina sur tous les théâtres d’Italie, et partout elle excita les mêmes émotions. On ne voulait plus entendre d’autre musique, et le peuple la demandait toujours, à l’exclusion d’opéras plus nouveaux. » 

 

Piccinni reste le compositeur favori des Romains jusqu’à ce qu’on l’oppose à Anfossi (1727-1797), un rival avec qui il avait étudié au conservatoire de Naples. En 1773, le succès de l’opéra bouffe d’Anfossi L’incognita perseguitata a supplanté les œuvres de Piccinni, qui s’est trouvé contraint de retourner à Naples. Après son séjour à Paris, où il se retrouve malgré lui entraîné dans la querelle avec Gluck, il affrontera une troisième rivalité avec un autre Italien, Sacchini (1730-1786), à Fontainebleau. 

Fétis, Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique, t. 7 :  

« La lutte avec Sacchini commença en 1783 : ce fut la Cour qui la fit naître en demandant à chacun des compositeurs un grand opéra pour les spectacles de Fontainebleau. Piccinni écrivit Didon, et Sacchini mit Chimène en musique. » 

L’Armide de Gluck, au centre de la querelle

La réception d’Armide par le public parisien est d’autant plus décisive que cet opéra se situe au cœur d’un débat naissant. Car contrairement à ses opéras précédents, et notamment à Alceste, Gluck dans son Armide, se veut « plus poète que musicien ».  

 

Lettre de Gluck à Du Roullet, juillet 1776 :  

« Vous me dites, mon cher ami, que rien ne vaudra jamais l’Alceste, mais moi, je ne souscris pas encore à votre prophétie. Alceste est une tragédie complète, et je vous avoue qu’il manque très peu de chose à sa perfection, mais vous n’imaginez pas de combien de nuances et de routes différentes la musique est susceptible. L’ensemble de l’Armide est si différent de celui de l’Alceste, que vous croirez qu’elles ne sont pas du même compositeur. Aussi ai-je employé le peu de suc qui me restait pour achever l’Armide. J’ai tâché d’y être plus peintre et plus poète que musicien. Enfin, vous en jugerez, si on veut l’entendre. Je vous confesse qu’avec cet opéra, j’aimerais à finir ma carrière. Il est vrai que pour le public, il faudra au moins autant de temps pour le comprendre, qu’il lui en a fallu pour comprendre l’Alceste. Il y a une espèce de délicatesse dans l’Armide qui n’est pas dans l’Alceste. J’ai trouvé le moyen de faire parler les personnages, de manière que vous connaîtrez d’abord à leur façon de s’exprimer quand ce sera Armide qui parlera ou une suivante, etc. […] Je tremble presque qu’on ne veuille comparer l’Armide et l’Alceste, poèmes si différents, dont l’un doit faire pleurer et l’autre éprouver une voluptueuse sensation. » 

 

Il n’en demeure pas moins qu’Armide obtient un grand succès et reste au répertoire de l’Académie royale de musique continument jusqu’en 1826.

Les gluckistes et les piccinnistes

Naît alors une opposition entre les gluckistes, partisans de la musique française, et les piccinnistes, partisans de la musique italienne.  

 

Mme de Genlis, Souvenirs de Félicie L****, 1804 :  

« C’est la mode aujourd’hui. Des personnes qui ne pourraient pas battre un air en mesure, qui ne sauraient pas distinguer dans un prélude un accord faux d’une dissonance, dissertent savamment sur la composition, et même font des ouvrages pour prouver que Piccinni n’a point de talent, ou que Gluck est un barbare. » 

« Portrait de Félicité de Gensli », anonyme, @Rijksmuseum

Les piccinnistes  

Jean-François Marmontel (1723-1799) :  

Poète et romancier, académicien, fin connaisseur de Quinault et arrangeur de livrets, entre autres pour Piccinni, il écrit le poème anti-gluckiste « Polymnie » (1777) et un Essai sur les révolutions de la musique en France consacré à la querelle (1777). 

Jean-François Marmontel, par Alexandre Roslin, 1767 © 2011 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda

« Avec un orchestre bruyant ou gémissant, avec des sons de voix déchirants ou terribles, croirons-nous posséder la musique théâtrale par excellence ? L’opéra sera-t-il privé des charmes de la mélodie ? Et ce chant, qui fait les délices de l’Europe, sera-t-il indigne de nous ? C’est là ce qu’il s’agit de décider et il semblerait assez raisonnable de s’en rapporter à l’expérience. Mais c’est ce que ne veulent pas les partisans de M. Gluck. On dirait qu’ils ont peur que nous n’ayons trop de plaisirs, ou que d’autres musiciens que M. Gluck ne réussissent à nous plaire. Ils ont ouï dire qu’un des plus fameux compositeurs d’Italie travaille à mettre en musique les chefs-d’œuvre de Quinault ; ils soupçonnent, avec frayeur, que si M. Piccinni a du succès, bientôt ses condisciples et les émules, MM. Sacchini et Traetta, vont arriver, et jaloux des suffrages d’une nation éclairée et sensible, entrer dans la même carrière. Dès lors, si, par malheur, ce chant mélodieux, qui nous ravit dans nos concerts, est goûté sur notre théâtre, si nos oreilles s’accoutument à une modulation facile et naturelle, à une harmonie aussi claire dans sa force que dans sa douceur, à ces accents qui ne sont pas les cris de la douleur physique, mais la voix de l’âme elle-même, à ces dessins élégants et purs de la période musicale, dont les Italiens possèdent le secret, il semble que tout soit perdu. » 

Jean-François Marmontel, Essai sur les révolutions de la musique en France, 1777 

 

Contrairement à Piccinni, qui accepte les révisions de livrets par Marmontel, Gluck les refuse, préférant affronter sans rien y changer le livret de Quinault. 

 

Jean-François de la Harpe (1739-1803) : 

Portrait de Jean-François de la Harpe par un peintre anonyme

Académicien, ami de d’Alembert et de Marmontel, il est rédacteur au Mercure de France. D’abord amateur de Gluck lorsqu’il loue Iphigénie en Aulide en 1774, il bascule dans le camp adverse en 1777.  

 

Jean-François de La Harpe, Journal de politique et de littérature, t. III, 1777, adressé à Gluck :  

« Le rôle d’Armide est presque d’un bout à l’autre une criaillerie monotone et fatigante. Le musicien en a fait une Médée et a oublié qu’Armide est une enchanteresse et pas une sorcière. […] Vous êtes revenu à Armide, qui est un fort beau poème et un mauvais opéra, pour rétablir le règne de votre mélopée, soutenue de vos chœurs et de votre orchestre. J’admire vos chœurs, les ressources de votre harmonie… Surtout je voudrais des airs. Car j’aime la musique que l’on chante et les vers qu’on retient. » 

 

Réponse de Gluck, Journal de Paris, le 12 octobre 1777 :  

« À l’égard d’Armide, je me garderai bien de laisser le poème tel qu’il est, car, comme vous l’observez judicieusement, les opéras de Quinault, quoique pleins de beautés, sont coupés d’une manière très peu favorable à la musique : ce sont de forts beaux poèmes, mais de très mauvais opéras… Je vous supplierai de me procurer la connaissance de quelque versificateur qui remette Armide sur le métier, et qui ménage deux airs à chaque scène… Alors le rôle d’Armide ne sera plus une criaillerie monotone et fatigante, ce ne sera plus une Médée, une Sorcière, mais une enchanteresse ; je veux que dans son désespoir, elle vous chante un air si régulier, si périodique, et en même temps si tendre, que la petite-maîtresse la plus vaporeuse puisse l’entendre sans le moindre agacement de nerfs. Si quelque mauvais esprit s’avisait de me dire : Monsieur, prenez donc garde qu’Armide furieuse ne doit pas s’exprimer comme Armide enivrée d’amour ; Monsieur, lui répondrais-je, je ne veux point effrayer l’oreille de M. de la Harpe, je ne veux point contrefaire la nature, je veux l’embellir ; au lieu de faire crier Armide, je veux qu’elle enchante. S’il insistait… je lui répondrais encore que M. de la Harpe ne veut pas entendre le cri d’un homme qui souffre… » 

 

Les gluckistes

Les gluckistes, défenseurs de la musique française, se rassemblent autour de François Arnaud et de Jean-Baptiste-Antoine Suard. Tous deux publient sous le nom de plume « L’Anonyme de Vaugirard » pour défendre la musique de Gluck.  
 

François Arnaud  (1721-1784) : 

François Arnaud, par J.S. Duplessis, 1785, @Gallica 

Membre de l’Académie française, il écrit en 1776 La soirée perdue à l’Opéra, essai consacré à la réception des œuvres de Gluck. 

 

« Réponse de l’Anonyme de Vaugirard à M. le Chevalier Gluck », Journal de Paris, 23 octobre 1777, n°296 :  

« Vous avez appris aux Italiens qu’avec une musique de théâtre ils n’avaient point encore de musique dramatique ; qu’avec une multitude de beaux airs dans tous les genres ils n’avaient point d’opéra, comme avec la langue la plus riche et la plus souple, avec une foule de morceaux de poésie touchants, sublimes et passionnés, ils n’ont pas encore la vraie tragédie. » 

 

Jean-Baptiste-Antoine Suard (1732-1817) :  

« Jean-Baptiste-Antoine Suard », Pradir, d’après François Gérard © Musée de la Révolution française  

Il se lie d’amitié avec François Arnaud lorsqu’il dirige avec lui le Journal étranger.  

 

Lettre de Gluck à Mme de Fries, 16 novembre 1777 :  

« On m’a si tracassé sur la musique et j’en suis si dégoûté, qu’à présent je n’écrirais pas seulement une note pour un louis […]. Jamais on n’a livré une bataille plus terrible et plus discutée que celle que j’ai donnée avec mon opéra Armide. Les cabales contre Iphigénie, Orphée et Alceste n’étaient que des petites rencontres contre les troupes légères en comparaison. L’ambassadeur de Naples, pour assurer un grand succès à l’opéra de Piccinni, est infatigable pour cabaler contre moi, tant à la Cour que parmi la noblesse. Il a gagné Marmontel, La Harpe et quelques académiciens pour écrire contre mon système de musique et ma manière de composer. M. l’abbé Arnaud, M. Suard et quelques autres ont pris ma défense et la querelle s’est échauffée au point qu’après des injures, ils seraient venus aux faits, si les amis communs n’avaient pas mis l’ordre entre eux. Le Journal de Paris, qu’on débite tous les jours, en est plein. Cette dispute fait la fortune du Rédacteur, qui a déjà au-delà de 2 500 abonnés dans Paris. Voilà donc la révolution de la musique en France, avec la pompe la plus éclatante. Les enthousiastes me disent : Monsieur, vous êtes heureux de jouir des honneurs de la persécution ; tous les grands génies ont passé par là. – Je les enverrais volontiers au diable avec leurs beaux discours. […] Hier, huitième représentation, on a fait 5 767 livres [de recette]. Jamais on n’a vu une plaine si terrible et un silence si soutenu. Le parterre était si serré qu’un homme, qui avait le chapeau sur la tête et à qui la sentinelle disait de l’ôter, lui a répondu : venez donc vous-même à me l’ôter, car je ne puis faire usage de mes bras. Cela a fait rire. J’ai vu des gens sortant les cheveux délabrés et les habits baignés comme s’ils étaient tombés dans une rivière. Il faut être Français pour acheter un plaisir à ce prix-là. […] Venez-y madame, à voir tout ce tumulte ; il vous amusera autant que l’opéra même. » 

Les musiciens de l’orchestre

Les créations de Gluck entraînent une mutation de l’orchestre de l’Opéra, riche d’une soixantaine de musiciens. Gluck favorise l’introduction en France du trombone, instrument allemand, et de la harpe, modernisée en Allemagne par le luthier Hochbrücker, qui accompagne le rôle d’Orphée. Dans Armide, Gluck confirme l’abandon du clavecin, rendant obsolète la distinction entre le « petit chœur » exécutant le continuo et le « grand chœur » du reste de l’orchestre – ce qui permettra bientôt la réorganisation de l’orchestre en pupitres. Enthousiasmés par son écriture expressive qui bénéficie à chacun (la flûte accompagne l’éveil des sentiments de Renaud, la clarinette la magie d’Armide), « les musiciens de l’Opéra ne voulaient pas profiter du règlement qui permettait alternativement à un tiers de l’orchestre de s’absenter pendant les répétitions » (Berlioz).  

 

Berlioz, Journal des débats, 23 novembre 1861 :  

« Les instruments, on peut le dire, n’accompagnent pas la voix ; ils parlent, ils chantent en même temps que le chanteur ; ils souffrent de sa souffrance, ils pleurent ses larmes. » 

Armide

Christoph Willibald Gluck

5 au 15 novembre 2022

Quand la Syrie était une terre de croisades et de légendes, sa reine Armide ne se contentait pas de capturer les chevaliers chrétiens : elle les captivait aussi de ses charmes. Renaud, le plus vaillant de tous, entreprend de libérer ses compagnons. Contre tout attente, l’invincible magicienne s’éprend de lui, et son amour contre nature s’avère destructeur…

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