Bizet et Carmen : Le mythe moderne de l'opéra français

Par Agnès Terrier, dramaturge de l’Opéra-Comique

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En 1875, les Français encore traumatisés par la défaite de Sedan et la Commune ont tourné la page du Second Empire. Tandis que la république s’impose, le président Mac Mahon inaugure le Grand Opéra bâti par Charles Garnier. Loin de là, chez Louis II de Bavière, Wagner prépare l’ouverture de son festival à Bayreuth pour l’été suivant, mais ses mots méprisants sur la France ont détourné de lui une génération d’artistes fascinés avant-guerre, à l’image de Baudelaire. Pour d’autres raisons, Nietzsche s’est fâché avec le maître allemand et rêve d’un art méridional.

Grâce à la Société nationale de musique fondée quatre ans plus tôt par Camille Saint-Saëns, la musique française commence à s’épanouir hors des salles officielles et des théâtres de divertissement. L’esprit national dope les musiciens trentenaires, Saint-Saëns mais aussi Chabrier, Fauré, Massenet. Sous l’influence de Berlioz et de Gounod, la mélodie s’épanouit, les genres commencent à se désagréger, l’inspiration littéraire renouvelle les sujets et la poésie lyrique. Tout semble prêt pour que chaque artiste se mette en quête d’un langage authentique, même sur la scène lyrique. En musique comme dans les autres arts, « être soi » va devenir une revendication légitime. 

Dans ce contexte, Bizet fait figure d’un jeune maître de 36 ans. Distingué avant-guerre par le Prix de Rome, encouragé alors par des personnalités aussi différentes qu’Offenbach, Liszt et Rossini, il est un professionnel ultra conscient de son style comme du goût du public, capable de maintenir les influences à distance, doué du sens du théâtre et du génie de l’orchestration. Plusieurs créations l’ont imposé sur la scène lyrique parisienne : Les Pêcheurs de perles remarqués par Berlioz en 1863, La Jolie fille de Perth bien accueillie en 1867. 

Georges Bizet en 1875 © BnF

Recevant en 1872 des directeurs Leuven et du Locle la commande d’un ouvrage de larges dimensions pour la salle Favart, Bizet convainc le librettiste principal, son ami et cousin par alliance Ludovic Halévy, d’adapter Carmen de Mérimée. Halévy dégage de ce récit de voyage presque ethnologique les principaux protagonistes, et convoque d’autres textes de l’académicien aventureux mort en 1870 : ses Lettres d’Espagne, son Théâtre de Clara Gazul ainsi que sa traduction des Tsiganes de Pouchkine – un récit poétique qui inspirera en 1893 son opéra de jeunesse Aleko à Rachmaninov. 

Ni les librettistes ni le musicien ne partent en Espagne comme le fera bientôt Chabrier, qui en reviendra avec l’inspiration d’España, puis au tournant du siècle Albert Carré, Lucien Jusseaume et Raoul Laparra pour les premières productions espagnoles documentées à l’Opéra-Comique. Meilhac et Halévy feuillettent les voyages de Théophile Gautier, les drames d’Hugo et de Dumas, les romans philosophiques de Balzac, et se plongent dans les illustrations de Gustave Doré pour L’Espagne de Charles Davillier. Pour sa part, Bizet consulte les recueils musicaux de Manuel García (le père de Pauline Viardot) et de Sebastiàn Iradier. L’impératrice Eugénie a mis l’Espagne à la mode et la documentation ne manque pas.

Maquette du premier décor de Carmen, 1875 © BnF, archives de l’Opéra Comique

Avec plus d’âpreté que La Périchole d’Offenbach (1868), Carmen dénonce l’hypocrisie sociale. Elle préfigure les séductrices venimeuses de la fin du siècle dont l’autre modèle est la Nana de Zola (1880). Si elle annonce déjà la Dalila de Saint-Saëns (1877) et la Manon de Massenet (1883), elle ressortit encore de la littérature romanesque qu’on ne met pas entre toutes les mains. Mais Bizet, qui se proclame « éclectique », veut accorder les formes héritées à ses propres élans expressifs, l’esprit bouffe avec le sens du tragique, et a confirmé, avec L’Arlésienne d’après Alphonse Daudet, son goût pour le drame passionnel. 

Par ailleurs Carmen, dont l’adaptation a déjà été envisagée par Victor Massé et par Louis Gallet, pourrait convenir à l’Opéra-Comique non seulement par sa forme associant dialogue parlé et numéros musicaux, mais aussi par ses héros populaires et son mélange de tons. En témoignent les ouvrages de larges dimensions les plus représentés cette saison-là : Mignon d’Ambroise Thomas et Le Pardon de Ploermel de Meyerbeer font davantage de soirées que les 35 représentations de Carmen, et plus de 20 soirées sont encore occupées par La Dame blanche de Boieldieu, Le Caïd d’Ambroise Thomas, Mireille et Roméo et Juliette de Gounod et Le Domino noir d’Auber. Le sujet espagnol est à la mode et peut plaire à un public qui prise l’exotisme et applaudissait naguère Le Toréador d’Adolphe Adam (1849), Les Brigands d’Offenbach (1869) ou Don César de Bazan de Massenet (1872). On a lu la nouvelle de Mérimée et on sait que l’aristocrate déchu, Don José, lave son honneur dans le sang de la bohémienne maléfique, anti-Esméralda, qui l’a séduit. L’histoire deviendra morale lorsque Meilhac et Halévy, librettistes aguerris, auront développé la couleur locale et inventé des personnages secondaires familiers à la salle Favart : la sage Micaëla, messagère de la parole maternelle, le séduisant toréador, les voyageurs anglais dupés et les brigands pittoresques.

C’est compter sans le réalisme qu’impose le jeu de Célestine Galli-Marié qui crée le rôle-titre, encouragée par Bizet lui-même qui suit les répétitions à partir de septembre 1874. Entourée par les artistes du théâtre – Paul Lhérie en José, Jacques Bouhy en Escamillo et Marguerite Chapuis en Micaëla –, mise en scène par Charles Ponchard dans de superbes décors et costumes de Detaille et Clairin, dirigée par Deloffre, Galli-Marié produit un personnage d’une vie qui dérange et introduit la réalité brute au théâtre. L’incarnation de Carmen crée un choc dans la salle bourgeoise et familiale de l’Opéra-Comique le 3 mars 1875. Ni morale ni transcendance dans cette pègre qui se mêle au peuple espagnol ! Une revendication intransigeante de liberté jusqu’à la mort quatre ans après la Commune ! L’affirmation d’une sensualité féminine impérieuse sans amour rédempteur !

Célestine Galli-Marié en costume de Carmen, 1875 © BnF

L’œuvre déclenche les critiques les plus virulentes : le livret est jugé scabreux – il annonce le vérisme –, la partition orchestrale qualifiée de « wagnérienne », c’est-à-dire trop riche quoique conçue pour la soixantaine de musiciens du théâtre. Le directeur Camille Du Locle lui-même, désorienté par tant de musique, se lamente : « Pauvre Opéra-Comique ! Que maintenant on pense peu à lui en écrivant pour lui ! »… Épuisé par le travail, frustré d’un succès qu’il aurait voulu éclatant et doutant peut-être d’avoir trouvé sa voie avec cette œuvre anticonformiste, Bizet renoue le 29 mai, un peu tôt pour la saison, avec les bains qu’il prend volontiers dans la Seine à Bougival. Le 3 juin 1875, au lendemain de la 33e représentation – ce qui témoigne d’un succès relatif car les recettes sont médiocres – il succombe à une crise cardiaque. À 36 ans, comme Mozart…

L’œuvre se maintient cette année-là jusqu’à la 48e représentation. Entre-temps, Ernest Guiraud remplit à la place de son ami deux tâches destinées à favoriser la diffusion de l’œuvre : la composition de récitatifs pour une version allemande qui sera créée à Vienne le 23 octobre 1875 (Wagner y assiste), et l’édition de la partition d’orchestre, augmentée de ballets extraits d’autres ouvrages de Bizet. C’est cette version à grand spectacle, traduite en italien, qui est créée dès 1876 à Bruxelles, Saint-Pétersbourg, Londres, New York, et assurera la popularité de l’œuvre. Nietzsche la découvre ainsi à Gênes en 1881 et s’enthousiasme. En France, Carmen conquiert Marseille, Lyon, Angers, Bordeaux à partir de 1878. 

D’abord sceptique, le nouveau directeur Léon Carvalho reprogramme l’opéra-comique à la salle Favart le 21 avril 1883, l’année de la mort de Wagner. Avec le rôle-titre transposé pour la fameuse soprano colorature Adèle Isaac et les échos des succès hors de Paris, Carmen s’impose. Dans son tableau Autour du piano, Fantin-Latour rassemble en 1885 la fine fleur de la musique française autour de la partition de Carmen, qui sera dès lors donnée chaque saison ou tous les deux ans. Gustav Mahler, qui considère Carmen comme « la perfection absolue », prend bientôt la direction de l’Opéra de Vienne où il va monter tous les opéras de Bizet. Lorsque la troisième salle Favart est inaugurée en 1898, son directeur Albert Carré propose le 8 décembre une nouvelle production qui se veut authentique, dans des décors de Jusseaume, avec la sulfureuse Georgette Leblanc dans le rôle-titre et des danseuses gitanes engagées à Grenade. 
 

Après 2 942 représentations à l’Opéra-Comique (dans une troisième production de Jean Mercier et Dignimont depuis 1938), Carmen entre au répertoire de l’Opéra dans la version Guiraud le 10 novembre 1959 lors d’un gala présidé par le général de Gaulle. Cette production fastueuse de Raymond Rouleau est dirigée par Roberto Benzi et rassemble Jane Rhodes, Albert Lance et Robert Massard. Carmen réapparaîtra trois fois salle Favart : dans une production du Festival d’Edimbourg en 1980 avec Teresa Berganza, Placido Domingo et Ruggero Raimondi dirigés par Claudio Abbado, en 1996 dans une mise en scène de Louis Erlo et sous la baguette de Lawrence Foster, et enfin, en 2009 avec Sir John Eliot Gardiner à la direction musicale et Adrian Noble à la mise en scène. La 3 000e dans le théâtre est encore un peu loin… Mais Carmen est devenue l’un des très rares mythes modernes produits par l’opéra.

En toute logique, Bizet aurait dû mourir vers 70 ans comme son ami Massenet, donc vivre jusqu'au début du XXe siècle. Chabrier lui survit vingt ans, Massenet, Fauré, d'Indy et Saint-Saëns franchiront allègrement le siècle, dirigeront des institutions, participeront aux premiers enregistrements discographiques, écriront les premières musiques de film... Ils verront Carmen devenir populaire, Wagner puis les Ballets Russes s'imposer en France... Aucun n'aura véritablement acquis l'envergure d'un maître au moment où éclora le génie de Debussy, puis celui de Ravel. Si Bizet était resté en activité deux à trois décennies de plus, la musique française aurait certes, avec la dizaine d'ouvrages qui auraient suivi Carmen, connu un tout autre développement. 

Mais Carmen serait-elle devenue, avant Lulu, l'un des très rares mythes modernes produits par l'opéra ? 

Carmen © Pierre Grosbois (2009)

Carmen

Georges Bizet

24 avril au 4 mai 2023

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